Violences sexuelles : 13 femmes accusent Gérard Depardieu

samedi 15 avril 2023.
 

Vu la qualité de nombreuses enquêtes et analyses de Mediapart, nous conseillons à tous nos lecteurs de s’y abonner rapidement.

Au cours d’une enquête de plusieurs mois, Mediapart a recueilli de nombreux témoignages accusant Gérard Depardieu de violences sexuelles, notamment sur le tournage de onze films sortis entre 2004 et 2022. Celui-ci dément tout comportement pénalement répréhensible. Une actrice vient d’adresser son récit à la justice.

« Tu t’appelles Gérard Depardieu. Tu es mis en examen pour viols et agressions sexuelles. […] Tu dégoûtes, mais le pire, c’est que les Françaises et Français sont encore de ton côté. » Sur son compte Instagram, la réalisatrice Andréa Bescond, très engagée dans la lutte contre les violences sexuelles, a pris l’habitude d’interpeller le grand public sur des affaires #MeToo.

Le 17 novembre 2022, elle a consacré l’une de ses vignettes à la plainte de l’actrice Charlotte Arnould, qui vaut à Gérard Depardieu une mise en examen pour « viols ». Dans les commentaires, suivent des récits directs, parfois précis et datés ; des confidences d’amies ou de collègues. « C’est la seule personnalité publique sur laquelle j’ai reçu autant de témoignages, il y en avait une demi-douzaine, beaucoup d’expériences de plateaux », raconte Andréa Bescond.

Deux ans plus tôt, les récits ont aussi afflué lorsque le collectif « Paye ton tournage » – qui dénonce les violences sexuelles et sexistes dans le cinéma – a publié un appel à témoignages concernant « un acteur très connu », après avoir reçu deux alertes sur Depardieu. « À chaque fois, le mode opératoire était très reconnaissable », se souvient la cofondatrice, Alice Godart.

Mediapart a mené sa propre enquête. Outre la plainte de Charlotte Arnould, nous avons recueilli treize témoignages de femmes affirmant avoir subi des gestes ou propos sexuels inappropriés du célèbre acteur, de gravité différente, sur le tournage de onze films ou séries sortis entre 2004 et 2022 ou dans des lieux extérieurs ; mais aussi les récits de nombreux témoins. Tous ne figurent pas dans notre article.

Trois de ces femmes ont apporté leur témoignage à la justice, mais aucune n’a porté plainte. Les unes ont renoncé, les autres n’y ont même pas songé. En cause, le sentiment que leur parole pèserait peu face au monument du cinéma français. Et qu’elle pourrait même signer la fin de leur carrière.

Au fil des récits, la scène semble se répéter. Elles sont comédiennes, maquilleuses ou techniciennes. Elles affirment avoir subi une main dans leur culotte, à leur entrejambe, à leurs fesses ou bien sur leur poitrine ; des propos sexuels obscènes ; parfois des grognements insistants. Suivis, souvent, de rires sur le plateau. Et cette même phrase, lorsque certaines se sont plaintes : « Oh ça va, c’est Gérard ! »

Au-delà des violences sexuelles et sexistes qu’ils dénoncent, ces récits interrogent la complaisance dont aurait bénéficié le comédien de 74 ans sur les plateaux de cinéma et l’absence de réaction des équipes de production. Sollicité par Mediapart, Gérard Depardieu n’a pas souhaité nous rencontrer ni répondre à nos questions écrites.

Par la voix de ses avocat·es, au sein du cabinet Temime, il « dément formellement l’ensemble des accusations susceptibles de relever de la loi pénale ». Lors de ses auditions dans le cadre de l’enquête judiciaire, le comédien s’est défendu d’être « un prédateur ». Il s’est décrit en gentleman aimant « faire la cour », « opposé à toute forme de violence, qu’elle soit verbale, physique ou psychologique » et « extrêmement pudique » sur les questions sexuelles.

Une actrice a saisi la justice en mars

New York, décembre 2014. Dans le cabaret The Box, à Manhattan, Gérard Depardieu tourne Big House (2015), un film à petit budget du réalisateur Jean-Emmanuel Godart, 26 ans, dans lequel il incarne un patron de maison close. Lors d’une scène où il était attablé avec trois figurantes étrangères, qui interprétaient, en robes courtes et porte-jarretelles, ses meneuses de revues, l’acteur français se serait montré « très tactile ».

« Entre les prises, il leur susurrait des choses en français à l’oreille, il essayait de les embrasser dans le cou et de toucher leurs cuisses sous la table. L’une riait de façon nerveuse en lui demandant d’arrêter », rapporte Isabel Butel, l’assistante costumière, qui dit avoir perçu « un malaise, que tout le monde voyait ». Une actrice présente se souvient que « lorsque le réalisateur a dit : “Coupez !”, l’une des figurantes était comme un morceau de bois, elle semblait en souffrance » et « une longue pause » a dû être faite.

Cette figurante, c’est Lyla*, 24 ans à l’époque. « Sans prévenir, Gérard Depardieu a mis sa main sous ma robe, j’ai senti ses doigts essayer de se faufiler pour atteindre ma culotte », affirme-t-elle à Mediapart. Mal à l’aise, elle dit avoir « repoussé sa main ». « Mais il a continué, il est devenu agressif, il a essayé d’écarter ma culotte et de me doigter : j’ai compris qu’il ne jouait pas son personnage. Si je ne l’avais pas arrêté, il aurait réussi », pense-t-elle.

Elle est immédiatement allée se plaindre à la production. Ce qu’atteste l’assistante costumière qui a entendu l’échange et confirme les termes du récit de Lyla. Isabel Butel se remémore avoir été « très choquée » par la réaction globale sur le plateau : « C’était du style : “Oh c’est Gérard, il est un peu taquin.” »

Contactés, le réalisateur, Jean-Emmanuel Godart, et le producteur, David Zerat, n’ont pas répondu. De son côté, une membre de la production confirme à Mediapart avoir été prévenue « que le tournage était interrompu car une figurante disait avoir été victime de Gérard Depardieu ». « Je n’accepterai jamais qu’on puisse dire que c’est peut-être faux. Elle était dans un état de détresse, très choquée, disant aussi que des gens avaient ri. La scène a été remodelée pour qu’elle ne soit plus à côté de Depardieu. »

Le réalisateur se serait ensuite entretenu avec le comédien pour lui dire « à quel point il était content et redevable qu’il soit là, mais qu’il fallait qu’il se tienne, qu’il mettait mal à l’aise [les] figurantes », raconte la costumière, qui a entendu la conversation. L’acteur aurait « marmonné quelque chose sur “ces Américaines, un peu prudes”, tout en rigolant un peu ».

Après la pause, Lyla affirme que Gérard Depardieu s’en serait pris à elle, ce que confirme une actrice qui s’est interposée en demandant de se remettre au travail : « Elle n’avait pas l’air bien. Depardieu lui criait qu’il pouvait avoir qui il voulait et qu’il ne voulait pas d’elle, que c’était un “gros thon”. L’équipe avait des difficultés à gérer Depardieu, qui donnait sa notoriété au film. »

Lyla indique qu’alors qu’elle était « en larmes », elle a reçu peu de soutien. Plusieurs personnes lui auraient même fait savoir que si elle portait plainte, personne « ne témoignerait » : « On m’a répété : “Vous savez qui il est ? Si vous allez au tribunal, vous ne gagnerez jamais, et vous serez considérée comme une fille qui veut se faire de la publicité.” On m’a demandé de respirer, de sourire, et de faire comme si rien n’était arrivé. Comme ma demande de visa de travail venait d’être approuvée et que je devais payer mes frais d’avocat pour cela, j’avais surtout peur d’être “blacklistée” si je quittais le plateau. J’ai décidé de rester. Le lendemain, Depardieu avait oublié qui j’étais. »

Huit ans après, l’actrice garde en mémoire ce tournage qui l’a « traumatisée ». « J’ai été agressée dans un environnement de travail, pas dans un coin isolé, mais sur le plateau. Il y avait tellement de témoins oculaires, y compris le réalisateur, qui était juste devant nous ! Personne n’a rien dit. Même quand je me suis plainte et que je me faisais crier dessus. Un silence de mort. »

Quelques années après le tournage, la comédienne avait consulté une avocate, mais elle n’était pas allée plus loin, pensant que les faits étaient prescrits. En mars, après notre interview, elle a décidé de transmettre son témoignage à la justice française, « pour aider Charlotte Arnould » : « Je veux faire ma part en tant que femme du même secteur et refuser de faire partie du problème en permettant un tel comportement en gardant le silence. »

Depardieu recadré par le réalisateur Fabien Onteniente

Six ans plus tôt, un autre tournage, et des faits similaires remontés à la production. En 2007, le réalisateur Fabien Onteniente tourne une scène de boîte de nuit pour sa comédie, Disco (2008). Quelque 250 figurant·es sont présent·es pour danser autour du patron du club, interprété par Gérard Depardieu. L’une des figurantes, Hélène Darras, alors étudiante en école de théâtre, raconte qu’« entre chaque prise », le comédien l’aurait « prise par la taille » et aurait eu « la main baladeuse », puis qu’il aurait « fini par [lui] mettre la main aux fesses de manière appuyée » en lui proposant « de monter dans sa loge ».

« Je n’ai rien osé dire, j’ai attendu que ça passe. À 26 ans, je ne pouvais pas me mettre à dos les directeurs de casting… Et puis j’ai grandi avec l’idée qu’une comédienne, ça se tait, c’est une muse qui doit plaire. Mais je n’ai jamais voulu voir le film. » L’année dernière, elle a apporté son témoignage à la police pour appuyer celui de Charlotte Arnould : « Je me suis dit que je ne pouvais pas la laisser seule. Le milieu du cinéma est rempli de Gérard, il faut parler. »

L’ancienne comédienne Lise Schreiber se souvient quant à elle que Depardieu demandait à un petit groupe de figurantes dans lequel elle se trouvait « si [elles] suçai[en]t [leur] mec et si [elles] aimai[en]t ça ». « Les filles étaient très mal à l’aise, elles répondaient à peine. Moi, je l’ai regardé de travers. C’était aux yeux de tout le monde, personne ne disait rien… D’un coup, il s’est levé et a dit : “Bon, on tourne pendant que je mouille, avant que ça sèche ?” »

Mais c’est un autre incident qui a fait l’objet d’alertes, selon six témoignages recueillis par Mediapart : le comportement de Gérard Depardieu à l’égard d’une jeune figurante étrangère, quelques secondes avant le début d’une scène. Jointe par Mediapart, la comédienne n’a pas souhaité que son nom et les détails de son récit figurent dans notre article. À l’époque, des figurantes la réconfortent et l’équipe « casting » est alertée. Contactée par Mediapart, la directrice de casting « figuration » indique avoir reçu la jeune actrice dans son bureau et avoir ensuite averti le directeur de production et le réalisateur, qui se seraient montrés « blasés, pas étonnés ».

Ses assistantes n’ont pas oublié cet épisode : « Cet incident m’a marquée, j’en ai parlé à pas mal de monde ensuite », raconte l’une, Hélène Raoul. « C’était le branle-bas de combat, la figurante ne voulait plus tourner », se souvient l’autre, Adèle – qui dit avoir elle-même subi « une main aux fesses » de Depardieu, sur un tournage durant lequel elle était assistante à la mise en scène, en 2005.

Je suis allé engueuler Depardieu, je lui ai dit : “Tu ne recommences pas ça, c’est fini ! Tu te comportes bien.”

Le réalisateur Fabien Onteniente

Le comportement de Gérard Depardieu a fait l’objet de remontées à la production sur un autre film de Fabien Onteniente, la comédie Turf (2013). Lors d’une scène à l’hippodrome d’Auteuil, l’acteur, entouré de deux figurantes, aurait eu un comportement inapproprié avec l’une d’elles, selon quatre témoignages recueillis par Mediapart. « Au moment où le metteur en scène a dit : “Action”, il a attrapé une figurante, qui était en jupe, par les fesses. Elle était très mal », témoigne un membre de l’équipe, qui requiert l’anonymat par peur de « représailles professionnelles ».

« La comédienne m’a dit : “C’est infernal, il n’arrête pas de me toucher les fesses” », confirme la directrice de casting, qui a averti le réalisateur et pris une mesure radicale : « Comme je n’étais pas sûre que Gérard s’arrête, pendant la scène, je me suis mise à quatre pattes pour surveiller, en mesurant la distance nécessaire pour qu’il ne puisse pas toucher la figurante avec ses bras. »

Contacté par Mediapart, le réalisateur Fabien Onteniente confirme avoir été alerté par cette directrice de casting du fait que Gérard Depardieu « était lourd avec les filles » sur le tournage de Disco : « J’en ai conclu qu’il avait dû avoir la main baladeuse, vu comme il se comportait quand il attendait les prises, avec ce côté collant ponctué d’un rire très sonore. » Puis sur le film Turf, « deux figurantes » sont venues le voir. « L’une était en pleurs et se plaignait de mains aux fesses. Voir ce visage d’une fille qui venait faire de la figuration et était pleine d’espoir, ça m’a ému et mis hors de moi. Donc je suis allé engueuler Depardieu, j’ai monté le volume, je lui ai dit : “Tu ne recommences pas ça, c’est fini ! Tu te comportes bien”, et ça s’est arrêté net. Il était tout penaud, comme un enfant qui aurait fait une bêtise. » Les directeurs de production de ces deux films n’ont quant à eux aucun souvenir (lire leurs réponses en annexe).

Un même « mode opératoire » dénoncé

Autre exemple, une ancienne stagiaire du tournage du film 36 quai des Orfèvres (2004) – qui a témoigné dans la procédure judiciaire visant l’acteur – affirme à Mediapart avoir « vu Gérard Depardieu mettre sa main dans la culotte de figurantes » – qui « portaient des robes au dos décolleté » – « sans que personne réagisse ».

Les témoignages recueillis par Mediapart décrivent un même « mode opératoire », selon la formule de plusieurs femmes. Le comédien instaurerait d’abord une ambiance sexualisée et malaisante, en tenant de manière permanente des propos sexuels crus, en posant des questions intimes ou sexuelles aux femmes, en faisant des « bruits de porc en rut », des « grognements » et « reniflements », selon de nombreux récits. Avec certaines femmes, il irait plus loin : il leur toucherait les cuisses ou les fesses ou bien mettrait sa main à leur entrejambe ou dans leur culotte. Le plus souvent au vu et au su de tous.

Au fil des récits, les mêmes mots reviennent. « Quand il arrivait sur le tournage, il disait : “Ça sent la chatte ici !” », relate la figurante Graziella Jullian. Une directrice de casting l’a aussi constaté sur deux films : « Il hurlait entre les prises : “La chatte, la chatte, la chatte !” ; “Ta chatte, elle mouille”. »

Élisa, fille d’une connaissance de Depardieu, qui l’a côtoyé « pendant son enfance », se souvient qu’il la « mettait très mal à l’aise ». « Il ne parlait que de sexe, de ce qu’il aimerait faire à telle ou telle femme. À la vue d’une femme, il grognait souvent comme un animal, la dévisageait, disait : “Regarde-moi celle-là”, “grosse cochonne”, “salope”. Il enchaînait les “blagues” sexistes », raconte la jeune femme.

Pendant une semaine, j’ai tenu comme un animal qui se défendait. Chaque soir en rentrant dans ma chambre d’hôtel, je pleurais.

Jeanne*, actrice du film « La Môme »

Mediapart a aussi recueilli le récit de Jeanne*, une ancienne comédienne qui, à 39 ans, l’a côtoyé une semaine sur le tournage de La Môme (2007). En 2018, elle a témoigné dans une procédure prud’homale – toujours en cours –, concernant un autre tournage (lire notre Boîte noire).

Auprès de Mediapart, elle détaille : « Ça commence au départ par un truc goguenard, sympathique, puis il fait des grimaces salaces avec sa langue, des gestes obscènes, tient des propos toujours de l’ordre de “ta chatte”, “tu mouilles”, “je vais te lécher la chatte”, “enlève ton Tampax”. Et d’un coup, il arrive par-derrière et me tripote, sans demander mon avis… »

Dans son attestation transmise à la justice, elle cite plusieurs exemples précis. Comme ce jour où, lors d’une scène de foule, Gérard Depardieu aurait tenté de lui « mettre la main au sexe » et elle l’aurait repoussé « brusquement ». Ou cette autre fois où, accompagné d’un homme qu’il présentait comme le producteur, il l’aurait « attrapée par-derrière en [lui] pétrissant les hanches, le ventre et les seins », ajoutant « en riant » : « Ça te fait quoi de te faire peloter devant un producteur ? » Celui-ci, Alain Goldman, assure n’avoir, « lors de ce tournage », « jamais constaté de comportement déplacé de sa part ou entendu un membre de l’équipe s’[en] plaindre ». Un technicien confirme quant à lui avoir assisté à des « gestes déplacés de M. Depardieu sur cette actrice ».

Jeanne dit avoir eu l’impression d’être « son jouet du moment » : « Si on ne joue pas, c’est qu’on est coincée… Mais sous couvert de jeu, il fait du mal. C’était violent, humiliant, blessant. Pendant une semaine, j’ai tenu comme un animal qui se défendait. J’étais épuisée. Chaque soir en rentrant dans ma chambre d’hôtel, je pleurais. »

Elle explique avoir « géré cela comme [elle a] pu », développant « tous les subterfuges possibles pour détourner son attention et le canaliser ». Si elle a fini par « lui taper sur le bras pour dire stop », elle raconte n’être pas allée davantage « à la confrontation » avec lui, car elle aurait été « perdante » : « Je ne faisais pas le poids. Et puis à l’époque, j’avais besoin de bosser, de manger, alors je me suis tue. »

Son mari, commandant de police, n’a pas oublié ses confidences de l’époque, et « l’émotion qui la gagnait » chaque fois qu’elle abordait le sujet. « Ces agressions restent à ce jour une cicatrice non refermée », atteste-t-il. Aujourd’hui, Jeanne considère qu’elle a eu « de la chance » de rencontrer l’acteur à 40 ans. « À 20 ans, j’aurais été bousillée. »

Je lui enlève une deuxième fois la main et je dis tout fort : “Il y a Gégé qui met sa main dans mon short.”

Sarah Brooks, actrice de la série « Marseille »

20 ans, c’est l’âge qu’avait la comédienne Sarah Brooks lorsqu’elle a croisé la route du célèbre acteur. À l’automne 2015, elle tourne un épisode de Marseille, première série française de Netflix. C’est la première fois qu’elle se retrouve sur un plateau de cinéma. Déjà peu à l’aise dans la tenue dénudée de son personnage de Lolita, elle raconte que lors d’une photo regroupant les comédien·nes, devant le public et l’équipe, Gérard Depardieu lui aurait mis la main dans son mini-short, tout en faisant « un gros grognement bizarre ».

Elle dit avoir « retiré sa main une première fois », mais il l’aurait remise « dans [sa] culotte », en essayant « de [lui] toucher les fesses ». « Je lui enlève une deuxième fois et je dis tout fort : “Il y a Gégé qui met sa main dans mon short.” Il a répondu : “Bah quoi, je pensais que tu voulais réussir dans le cinéma ?” Tout le monde a ri, du coup il a continué. J’étais super mal, c’était hyper humiliant. » Un comédien présent indique à Mediapart qu’« elle a dit que Depardieu lui avait mis une main au cul » et qu’elle semblait « surprise » et « perdue ». Tout en minimisant : « Même à moi il met des mains au cul. C’est Depardieu… »

Étant donné l’hilarité générale, Sarah Brooks dit n’avoir « même pas essayé d’alerter la production ». Le producteur, Pascal Breton, et le réalisateur, Thomas Gilou, indiquent n’avoir ni assisté, ni été alertés d’un comportement inapproprié de l’acteur.

Dans les témoignages collectés par Mediapart, ce sentiment d’humiliation prédomine. Florence* n’a jamais oublié le tournage de Hello Goodbye (2008). Elle aussi était jeune (24 ans), elle aussi débutait, elle aussi était « fan » de Depardieu. Dès le premier jour, elle déchante. Lorsque le réalisateur la présente à l’acteur le plus connu du cinéma français, celui-ci lui aurait lancé, en jetant un regard sur sa robe bustier : « Aaaah ces petits seins ! », puis il aurait mis sa « main entre [ses] jambes », assure-t-elle. « Ça a fait rigoler autour. Moi, j’étais sans voix, je crois que j’ai réagi totalement bêtement. Je me sentais toute petite. »

Lors de leur scène commune, autour d’une table, il aurait « simulé un acte sexuel, et d’autres choses bêtes qui ne sont pas dans le script et font rire à peu près tout le monde », relate la comédienne. Puis il aurait demandé qu’on scotche son texte sur son visage. « Je refuse, je dis que je peux le porter devant moi. Il répond que, de toute façon, il n’aime pas ma gueule. C’était dur, j’avais très envie de pleurer. »

Il m’a dit : “Je vais te lécher ta petite chatte”, puis il a mis son pied entre mes jambes, essayant d’atteindre ma culotte.

Florence*, actrice du film « Hello Goodbye »

Florence affirme qu’au moment de tourner les plans serrés sur elle, Depardieu serait revenu « en chaussettes », qu’au lieu de dire son texte, il aurait répété : « “Je vais te lécher ta petite chatte”, “T’aimes te faire défoncer la rondelle” », puis qu’il aurait « mis son pied entre [ses] jambes », essayant « d’atteindre [sa] culotte » sous sa « robe bouffante ». « J’ai essayé de tenir. Mais je me sentais salie, totalement humiliée. »

Sur le même tournage, Émilie*, une autre comédienne à l’époque âgée de 22 ans, assure que l’acteur aurait « passé son temps à [lui] lancer des regards insistants, à regarder [ses] cuisses, à faire des grognements d’animal », et qu’il lui aurait dit « quelque chose comme “Je te lécherais bien”, en faisant des gestes salaces de coups de langue ». « Très impressionnée » par Depardieu, et souhaitant rester « très froide et distante », elle dit n’avoir pas répondu, mais soutient que, sur le tournage, ce comportement « inapproprié et graveleux » n’était « pas du tout caché ». En 2018, les deux actrices se sont croisées fortuitement à un anniversaire et se sont confiées l’une à l’autre. « Ça nous a soulagées d’en parler », se souvient Émilie.

Contacté, le réalisateur Graham Guit explique qu’il n’a « pas assisté à de telles scènes » et que « rien ne [lui] a été rapporté pendant le tournage ».

Asymétrie de pouvoir

Un autre élément revient dans les récits : l’asymétrie entre, d’un côté, des femmes souvent jeunes, précaires, débutant leur carrière, et de l’autre, un acteur mondialement connu, dont la seule présence permet parfois de financer le film. « Un métier où les gens se permettent d’agir comme cela, ça n’existe pas… », considère la stagiaire du film 36 quai des Orfèvres, pour qui c’est la « notoriété » de Depardieu qui lui aurait permis « d’agir d’une façon des plus déplacées ».

« Il a un nom, il sait qu’il va impressionner des petites mains qui n’ont pas de pouvoir », estime la maquilleuse Gwenaëlle Courtois, qui se souvient de « la main baladeuse » du comédien « sur [sa] hanche » alors qu’elle le maquillait dans les loges de l’émission « Les Enfants de la télé », dans les studios de La Plaine Saint-Denis, autour de l’année 2000. « J’avais 33 ans, j’étais intermittente, je n’ai rien osé dire. J’étais très gênée, j’ai rougi, il m’impressionnait. »

« On se sent vulnérable. Le fait que ce soit le patron, on n’ose pas dire quelque chose », témoigne Léa*, qui, loin du cinéma, a travaillé entre 2004 et 2016 dans des restaurants détenus par Gérard Depardieu. « J’avais 22 ans quand il m’a prise sous son aile, c’était comme un papa pour moi, je l’idolâtrais », rembobine-t-elle. Au fil des années, son comportement aurait fini par l’atteindre personnellement. Elle affirme que « deux ou trois fois », alors qu’« il passait en fin de journée », il l’aurait « pelotée en arrivant par-derrière ». Qu’un samedi, « en plein rush », alors qu’elle tenait la caisse, il lui aurait tendu un billet de 50 euros « pour [sa] chatte ». Qu’un autre jour, dans l’appartement de fonction, il se serait assis sur le lit en lui disant : « Je te baiserais bien ici mais je suis trop vieux. » Léa dit s’être « sentie salie ». C’est le sentiment dont elle a fait part à des proches, comme en attestent des messages et un témoignage. Mais parce qu’elle a attaqué la société de l’acteur aux prud’hommes, notamment pour contester son licenciement économique, elle n’a « rien osé dire » : « J’avais peur qu’on dise que je voulais me venger. »

C’est ce qu’expriment les femmes dont nous avons recueilli le récit : leur statut ne leur permettait pas de protester. Peur d’être « virée » ou « blacklistée » dans le milieu. Peur qu’« un tournage à plusieurs millions s’arrête à cause d’[elle] ». Peur aussi de batailler seule contre tous. Car la plupart affirment n’avoir pas trouvé de soutien sur le tournage, et avoir eu le sentiment « que tout le monde semblait cautionner ce qui se passait ». Plusieurs de celles qui ont alerté notent d’ailleurs qu’ensuite « il ne s’est rien passé ».

L’absence de réaction sur le tournage

Toutes nous l’ont confié : plus encore que le comportement qu’aurait eu Gérard Depardieu, c’est celui de l’équipe de tournage qui les a choquées. L’absence de réaction, les regards détournés ou au contraire les éclats de rire ; la minimisation des faits qu’elles dénoncent. Et le sentiment de n’avoir pas « été protégées ».

« Des adultes ont laissé un acteur me tripoter les seins devant tout le monde », dénonce la comédienne et scénariste Alysse Hallali. En 2009, âgée de 17 ans, elle incarne la fille de Depardieu dans L’Autre Dumas (2010). Grande fan de l’acteur, et en particulier de Cyrano de Bergerac, qu’elle connaît par cœur, elle ambitionne de lui réciter en coulisses la célèbre « tirade du nez ». Mais la rencontre sera tout autre, d’après son récit. En la voyant arriver vêtue en robe d’époque, il lui aurait lancé : « Alors c’est toi ma fille ? Bah, elle a bien poussé ma fille, regarde, elle a des petits bouts de seins ! » Avant de l’« attraper fermement » contre lui, de « poser sa main sur [son] sein » en le « caressant », affirme-t-elle.

Des adultes ont laissé un acteur me tripoter les seins devant tout le monde.

L’actrice Alysse Hallali, âgée de 17 ans sur le tournage du film « L’Autre Dumas »

Elle dit avoir essayé de se « dégager légèrement plusieurs fois », mais « il résistait ». Puis elle a « cherché du regard un soutien sur le plateau ». En vain. « Je pesais 45 kilos, autant dire un moustique incapable de résister à cette étreinte oppressante. Ça a duré pendant toute la scène, je n’arrivais pas à me concentrer. » Finalement, elle n’a « jamais sorti [ses] répliques de Cyrano. » Contacté, le réalisateur, Safy Nebbou, indique n’avoir « été témoin de rien de particulier » et que « personne ne [lui] a remonté de problèmes ».

Camille G., ancienne auxiliaire de régie, en veut elle aussi avant tout à l’équipe de tournage : « Ce que j’ai mal vécu, c’est l’omerta, le silence autour de tout cela. On se sent très seule. » En 2020, âgée de 25 ans, elle a côtoyé Gérard Depardieu sur le tournage du film Maison de retraite (2022), réalisé par Thomas Gilou et produit par Kev Adams. Elle dit avoir été « coincée » « dans un couloir » par le comédien, qui lui aurait parlé de son « magnifique sourire », des « petits, longs ou gros sexes qui avaient dû passer dans sa bouche », de « la sensualité de ses petits seins fermes et doux » et « de son envie de se frotter à [sa] petite chatte humide ». Elle dit avoir protesté « fermement » mais que, malgré « ce “non” », il aurait « insisté toute la journée en grognant et [la] reniflant à chacun de [ses] passages ». Elle assure avoir demandé « qu’on [la] relève ». En vain.

Une journaliste qui suivait le tournage pour l’émission de TF1 « 50’ Inside » a assisté à l’une de ces scènes. Elle se souvient que l’acteur « a poussé un énorme grognement de bête à deux centimètres de son visage en la regardant dans les yeux », que la régisseuse est « devenue toute rouge, a baissé les yeux », puis lui a confié « qu’elle n’en pouvait plus ». La reporter dit avoir été « choquée » par la réaction globale de l’équipe. « Toute la journée, je n’ai fait qu’entendre “C’est Gérard…” » Contacté, Kev Adams n’a pas répondu. Le réalisateur Thomas Gilou a assuré n’avoir « personnellement pas constaté cela ».

Si elle avait porté plainte, Florence l’aurait fait « contre la production », parce qu’elle s’est « sentie en danger ». L’actrice dit avoir tenté de trouver de l’aide sur le tournage. « J’avais vraiment l’impression que ce qu’il se passait était un non-problème, que comme c’était Gérard Depardieu, c’était normal. » Son agent, auquel elle s’en est ouverte, lui aurait rétorqué qu’il fallait qu’elle « se renforce ». Sa mère, à laquelle elle s’est confiée lors de la sortie du film, a minimisé : « Écoute, ça doit être l’humour de Depardieu. » Des années après, lors de la prise de parole d’Adèle Haenel, elle s’est excusée auprès de sa fille. « [Florence] m’avait expliqué que lors d’une réplique qu’elle lui donnait, il avait forcé son pied entre ses cuisses, raconte-t-elle. J’ai honte de l’avoir calmée en donnant des excuses à Depardieu. À l’époque, on fermait un peu les yeux sur ce sujet, alors que c’est un abus de pouvoir. Ma fille était pétrifiée parce que c’était Depardieu. »

Graziella Julian, figurante sur la saison 2 de la série Marseille (2018), a elle aussi été « choquée » par l’absence de réaction : « Tout le monde a vu ce qu’il se passait ! Les gens étaient éclatés de rire, il aurait pu continuer… » Cette femme de 47 ans, modèle publicitaire, raconte qu’entre les prises, Depardieu « [lui] posait des questions sur sa vie sexuelle, lui demandait si elle avait quelqu’un, [lui] disait : “T’en as pas marre de te taper les mêmes paires de couilles toute ta vie ?” ». Puis il aurait « tripoté [ses] cheveux, [ses] collants » et aurait « caressé [sa] cuisse ». « J’ai dit : “Qu’est-ce que vous faites, M. Depardieu ?” Il a répondu : “Oh la la, on s’emporte là, mais je ne fais rien du tout !” »

Jeanne a le même souvenir : « Tout le monde m’a vue me bagarrer, personne n’a bougé. » Ce n’est qu’à son avant-dernier jour de tournage que le réalisateur de La Môme, Olivier Dahan, serait venu la voir. « Il m’a demandé si ça allait, et m’a dit que si j’estimais qu’il allait trop loin, il interviendrait. Mais cela faisait bien longtemps que Depardieu avait dépassé les limites ! » Sollicité par Mediapart, le cinéaste indique n’avoir « pas le moindre souvenir de cela », sans pour autant « remettre en cause ce témoignage ».

Pour Jeanne, l’équipe est, d’une certaine manière, « dix fois plus responsable que Depardieu » : « Ce qui est terrible, ce n’est pas lui, ce sont ceux qui le laissent agir. » Comme d’autres, elle a constaté la peur des comédien·nes et technicien·nes d’alerter ou de protester. « Pourtant, si tous se levaient et s’arrêtaient de travailler en disant : “On ne peut pas accepter cela !”, ils auraient un pouvoir extraordinaire… »

La « peur » de dénoncer ces comportements

Plusieurs témoins de ce comportement concèdent avoir été choqués mais n’avoir pas su quoi faire. « Je me suis dit : mais personne ne va rien dire ? Et en même temps, moi-même, je ne suis pas allée voir la production. On était très conditionnées, il n’y avait pas encore eu #MeToo et puis, on était sidérées… », raconte Lise Schreiber, figurante sur le film Disco. Isabel Butel, la costumière du film Big House, se souvient d’avoir « culpabilisé après », de s’être « demandé ce qu’[elle] aurai[t] pu dire et faire à [son] échelle ». « Cet homme nous place en otage de ces scènes. »

La notoriété de l’acteur et son pouvoir ont été au cœur de notre enquête. Durant nos entretiens, plusieurs personnes ont eu le sentiment qu’il était « intouchable ». C’est ce qui a longuement fait hésiter certain·es à nous parler. Sarah Brooks raconte sa « peur de ne pas être écoutée et de ne plus travailler » : « Parce que moi je ne suis personne face au monstre du cinéma français. » Florence, qui, fin 2019, avait rédigé un projet de mail pour Mediapart, avant de renoncer à l’envoyer, explique qu’« en France, pour se permettre de dire les choses, il faudrait être au-dessus des personnes que vous accusez ». « Je suis une actrice qui travaille, mais en dents de scie. Le cinéma français est un petit milieu. Parler, c’est se mettre en difficulté. »

C’est ce qui en a dissuadé d’autres de s’exprimer, ou les a poussé·es à renoncer après avoir accepté. Comme cette actrice, redoutant une plainte en diffamation de Depardieu. Ou ce comédien – qui dit avoir été témoin du comportement de Gérard Depardieu sur un tournage – qui, à la dernière minute, s’est pourtant ravisé pour ne pas « accabler » l’acteur : « Il s’agit d’une bombe médiatique, je ne veux pas en faire partie. »

« Les gens ont peur », considère une directrice de casting. Lorsqu’elle a dit à des collègues et proches qu’elle allait répondre à nos questions, les réactions ont été unanimes : « Mais t’es dingue ? » « Le cinéma est un monde qui a le culte du secret et donc du silence, ce n’est pas du tout naturel de dénoncer ce type de comportement, on doit toujours se taire, il y a beaucoup d’autocensure », déplore-t-elle.

Difficile en tout cas d’ignorer que le comportement de Gérard Depardieu pose question. Certaines mises en cause sont déjà publiques, comme en témoignent des vidéos, articles ou livres (lire notre article).

Plusieurs femmes assurent que l’attitude de Gérard Depardieu faisait parfois l’objet de mises en garde informelles. Alysse Hallali raconte par exemple qu’en arrivant sur le tournage, lorsqu’elle a demandé à une habilleuse « comment était Depardieu », celle-ci lui aurait répondu « qu’il était sympa mais qu’il avait les mains très baladeuses et faisait des remarques sexuelles ». Et que lorsqu’elle a raconté son histoire « à des gens du métier », ils auraient rétorqué : « Ah oui, mais Depardieu… » « Tout le monde le sait, tout le monde s’en fiche, tout le monde le tolère », estime-t-elle.

Graziella Jullian dit aussi avoir « toujours su qu’il pouvait se passer des choses », car elle avait eu « des échos sur plusieurs tournages » : « On disait qu’il débordait avec les femmes. » Jeanne soutient que, lors d’une lecture, la production aurait prévenu que le comédien « touchait les femmes ». Quatre autres femmes nous ont rapporté les mêmes avertissements.

Pour cette enquête, neuf des vingt réalisateurs et producteurs sollicités n’ont pas répondu. Les onze autres – à l’exception de Fabien Onteniente – affirment n’avoir rien vu ou rien su (lire leurs réponses en annexe). Plusieurs mentionnent uniquement des propos « grossiers » ou « graveleux » du comédien. À l’image d’Emmanuel Jacquelin, directeur de production de la saison 1 de Marseille, qui déclare ne pas avoir été alerté et n’avoir rien constaté sur le plateau, si ce n’est « des propos déplacés et vulgaires » du comédien. Il indique cependant à Mediapart que bien après le tournage, « une actrice s’est plainte ». Ce que confirme le producteur, Pascal Breton : « Elle a saisi le conseil de prud’hommes, elle a été déboutée de l’ensemble de ses demandes et a fait appel. »

Marine Turchi


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