Etre fils de réfugié politique, de « rouge », de Républicain espagnol, « d’étranger indésirable », « dangereux » (décrets de mai et novembre 1938, du gouvernement « centre-gauche » de Daladier), m’a contraint à devenir un gamin différent des autres. Je devais me protéger d’une menace omniprésente que je ressentais comme anxiogène ; et que je percevais comme injuste.
Je crois être vraiment né le jour où j’ai commencé à comprendre que j’étais fils de « rouge » espagnol, fils d’un déchirement, d’une souffrance ; que j’appartenais à une communauté bien définie, très politisée, qui, d’une certaine façon, m’anormalisait. Et j’ai progressivement donné du sens, du contenu de classe, de la colère, à ce statut « entre dos aguas »(« entre deux eaux »), à ces pulsions contradictoires ; sources aussi de fierté.
Etre fils d’exilé politique oblige en quelque sorte à s’inventer une identité et des racines chercheuses, une histoire incertaine, entre imaginaire et nécessité, à se donner une « patrie » de valeurs, multiple, d’ici et d’ailleurs.
Mon père n’arrêtait pas de nous raconter sa Guerre d’Espagne, ses maquis, ses engagements communistes, les combats des guerrilleros en France ; et il utilisait le plus souvent le « nosotros » (« nous ») , la première personne du pluriel. On avait l’impression qu’il voulait à la fois témoigner, transmettre et mettre en garde. Il lui fallait être sur ses gardes... A la suite d’une grande rafle, l’ « Opération boléro-paprika », le 7 septembre 1950, montée de toutes pièces par les autorités françaises (le gouvernement de René Pléven, dont François Mitterrand était ministre UDSR), contre principalement les communistes espagnols (288), le PCE, ses journaux, ses revues, sont interdits en France ; des guerrilleros décorés à la Libération se retrouvent poursuivis comme « subversifs », « agents de l’étranger », et des militants déportés et assignés à résidence en Corse, en Algérie...
En « nettoyant » le Sud de la France, Paris donne des gages de bonne volonté anticommuniste à Franco, « sentinelle de l’Occident », et affaiblit par là même la lutte contre le franquisme...
En décembre 1951, Paris rétablit ses relations diplomatiques avec Madrid... Les militants communistes espagnols continuent à diffuser « Mundo Obrero » clandestinement, au nez et à la barbe de la police française. Les guidons de vélo ont des ressources que les pandores ignorent. En février 1945, pour donner de nouvelles preuves d’allégeance, De Gaulle et le gouvernement provisoire interdisent la presse de l’exil républicain ; le 2 mars 1945, les unités de guerrilleros sont dissoutes. Plutôt Franco que les « rouges ». Circulez ! La « Guerre froide » fera le reste.
Dans l’exil en France, les attitudes politiques et mémorielles diffèrent. Il y a ceux qui racontent et d’autres , exilés antifascistes, également communistes, anarchistes, socialistes, parfois au sein d’une même famille, qui se murent dans la mémoire silencieuse afin de protéger leurs enfants, leurs études en pays étranger. Il faut « s’intégrer ». Déjà ! « S’intégrer ! » Renoncer à soi, à son identité... Tenter d’oublier les défaites et abandons successifs, le vécu trop douloureux de cette guerre d’extermination. Aujourd’hui, nombreux sont leurs fils (filles) et petits-fils (filles) qui « veulent savoir » et qui s’investissent dans le travail associatif de mémoire. Le temps a passé, malgré tous les malgrés ; mais il n’est jamais trop tard pour que vérité et justice adviennent...
Gamin, les récits de Enrique (la bataille de Madrid, Belchite, Teruel, Guadalajara, le passage de l’Ebre, la « Troisième Brigade mixte », la « Retirada », Argelès, Decazeville, la prison des grands-parents, nos sept fusillés) m’inquiétaient et me fascinaient à la fois . Je voyais Enrique comme un héros, doublé d’un « père martinet », arme à courroies destinée à stimuler l’ascenseur scolaire. Enrique me parlait en espagnol (il s’était inventé un « charagnol » pour le village), cette langue à mes yeux bizarre, qui m’était en même temps familière et étrangère. A l’heure du « classement scolaire » (quelle horreur !), le père inventait des citations de Lénine pour m’obliger à être parmi « les premiers », et à recevoir un prix des mains du maire, le jour de la fête des écoles (la Saint-Jean), devant le village rassemblé. Pour Enrique, garçon de ferme esclave très jeune chez les grands propriétaires manchegos (certains se portent encore fort bien), cette volonté que les enfants de « rouge », de prolétaires, de pauvres, réussissent leurs études, relevait de la revanche de classe et d’une sorte de bras d’honneur à tous ceux, les faussement « non-interventionnistes », « qui nous avaient reçus comme des chiens en France », dans des camps dits à l’époque « de concentration » par le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut : Argelès, Barcarès, Saint-Cyprien, Gurs... L’enfer français. Des prisons de sable, de barbelés, du grillage, dans le froid de l’hiver 1939, pour ces premiers antifascistes. J’ai retrouvé des lettres du camp, bouleversantes, et de vieux cahiers de notes prises dans les « écoles », ateliers... que le PCE et la JSU (en ce qui concerne mon père), organisaient clandestinement, pour que les militants internés apprennent à lire et à écrire, se cultivent, se forment. Le savoir peut libérer... « L’éducation est le seul moyen de se débarrasser de l’esclavage » (José Marti). Ce n’est que plus tard que j’ai compris le pourquoi des citations fictives « empruntées » au père fouettard Vladimir Ilitch, du type : « Lenin dijo... », Lénine a dit ... étudier, étudier, étudier, et pour se reposer : changer de livre ! ». Comment aimer un tel bourreau livrophyle à 12 ans ?
Très jeune, j’ai donc été condamné en quelque sorte à hériter de l’histoire de ces « rouges » « étrangers dangereux » en France, fliqués par l’infâme « liste S », réprimés, discriminés, contraints au travail esclave dans les GTE ; ils prirent les armes les premiers et proportionnellement plus nombreux que les Français. J’ai dû assumer cette histoire, la prolonger. Etre fils de « rojo », de l’exil politique, m’a condamné à une certaine relégation, à une colère permanente, à une exigence dans l’engagement, à une différence assumée, revendiquée, alors que le droit à la différence n’est que toléré... J’ai donc peu à peu construit mon récit à partir d’un éclatement du « moi », d’une sorte de marginalité contrainte et volontaire. Ce récit, cette mémoire historique, sont étroitement liés à mon milieu social, à ma génétique : fils de prolétaire espagnol communiste. Ce sont mes deux fils rouges, ma filiation sociale, culturelle, politique, dans un entre-deux géographique et personnel. Je n’étais pas tout à fait Français alors que j’étais né dans un village tarnais, rouge de surcroît, Labastide-Rouairoux, où le maire socialiste fit appel aux CRS contre les travailleurs lors de la grande grève textile de 1960. J’y ai connu les luttes partagées en commun, la soupe populaire, les « Agés » au kiosque, sur la place, la CGT de Frachon, Séguy, Krasu... alors outil puissant d’intégration, de solidarité.
Dans cet environnement de classe, je percevais et assumais ma différence, tout en la contenant. Un mélange fait de culpabilisation et de force, de fierté rouge... « El orgullo comunista » : la satisfaction d’être coco. La crise et le racisme n’étaient pas ce qu’ils sont aujourd’hui, certes, mais dans la cour de récréation mes poings ont souvent paré au « putain d’Espagnol qui vient en France manger le pain des Français ». Nous étions les « barbares » de l’époque... Les puissants attisaient la guerre entre pauvres, mais il y avait du boulot pour tous. Un jour, humiliation suprême, ce vieux « « hussard de la République » d’instit me condamna à m’agenouiller sur une règle pour avoir bousculé un élève de CM1 ; il m’avait traité de « sale « espingouin » ou de « gavach », je ne sais plus . Déjà le monde à l’envers... les boucs- émissaires, la criminalisation des pauvres, les classes dangereuses, les « étrangers »... Calais-Argelès. Le monde est plein d’étrangers ! Argelès-Calais.
Ce « CV » de « fils de rouge », cette nostalgie d’avenir, me propulsent toujours et ne me poussent guère au consensus, ni à l’eau tiède, ni au plan de carrière, ni à m’intégrer au « système ». Le pire, c’est lorsque les révolutionnaires sont assimilés au « système ». A Labastide-Rouairoux, l’adhésion et le militantisme au PCF, le parti anticapitaliste qui structurait mon village ouvrier (en Occitanie ouvrière), créaient du lien, de la solidarité et de la conscience de classe ; aller au communisme, lire « l’Huma », c’était naturel. Fils de pauvres, nous étions la plupart conscients du pourquoi de l’être. L’exemplarité du mouvement ouvrier de ce village de grandes colères prolétaires a façonné des générations de rebelles. Je me souviens... Roger, Elie, Maria, Michel, Henri, Jacques... Aujourd’hui les usines textile ont fermé, sacrifiées sur l’autel de « l’Europe », de la « mondialisation » ; beaucoup d’ex rebelles ont vieilli (surtout en renonçant à leurs idéaux), la classe ouvrière repose au cimetière, le village se meurt, et le Front national cartonne, sur les cendres de l’espoir. Le dernier Républicain espagnol était Enrique l’étranger.
Fils de « rojo », j’ai hérité de cette République espagnole exilée et de ma Bastide prolétaire, toutes deux rouges, une aversion viscérale des fascistes, des « bourgeois », des faux-culs, des « collabos », des « jaunes », des politicards "lutte des places" et « toca manetas », serre mains compulsifs, de la « gauche de droite », toujours prête pour aller à Canossa, à Munich, à Maastricht, à Lisbonne... Avec le temps, contrairement à ce que l’on dit souvent, je n’ai pas versé, ou pu verser, dans la sagesse. Devenir sage : quel naufrage ! La crise d’adolescence, la révolutionnite, à plus de 60 rives, c’est terrible, contagieux, incontrôlable... mais tellement chouette !
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