Législatives : quel camp peut vraiment se dire « social-démocrate » ?

vendredi 24 juin 2022.
 

En renvoyant la Nupes à l’extrême gauche, la Macronie prétend englober la sensibilité sociale-démocrate. Il ne s’agit pourtant que d’un avatar dévitalisé de ce courant intellectuel et politique. Pour plusieurs de ses figures historiques, la stratégie réformiste n’impliquait pas la disparition d’un objectif de transformation sociale.

Chacun voit la social-démocratie à sa porte. À vrai dire, le grand public ne s’est jamais véritablement approprié ce terme en France, et la manière dont les élites politiques l’ont fait a plus généré de confusion qu’autre chose. Mais le paroxysme est peut-être atteint dans le contexte électoral de cet entre-deux-tours des législatives, durant lequel l’invocation de cette sensibilité est à géométrie (très) variable.

Dans le camp d’Emmanuel Macron, affairé à diaboliser l’union des gauches afin de conserver une majorité absolue à l’Assemblée nationale, l’affaire est entendue : la social-démocratie est déjà englobée dans la « grande coalition » forgée de facto par le chef de l’État depuis 2017.

Ce dernier l’avait suggéré dans un entretien au Figaro, en amont du premier tour de l’élection présidentielle. Parmi les cultures politiques qu’il revendiquait d’avoir « regroupé[es] », la social-démocratie figurait en bonne place, aux côtés de « l’écologie de progrès » et de diverses nuances de droite. Plus récemment, c’est l’ex-secrétaire d’État Sarah El Haïry qui en appelait aux « sociaux-démocrates qui ne se sont pas mobilisés au premier tour », en même temps qu’elle faisait des appels du pied aux « libéraux » et aux « européens » (sic).

Il est vrai que tout un pan de l’ancienne aile droite du Parti socialiste (PS) a accompagné l’éclosion du macronisme. Mais un autre est resté au sein du parti d’Épinay, et se prévaut justement de la social-démocratie pour décocher des flèches à la fois contre le pouvoir en place et contre la direction du PS.

Qu’il s’agisse de François Hollande, Carole Delga ou Stéphane Le Foll, le même positionnement « ni Macron, ni alliance avec les Insoumis » est en effet exprimé. D’un côté, le président de la République se voit reprocher des positions économiques excessivement libérales et injustes pour les ménages plus modestes. D’un autre côté, le premier secrétaire Olivier Faure est accusé de sacrifier l’identité du PS (résumée par les adjectifs clés « réformiste », « républicaine » et « pro-européenne ») à son objectif de rassemblement de toute la gauche.

Dans les deux cas, la revendication de la social-démocratie a une fonction stratégique évidente. Pour le camp macroniste, se réclamer d’un terme qui renvoie à la plus grande famille de partis de gauche en Europe a un avantage : rejeter la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) dans le camp d’une radicalité marginale. Des membres éminents de la majorité n’hésitent d’ailleurs pas à la qualifier d’« extrême gauche », quand ils n’assimilent pas sa dangerosité à celle de l’extrême droite, au mépris des principes et de l’histoire politique.

Les opposants internes et les dissidents du PS, eux, utilisent le terme afin de se poser comme les derniers gardiens de la mesure, de la tempérance et des compromis raisonnables dans la vie politique française. Autant d’attitudes et de valeurs qui ne se retrouveraient ni chez Emmanuel Macron, dont le style serait césariste et la politique trop influencée par ses soutiens néolibéraux et conservateurs ; ni dans la gauche écologiste et radicale, qui a rejeté l’ensemble de leur bilan sous le quinquennat Hollande, et ne serait pas crédible pour gouverner le pays.

En face, l’union des gauches a moins d’intérêt à se revendiquer de la social-démocratie. La composante écologiste entend toujours dépasser l’héritage du mouvement ouvrier. Les composantes insoumise et communiste, quant à elles, ont diagnostiqué de longue date l’essoufflement de cette tradition – c’est un motif mis en avant par Jean-Luc Mélenchon lorsqu’il fait scission du PS en 2008. Ce dernier parti a lui-même mis longtemps à employer le terme, dans la mesure où il avait prétendu, à sa refondation dans les années 1970, éviter de sombrer dans la mollesse gestionnaire de ses partis frères.

Pourtant, la logique du programme de la Nupes fait bien écho à une certaine tradition sociale-démocrate. Riche en tensions internes, celle-ci a consisté à porter des revendications de démarchandisation mais à les mettre en œuvre dans le respect de l’ordre étatique et sans attenter directement aux prérogatives des propriétaires de capitaux.

Cette tradition ne témoigne cependant pas de « tout » ce qu’a été la social-démocratie. Elle est issue de velléités révolutionnaires qui ont longtemps fait jeu égal avec une identité plus réformiste et n’a pas toujours trouvé un contexte favorable à son épanouissement. Avant la période de haute croissance des années 1950 aux années 1970, beaucoup pensaient que la rupture serait tôt ou tard la seule façon de faire progresser la démarchandisation. Et après cette période, beaucoup se sont au contraire résolus à réprimer les demandes en la matière.

Pour savoir qui est social-démocrate dans le paysage actuel, il faut nécessairement se confronter aux mutations de ce mot dans le siècle écoulé, et essayer d’identifier les atours originaux qui font encore sa puissance évocatrice – celle d’un progrès humain accompli sans brutalité ni table rase.

L’originalité sociale-démocrate, et ce qu’il en reste

Il est quasiment impossible de donner une définition simple et acceptée de la « social-démocratie ». Pour tenter d’y voir clair, il faut revenir aux fondements historiques du débat.

Au milieu du XIXe siècle, face aux socialismes utopiques et aux blanquistes qui prônent l’insurrection, un courant « démocrate socialiste » se développe en France derrière l’avocat Alexandre Ledru-Rollin et en Allemagne derrière Ferdinand Lassalle. Leurs positions consistent à défendre, d’abord, l’acquisition de droits politiques pour les masses, puis l’utilisation de ces droits dans le cadre parlementaire pour acquérir des droits sociaux.

En France, cette option se fracasse sur la violence des répressions de 1848 et 1871, lorsque des assemblées élues au suffrage universel massacrent les ouvriers. Dans le nord de l’Europe, où les régimes sont encore autoritaires, censitaires ou semi-autoritaires, l’enjeu de la démocratisation de la société reste central. Et logiquement, le terme « social-démocrate » s’impose pour les partis ouvriers danois (1871), allemand (1875), suédois (1889) ou russe (1898). Rosa Luxemburg et Lénine étaient ainsi officiellement membres de partis sociaux-démocrates.

La question démocratique pose alors un problème théorique majeur au mouvement ouvrier, et pas seulement aux « sociaux-démocrates » lorsque surgissent les premiers succès électoraux. Il peut se résumer ainsi : le processus démocratique peut-il suffire à construire une société émancipatrice ?

Si c’est le cas, le mouvement doit pleinement jouer le jeu démocratique : il doit conclure des alliances avec les partis bourgeois, participer à des gouvernements, être actif dans la construction des politiques publiques pour améliorer concrètement la vie des masses. C’est la position défendue par Eduard Bernstein dans son livre Les Présupposés du socialisme et la tâche de la social-démocratie de 1898. Pour lui, « le but n’est rien, le mouvement est tout ». Autrement dit, la priorité ne doit pas être l’abolition immédiate du capitalisme, mais sa transformation.

On y reviendra mais notons déjà que si Bernstein défend des alliances de classes, il n’abandonne pas l’ambition de transformer le capitalisme en socialisme. Il soutient simplement que cette transformation est nécessairement progressive. Cette vision, jugée « utopique » par Rosa Luxemburg, est sur le moment fortement contestée dans des débats de haute volée. À long terme, c’est elle qui a finalement prévalu.

De ce point de vue, le Front populaire, en menant des réformes d’amélioration concrète des conditions d’existence à l’issue d’une élection gagnée, peut être considéré comme un modèle de social-démocratie réformiste. Le mot célèbre du communiste Maurice Thorez – « il faut savoir cesser une grève » – revient à défendre Bernstein contre Luxemburg : le processus démocratique prévaut sur la grève insurrectionnelle.

C’est en Suède, dans un contexte idéologique très différent, que la social-démocratie va sans doute atteindre son développement pratique et théorique le plus avancé à partir de la victoire des sociaux-démocrates en 1932. Le parti suédois, le SAP, engage alors un processus de transformation profond de la société suédoise qui, d’une des plus inégalitaires d’Europe, devient une des plus égalitaires. Le tout dans le cadre des institutions « bourgeoises ».

À partir des années 1970, cette social-démocratie se vide progressivement de son sens. Inversant la leçon de Bernstein, les partis sociaux-démocrates placent leur « but », le maintien au pouvoir, avant le « mouvement ». Pour cela, ils abandonnent concrètement l’ambition transformatrice au profit d’une logique d’adaptation à un capitalisme lui-même en pleine mutation, qui les conduit à devenir le fer de lance de la contre-révolution néolibérale.

La destruction des avancées passées de la social-démocratie devient alors les conditions du bonheur. Il ne s’agit plus de transformer le capitalisme mais de le défendre comme source de l’emploi, du progrès et de l’émancipation. Le sens du mot « réforme » s’inverse, tout comme celui de la participation aux institutions.

Cette inversion historique brouille les pistes. Aussi, pour y voir clair, doit-on revenir sur ce qui, depuis 200 ans, constitue les fondements les plus originaux de la social-démocratie pour juger les projets. Trois grands thèmes permettent d’avancer dans la réponse à la question : « qui est vraiment social-démocrate » ?

La question de la lutte des classes

La question de la « lutte des classes » et de la référence à la « dictature révolutionnaire du prolétariat » (expression utilisée par Marx dans sa Critique du programme de Gotha pour décrire le « processus politique » de transformation de l’État vers le socialisme) a longtemps hanté les débats au sein de la social-démocratie. Mais elle a aussi longtemps été mal posée.

En réalité, Eduard Bernstein ne niait pas l’existence de la lutte entre capital et travail. Dans un texte de 1897, Karl Marx et la réforme sociale, il précisait ainsi : « les faits […] ne démentent pas la théorie de la lutte de classes mise en avant par Marx, mais seulement des interprétations étroites et simplifiées de celle-ci ». Pour lui, il existe en effet « différentes formes de guerre », parmi lesquelles la lutte politique. « La lutte de classe n’est pas moins une réalité parce qu’elle prend la forme du compromis et de la négociation permanente », concluait Bernstein.

Contrairement à une lecture faible de la vision sociale-démocrate très répandue, la position de cette dernière n’est pas un « rejet » de la lutte de classes qui, pour Bernstein, comme pour les sociaux-démocrates suédois, reviendrait à un rejet de la réalité. L’enjeu est plutôt de savoir construire une alliance sociale plus large pour faire avancer les intérêts des travailleurs et des travailleuses. C’est la référence à cette lutte, comme élément tactique, qui est plutôt contestée.

Le « ruissellement » n’est pas social-démocrate, la redistribution l’est.

L’absence de stratégie pure de classe permet, dans la logique sociale-démocrate, de construire des majorités, mais aussi de dépasser les divisions internes à la classe ouvrière. Bernstein s’inquiétait déjà de cette « aristocratie ouvrière » capable de s’identifier rapidement à la classe moyenne et se retournant, en cela, contre le reste du monde du travail.

De ce point de vue, l’expérience suédoise est exemplaire. La social-démocratie a mené pendant des décennies une politique de classe quasi parfaite. Toutes les réformes menées étaient en faveur du prolétariat suédois, qui a bénéficié de la redistribution, du cadre de négociation des salaires, des logements sociaux, du recul du marché dans plusieurs domaines clés de la société.

Dans The Nobel factor (Presses de l’université de Princeton, 2016), deux économistes suédois, Avner Offer et Gabriel Söderberg, s’efforcent de définir la social-démocratie et ne cachent nullement que la politique du SAP, le parti social-démocrate suédois, était directement un programme en faveur du « prolétariat suédois ». Ce dernier ne pouvait que profiter de la sécurité économique renforcée et du recul du marché.

« Pour les autres classes, l’égalité était sans doute moins intéressante, mais les prolétaires étaient nombreux et leur norme d’égalité constituée par la communauté sociale-démocrate a fini par inspirer plus largement la société », concluent les auteurs. Le réformisme n’est donc pas ici l’abandon de la lutte des classes, mais bien sa poursuite par d’autres moyens.

Comme l’a souligné Thomas Piketty à de nombreuses reprises, le cas suédois est le plus évident pour montrer combien le levier fiscal et les régulations internes au capitalisme sont capables de transformer des sociétés. Et c’est aussi l’exemple d’une victoire politique de la classe laborieuse qui finit par inclure dans ses intérêts une partie de la classe moyenne et par la convaincre que leurs intérêts sont communs. Mais cette communauté part d’en bas : ce sont les intérêts des travailleuses et des travailleurs qui sont reconnus comme leurs par la classe moyenne, pas l’inverse. Pour être clair : le « ruissellement » n’est pas social-démocrate, la redistribution l’est.

Ce seul fait disqualifie d’emblée le macronisme pour ce qui est de l’étiquette « sociale-démocrate ». Sa logique, celle qui consiste à rendre l’impôt moins progressiste et à élargir le domaine du marché, relève des choix de ceux qui se sont toujours opposés aux expériences sociales-démocrates. La construction d’une égalité devant le marché et d’un soutien au capital comme préalable au bonheur est en opposition avec toute politique sociale-démocrate qui consiste à contenir et réduire le pouvoir du capital.

Dans ce cadre, comment juger le programme de la Nupes ? Nulle part il n’est fait allusion à la lutte des classes comme stratégie politique. La démarche est strictement politique et parlementaire. Le slogan qui a tant ému la Macronie, « Mélenchon premier ministre », prouve qu’on est fort loin de toute tentation révolutionnaire ou insurrectionnelle. Au reste, dans sa logique keynésienne, ce programme lui-même reprend l’idée sociale-démocrate que l’intérêt de la classe moyenne est celui des classes les plus pauvres. C’est le sens de l’idée développée par le candidat Mélenchon et selon laquelle il serait le « candidat du carnet de commandes » pour les petits patrons. On est ici strictement dans la pensée réformiste.

Dans le programme de la Nupes, l’accent est très fortement mis sur la question de la justice, précisément ce que Rosa Luxemburg reprochait à Bernstein...

La reconnaissance implicite de la lutte des classes peut se retrouver dans un accent fortement mis sur la question de l’égalité et notamment de la redistribution fiscale. Ces éléments constituent depuis toujours le cœur de la politique sociale-démocrate et s’appuient souvent sur des critères moraux d’injustice. Eduard Bernstein, très influencé par le néokantisme, plaidait pour que la social-démocratie insiste sur les notions de justice et de moralité afin de défendre les réformes.

À l’inverse, la vision révolutionnaire et marxiste orthodoxe a peu recours à ces notions. Pour elle, la question n’est pas celle de la justice mais du pouvoir. Cette dernière notion n’est pas absente du programme de la Nupes, mais l’accent est très fortement mis sur la question de la justice, précisément ce que Rosa Luxemburg reprochait à Bernstein... Son idée, très sociale-démocrate d’inspiration, est bien de procéder à des réformes par la voie démocratique qui, en donnant plus de pouvoir aux classes les plus pauvres, transformeront la société dans son ensemble.

Le dépassement du mode de production.

Si la conflictualité sociale est une chose, la question du but poursuivi en est une autre. À cet égard, pendant près d’un siècle, la référence à un ordre social alternatif a bien fait partie du patrimoine social-démocrate, avant de s’effacer dans les toutes dernières décennies. À l’évidence, cette référence est absente des intentions politiques affichées par la majorité, qui croit pouvoir affronter la catastrophe écologique dans le cadre du capitalisme contemporain. Même la Nupes reste fort timide, alors que la logique de son projet tend dans la direction d’une rupture profonde.

Dans l’histoire de la social-démocratie, un consensus l’a certes emporté sur la nature pacifique de la voie devant mener au nouveau mode de production. Il s’agissait d’une différence de culture nette, et croissante, avec le « coup de force » bolchévique et l’annihilation des libertés politiques dans le bloc soviétique. Certes encore, la nature de cet horizon ultime est restée vague, de même que la durée nécessaire pour l’atteindre. Mais la composante anticapitaliste de l’identité sociale-démocrate a bel et bien existé.

C’est ce que développe le professeur Gerassimos Moschonas dans une contribution récente à un manuel de sociologie politique. Il y traite du programme et de la culture communs aux partis sociaux-démocrates de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Selon lui, leur projet était à la fois révolutionnaire et doté de « piliers réformistes ». À leur agenda figuraient des changements immédiats, afin d’obtenir plus d’égalité et de droits politiques et sociaux dans la société existante. « En même temps, l’objectif anticapitaliste était central, écrit le politiste grec. Seul le socialisme pouvait vraiment éradiquer l’exploitation de la classe ouvrière. »

La perspective d’un nouveau mode de production a persisté, même dans les années du second après-guerre.

Il est vrai que cette identité a été déstabilisée par la Première Guerre mondiale, la révolution bolchévique et la grande crise économique des années 1930. D’abord en Scandinavie, puis dans la plupart des démocraties européennes, les élites sociales-démocrates se sont approprié des outils pour gérer une économie capitaliste tout en avançant leur agenda d’amélioration du sort de la population dépourvue de privilèges. Leur art des politiques publiques menées depuis la sphère étatique s’est raffiné, aux dépens de l’objectif socialiste, qui a « perdu de son ancienne centralité », constate Moschonas.

En tant que tel, cet objectif n’a cependant pas disparu. Et si l’on ne pouvait plus parler de « projet révolutionnaire à piliers réformistes », il était encore possible de déceler un « réformisme anticapitaliste ». De fait, la perspective d’un nouveau mode de production a persisté, même dans les années du second après-guerre, durant lesquelles la social-démocratie était censée s’être assagie grâce au nouveau consensus keynésien et fordiste, lequel consistait en des concessions mutuelles entre le camp du capital et le camp du travail. Plusieurs exemples en attestent.

Léon Blum, qui avait pourtant tenu tête aux partisans de la Troisième Internationale au fameux congrès de Tours de 1920, martelait avec force à un congrès de la SFIO tenu 26 ans plus tard : « Nous sommes le parti socialiste et notre objet est la transformation révolutionnaire de la structure sociale, c’est-à-dire du régime de la production et de la propriété. » Et soulignait sa propre cohérence : « Nous pensons que cette transformation est révolutionnaire, même si elle est acquise par des moyens légaux, et, à l’inverse, un soulèvement populaire victorieux qui n’aboutirait pas à la transformation sociale ne serait pas à nos yeux la révolution. »

La social-démocratie doit se donner pour tâche de gagner les hommes à une solution de remplacement du capitalisme privé et du capitalisme d’État bureaucratique stalinien. (Olaf Palme)

Encore un quart de siècle plus tard, le PS refondé et dirigé par Mitterrand se plaçait lui aussi dans une perspective de transformation sociale. Dans les faits, le futur président de la République s’était entouré d’économistes et de responsables politiques qui n’avaient pas l’intention d’accomplir un « saut » vers le socialisme coûte que coûte – d’où la facilité avec laquelle le « tournant de la rigueur » fut accompli en 1982-83. Le slogan « Changer la vie » illustre néanmoins le cap doctrinal d’une troisième voie entre collectivisme et capitalisme.

Pour le coup, une telle ambition n’apparaît ni dans le programme de la Nupes, ni dans les interventions de ses porte-parole. Les portraits en « anarchistes d’extrême gauche » n’en apparaissent que plus surréalistes. Il est surtout important de noter, eu égard aux prétentions « sociales-démocrates » du camp macroniste, que jusqu’aux années 1970, le dépassement du mode de production en vigueur n’a pas été qu’une lubie de socialistes français se payant de mots.

Dans un échange de lettres avec les dirigeants allemand et autrichien de la social-démocratie des années 1970, le premier ministre Suédois Olof Palme écrivait : « La social-démocratie doit se donner pour tâche de gagner les hommes à une solution de remplacement du capitalisme privé et du capitalisme d’État bureaucratique stalinien. » Son homologue Bruno Kreisky affirmait clairement que « les socialistes veulent éliminer les classes sociales et répartir équitablement les produits du travail de la société ».

Les trois leaders, observe le chercheur Adam Przeworski, se rejoignaient sur l’idée très jaurésienne de ne pas séparer réformes et révolution : l’accumulation des premières, au fond, permettrait d’accomplir la seconde. À l’époque, cette vision était déjà contestée par des analyses marxistes qui ne partageaient pas l’optimisme de certains intellectuels sociaux-démocrates, à l’instar d’Antony Crosland au Royaume-Uni, persuadé que les économies occidentales empruntaient d’ores et déjà une voie « non capitaliste ».

Certains sociaux-démocrates ont même fait sauter le tabou de la propriété du capital.

À son apogée durant les décennies du second après-guerre, la social-démocratie a cependant bien contribué à élargir l’État social dans toutes ses dimensions (dirigisme économique, droit du travail, protection sociale, services publics…). Et toutes ces dimensions, en s’élargissant, empiétaient sur la « pureté » de la logique capitaliste et l’étendue de son exercice. C’est bien cette dynamique, et sa cohérence, qui faisait l’originalité de la social-démocratie. En ce sens, elle se distinguait bien de la « conscience sociale » qui animait les démocrates-chrétiens et les conservateurs, dans un sens paternaliste n’envisageant aucunement une altération de l’ordre et des hiérarchies sociales.

Preuve en est que face aux difficultés des années 1970, certains sociaux-démocrates ont même souhaité la prolonger en faisant sauter le tabou de la propriété du capital. C’était tout le sens du projet des fonds salariaux imaginés par le Suédois Rudolf Meidner, et qui allait susciter une grande controverse dans son pays, au point que le projet fut abandonné par le parti dirigé par Olof Palme. En mettant progressivement les profits sous le contrôle des travailleuses et des travailleurs, c’est la perspective d’une véritable prise de pouvoir économique de ces derniers qui s’annonçait à terme, et pas seulement l’amélioration de leur part en argent de la production réalisée.

Depuis cette époque, la dynamique d’extension de l’État social s’est non seulement enrayée, mais s’est même renversée à certains égards. Or la majorité présidentielle s’inscrit dans ce mouvement, comme en attestent ses réformes de la fiscalité, du marché du travail, de l’assurance-chômage et bientôt des retraites. Conçue en ce sens, ou même au sens de compromis simultanément avantageux pour le capital et le travail, la social-démocratie macroniste est introuvable. De même que l’était la social-démocratie hollandaise, dont le principal représentant a même reconnu sa croyance en la « politique de l’offre ».

La Nupes, elle, prétend bien restaurer et relancer l’État social tel qu’il s’était constitué, dans toutes ses dimensions. Ici, c’est bien le rapport de forces, et les gains qui en résulteront, que le programme entend changer au profit des chômeurs et chômeuses, des salarié·es ordinaires et de leurs syndicats. Avec la planification écologique et l’exigence de sobriété qui la fonde, c’est même la logique d’exploitation et d’accroissement perpétuels qui est mise en cause.

La coalition se garde cependant bien d’en tirer des conclusions abruptes sur un dépassement du capitalisme. On n’y trouve pas l’équivalent d’un plan Meidner pour une socialisation graduelle au-delà de quelques secteurs ciblés. Au demeurant, des désaccords sont assumés en la matière, le PS refusant par exemple d’endosser certaines nationalisations, ou le droit de veto des comités d’entreprise sur les plans de licenciement. Une confrontation précoce avec la logique du capital semble cependant difficilement inévitable, comme nous le verrons en conclusion.

La défense d’une démocratie politique et sociale

Si le rapport de la social-démocratie à la dynamique capitaliste est crucial, son legs concerne aussi les régimes politiques dans lesquels nous vivons. Certains historiens, tel Geoff Eley, ont d’ailleurs interprété la trajectoire de cette famille politique comme celle d’un agent de démocratisation des sociétés européennes. De ce point de vue, l’originalité sociale-démocrate n’est pas totale : elle partage ce statut avec d’autres forces, notamment avec les libéraux et radicaux, qui furent ses alliées en la matière.

Mais les deux aspects sont liés. La démocratie devait permettre l’inclusion des milieux populaires dans le circuit représentatif, et donc la défense de leurs intérêts, aidée par leur poids démographique. Pensée initialement comme un moyen pour atteindre le socialisme, elle a été investie d’une valeur en soi, comme en témoigne également la tradition de libre discussion dans la vie interne des partis.

Concrètement, les sociaux-démocrates se sont donc battus pour les libertés publiques, les droits du Parlement et le suffrage universel. Dans le cas suédois, ils ont par exemple plaidé en faveur de l’élargissement du vote en organisant eux-mêmes des consultations et des « parlements du peuple », avant de l’arracher en 1918 après s’être appuyés sur des mobilisations sociales massives. Plus tard, leur politique de compromis de classe les a aussi amenés à intégrer et à s’appuyer sur les syndicats dans des dialogues tripartites avec le patronat.

La promesse sociale-démocrate restait celle d’une primauté des choix politiques sur la loi du marché.

Là encore, il a été reproché à cette approche des aspects naïfs et élitistes. La voie électorale et parlementaire, avec ses exigences mais aussi ses bénéfices pour les personnes élues, a été pointée comme un facteur de bureaucratisation et de modération de forces censées bouleverser l’ordre social. De même, les arrangements de type « néo-corporatistes » ont pu être considérés comme des espaces de collusion entre les chefs des organisations politiques et syndicales, loin de leur base. Dans les deux cas, la promesse restait néanmoins celle d’une primauté des choix politiques sur la loi du marché.

En tout état de cause, depuis les années 1980, ces chemins réformistes vers le progrès social ont été obstrués par les politiques d’inspiration néolibérale. Ces dernières se sont en en effet traduites par la dépolitisation de pans entiers des politiques macroéconomiques, désormais fondées sur des règles ou carrément transférées à des institutions indépendantes, et par le démantèlement des dispositifs de négociation incluant les organisations du salariat, par ailleurs sous pression du libre-échange et de la libre circulation des capitaux.

On voit mal, à cet égard, ce que la majorité peut revendiquer d’héritage social-démocrate – à moins de n’assumer que celui des leaders qui se sont accommodés de ces évolutions néolibérales. Exacerbant la dimension présidentialiste de la Ve République, Emmanuel Macron n’a aucunement revalorisé le Parlement. Outre ses passages en force ou ses contournements largement chroniqués par Mediapart, son quinquennat n’a pas été l’occasion d’avancées institutionnelles. La panique du camp présidentiel face à la perspective d’une majorité relative renseigne d’ailleurs sur les pulsions illibérales qui semblent animer nombre de ses figures.

Sur le plan de la démocratie sociale, les rapports avec les syndicats de salarié·es ont été notoirement exécrables, jusqu’à la bienveillante CFDT dont les avertissements ont été ignorés sur le chapitre des retraites. Même les innovations comme la Convention citoyenne sur le climat ont été vidées de leur substance, étant entendu que prévaut en tout état de cause le bon vouloir de l’exécutif, lui-même réduit à sa tête présidentielle.

Le bilan de François Hollande en la matière, même s’il a eu le césarisme moins triomphant, ne confère guère de crédibilité à ses prétentions et à celles de ses ex-soutiens quant à la défense d’une social-démocratie « canal historique » face au macronisme. Le seul épisode de la loi Travail en 2016 suffit comme illustration. Au demeurant, dans sa production écrite, l’ancien chef de l’État exalte le terme sans jamais affronter les processus qui ont causé la perte de l’audience électorale et la banalisation politique de la famille sociale-démocrate.

Du côté de la Nupes, en revanche, la reparlementarisation du régime est clairement un objectif revendiqué, avec des pouvoirs de contrôle étendus pour les assemblées et une limitation des capacités de l’exécutif à leur imposer ses préférences. Un mode de scrutin proportionnel est également défendu. Un élargissement du suffrage est également promu, en direction des moins de 16 ans et des résidentes et résidents étrangers aux élections locales. Des éléments de démocratie directe, venant compléter mais non se substituer à la démocratie parlementaire, sont aussi proposés.

Il existe par ailleurs une ambition d’augmenter les droits des salarié·es dans les entreprises, et d’impliquer les organisations syndicales dans des négociations au niveau national, et des branches, pour augmenter les salaires et réduire les inégalités en la matière. Les syndicats sont également cités parmi d’autres parties prenantes pour gérer certains dispositifs sociaux (comme la garantie pour l’emploi) et défendre leur point de vue dans l’élaboration de la planification écologique. Relativement à la majorité en place, l’engagement de l’union des gauches envers la démocratie politique et sociale la place donc davantage dans le fil d’une tradition sociale-démocrate. L’approche sociale-démocrate est-elle encore utile ?

Comme on l’a vu, la social-démocratie a toujours eu pour ambition la transformation de la société. Offer et Söderberg, dans l’ouvrage déjà cité, montrent combien un des piliers du modèle suédois a été la sécurité économique et sociale, autrement dit la capacité de défendre la population contre les aléas du marché. D’une certaine façon, c’est là la définition même de la société sociale-démocrate.

Or, dans le contexte actuel, quelle forme peut prendre cette exigence de « sécurité » ? Les deux grands défis de l’époque sont la crise écologique d’une part et la résurgence de l’inflation qui accroît la crise sociale d’autre part. Ces deux défis ont remis au goût du jour l’intervention de l’État dans l’économie. Mais cette intervention peut prendre des formes diverses.

La réponse de la majorité présidentielle consiste à accompagner les ajustements de marché par des subventions à « l’innovation » et au profit (c’est-à-dire la baisse des impôts de production) et par des mécanismes de prix comme celui du carbone. C’est une réponse qui est centrée sur la capacité des entreprises d’assurer leurs profits, ce qui est conçu comme le seul moteur de l’économie.

Un néolibéral pensera que ces contraintes écologiques vont se réaliser sous forme de prix et d’ajustement de la demande, un social-démocrate considèrera qu’il faut organiser la production pour assurer une forme de justice et de sécurité.

La vision sociale-démocrate aurait alors tendance à chercher des solutions hors du marché, dans des contraintes mises sur la production pour qu’elle réponde à ce que Keynes appelait des « besoins absolus ». Dans ce cadre, la priorité est donc donnée à la sécurité, à la visibilité et aux intérêts des masses. Et c’est pourquoi la réponse s’appuie sur les notions de planification et de contrôle des prix.

La planification écologique est finalement le pendant contemporain des programmes de logements sociaux lancés en Suède dans les années 1930 et qui répondaient très concrètement à une crise du logement populaire. Ici, il s’agit de donner aux populations des garanties sur la satisfaction de certains besoins dans le cadre étroit des contraintes écologiques. Un néolibéral pensera que ces contraintes vont se réaliser sous forme de prix et d’ajustement de la demande, un social-démocrate considèrera qu’il faut organiser la production pour assurer une forme de justice et de sécurité. Les logiques sont très différentes.

Il en va de même de la question des prix. Le refus de réfléchir à un contrôle stratégique des prix parce qu’il s’agissait d’une « désincitation à la production » a toujours été le propre des économistes orthodoxes en opposition à la social-démocratie. Cette dernière, précisément parce qu’elle sait qu’il existe une lutte entre capital et travail, sait aussi que les prix sont le fruit d’une question de pouvoir.

La diabolisation de la Nupes comme une forme d’irrationalité économique par la majorité présidentielle et l’orthodoxie économique montre que, finalement, l’état du débat économique semble proche de celui d’il y a un siècle.

Alors que les orthodoxes laissent le conflit de répartition que pose l’inflation être géré par le marché, les sociaux-démocrates décident plutôt de réduire le coût relatif de l’inflation pour les travailleurs et les travailleuses par un système de contrôle des prix et, souvent, des salaires. Autrement dit, ils compensent le pouvoir social des entreprises par l’intervention directe.

Les réponses apportées par le programme de la Nupes sont donc strictement dans la lignée de la pensée historique sociale-démocrate. Leur diabolisation comme une forme d’irrationalité économique par la majorité présidentielle et l’orthodoxie économique montre que, finalement, l’état du débat économique semble proche de celui d’il y a un siècle.

Offer et Söderberg racontent comment les « grands économistes » professionnels suédois des années 1930 n’ont eu de cesse d’attaquer les gouvernements sociaux-démocrates au nom du « bon sens » et de la « rationalité neutre » de l’économie. Dans le débat de juin 2022, on n’aura aucun mal à identifier où sont les héritiers de la social-démocratie et où sont ses adversaires historiques.

Derrière la diabolisation de la Nupes, il y a clairement un durcissement de la position du capital qui s’explique naturellement par la crise dans laquelle le capitalisme actuel ne cesse de s’enfoncer. Mais cette crise souligne aussi, en creux, les limites actuelles du projet social-démocrate.

En 1932, le grand économiste de la social-démocratie suédoise Gunnar Myrdal défendait le projet du SAP en indiquant non seulement que le « gâteau économique » serait mieux réparti, mais qu’il serait aussi plus gros. La promesse de croissance pouvait permettre de construire plus aisément les consensus politiques. Aujourd’hui, le ralentissement structurel des gains de productivité et la crise écologique obligent à remplacer cette promesse de croissance par celle de la sobriété.

Et ce changement n’est pas anodin. Il attaque en réalité de front la logique de la production de valeur et celle de la captation de cette valeur par les plus grands groupes industriels, technologiques et financiers. C’est cela qui explique la panique des élites dans l’entre-deux-tours. Dans un tel contexte, la réforme est, en réalité, tout aussi intenable que la révolution. Et c’est pourquoi elle est assimilée à la révolution par ses adversaires.

Mais cela signifie bien que le compromis avec le capitalisme semble difficilement possible. La construction de la sobriété dans une logique sociale implique un conflit direct et majeur avec la logique du néolibéralisme finissant. Et ce conflit impose que la force politique au pouvoir rompe avec le chantage de l’emploi du capital et prenne donc des risques immenses sur le plan politique.

Si ce diagnostic est juste, il relance naturellement la critique que, déjà, faisait Rosa Luxemburg à Eduard Bernstein en 1901. Du moment que la politique est soumise à l’état du mode de production, ce n’est pas le domaine de la « liberté ». Et le réformisme, respectueux du mode de production tout en prétendant atteindre à la liberté, prend inévitablement la forme d’un « Don Quichotte » impuissant. À moins qu’il ne prenne au sérieux son projet de transformation, en l’accélérant réellement.

Fabien Escalona et Romaric Godin


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message