J’ai croisé récemment quelques personnes politiquement de droite, cultivées, avec lesquelles j’entretiens des relations cordiales. La discussion s’est soudain enflammée lorsque j’ai dit « Pour moi, le socialisme est en filiation avec les combats passés pour le progrès humain ». Mon interlocuteur principal a soudain bondi, haussé le ton, critiqué durement cette proposition. Quel était son argument ? "Tu n’y es pas du tout. Le socialisme est un messianisme et tous les messianismes fondés sur l’illusion du progrès mènent à des catastrophes. Les tragédies du 20ème siècle ont définitivement discrédité le socialisme."
Je crois très utile pour quiconque croit en des idées, de les remettre en cause fréquemment, en particulier en les confrontant à des opinions contraires. Hier, les quelques mots de mon partenaire introduisaient au moins 3 sujets de réflexion :
* le respect des idées d’autres personnes. Le socialisme mérite-t-il ce respect ?
* le progrès et l’illusion de progrès
* messianisme, socialisme et utopie
Comme cet interlocuteur bénéficie d’une reconnaissance large en tant qu’ intellectuel, j’aurais tort de ne pas répondre,
Comme ces sujets ne manquent pas d’intérêt,
Je m’assois devant le clavier pour rédiger un petit article sans prétention théorique.
* Depuis des millénaires, toutes les religions, toutes les civilisations, toutes les grandes idéologies ont insisté sur l’importance de respecter les membres de sa famille, ses voisins, les étrangers... son interlocuteur comme condition de la vie collective. Il est effectivement nécessaire de considérer que dans une société juste, décente, civilisée, il existe une sorte de "droit naturel" à l’égalité de traitement pour tout individu dans la vie.
Plus généralement, je partage le point de vue de Kant "je dois toujours me conduire de telle sorte que je puisse aussi vouloir que ma maxime devienne une loi universelle."
* Aussi, j’attendais dans le dialogue impromptu d’hier, un respect auxquelles mes idées ne m’ont pas donné droit.
Il est vrai que la société comme les individus sont nécessairement obligés de se protéger contre ceux qui ne respectent autrui, ni comme personne, ni comme groupe (agressions physiques, racisme, fascisme...).
* Mon interlocuteur plaçait le socialisme parmi ces pensées qui ne méritent pas le respect : " les tragédies du 20ème siècle l’ont définitivement discrédité."
Premièrement, ce type de généralisation est toujours douteux ; on ne peut évidemment rendre Paul de Tarse responsable de l’Inquisition ou du génocide des Indiens d’Amérique ; on ne peut rendre Adam Smith ou Tocqueville responsables des ravages sur l’environnement occasionnés aujourd’hui par le libéralisme. Cela n’empêche pas d’analyser les caractéristiques de la pensée de Saint Paul, Adam Smith ou Tocqueville qui ont pu contribuer à des évolutions condamnables.
Deuxièmement, la détermination de courants libéraux, de droite, à classer le socialisme, particulièrement marxien, parmi les idéologies meurtrières à interdire, commence à être relayée par des Etats européens, par des élus, par des personnes ici et là. Il y a là un dérapage antidémocratique, un risque de répression collective qui impose, je crois, de rappeler comment le socialisme et le judaïsme ont été posés dans les années 1930 comme Antéchrist, comme livres à brûler, comme boucs émissaires, comme groupes à détruire. Il ne fait pas de doute, par exemple, que le mépris diffusé par l’Eglise catholique croate avant 1940 explique la violence de masse exercée contre les socialistes de 1940 à 1944.
Troisièmement, je ne vois pas dans les écrits d’un Marx, d’un Jaurès ou d’un Morales aujourd’hui ce qui justifierait une excommunication proche du bûcher. Cela ne signifie absolument pas leur donner raison par principe. Cela ne signifie absolument pas nier le droit d’adversaires politiques à porter des critiques extrêmement dures. Cela signifie seulement que soient reconnus les socialismes comme faisant partie des pensées politiques contribuant aujourd’hui au débat d’idées.
Quatrièmement, tirer un bilan général du socialisme en le confondant avec le seul stalinisme relève de la polémique, pas de la démonstration rationnelle. Au 19ème siècle, le socialisme a joué un rôle décisif en Europe dans le progrès des droits politiques, juridiques, culturels et sociaux. Au 20ème siècle, sans la force des mouvements socialistes et communistes, le fascisme n’aurait-il pas poursuivi bien plus longtemps ses ravages ? Avant de tirer un bilan négatif définitif du socialisme, les conservateurs feraient bien de récapituler les débats entre les socialistes et gens de droite depuis bientôt 200 ans : république ou royalisme, suffrage universel ou suffrage censitaire, scolarisation des filles ou non, travail des enfants ou non, colonisation, militarisme, nationalisme guerrier, éducation publique gratuite et obligatoire, reconnaissance légale des syndicats, droit à la retraite, mise en place d’une sécurité sociale, contraception, peine de mort... Sur tous ces points et sur bien d’autres, les socialistes ont oeuvré dans un sens humaniste, démocratique et social ; la droite a globalement combattu tous ces progrès jusqu’au moment elle n’a pu faire autrement que les accepter.
B1) Le progrès est un constat dans notre milieu naturel environnant
De la nébuleuse originelle au système solaire actuel, notre environnement astronomique a connu une évolution favorable à la vie. Des premiers organismes multicellulaires fossiles récemment découverts au Gabon, jusqu’aux espèces animales actuelles, le progrès zoologique ne fait pas de doute avec des changements morphologiques, anatomiques et physiologiques. Cette évolution complexe s’explique par des mutations génétiques nécessitées par l’adaptation à l’environnement, la survie et la reproduction (sélection naturelle...).
B2) Le progrès est un constat dans les sociétés humaines
Entre le primate que nous étions voici quelques millions d’années, et l’homme que nous sommes aujourd’hui, qui peut nier un progrès ? Le corps humain lui-même a connu des adaptations dont on ne peut nier qu’elles représentent un progrès (par exemple, accroissement de la surface osseuse protégeant le cerveau).
Les sociétés humaines aussi ont globalement connu un progrès de leur degré de civilisation (langage, écriture, conservation de la nourriture, art, politesse, droits juridiques et sociaux, pacification des rapports privés, rôle social de l’Etat…).
B3) Le progrès constitue une notion importante dans l’histoire des idées
La notion de progrès se rencontre déjà dans l’Antiquité : « Navigation, culture des champs… routes, vêtements et tous les autres gains de ce genre, comme aussi tous les raffinements du luxe, poèmes, tableaux, statues d’un art achevé, c’est l’usage et aussi les efforts opiniâtres et les expériences de l’esprit qui, peu à peu, les enseignèrent aux hommes, par la longue marche du progrès » (Lucrèce, poète latin). « C’est par l’expérience que la science et l’art font leur progrès chez les hommes (Aristote, philosophe grec)
De Lucrèce à Bacon, de Locke à Spencer, la croyance au progrès n’est pas spécifiquement socialiste. « Le but de la société humaine doit être le progrès des hommes, non celui des choses » (Sismondi). « Deux éléments, le temps et la tendance au progrès, expliquent l’univers » (Renan).
La réalité des progrès humains passés justifie la croyance en une perfectibilité pour l’avenir. Cette argumentation se rencontre, par exemple, chez un philosophe presque contemporain, non socialiste, comme Vladimir Jankélévitch " Au niveau des moeurs, du droit, des peines et de la procédure, un progrès continu est perceptible. Nos moeurs sont de plus en plus douces, notre justice de moins en moins barbare. Tout ce qui est quantifiable, scalaire, est susceptible d’amélioration. En l’an 3000, beaucoup de pratiques inhumaines auront disparu. La femme ne sera plus utilisée comme un jouet ou un instrument de plaisir, la peine de mort sera abolie depuis longtemps en tout lieu et on se demandera même comment la mort légale a pu être inscrite dans les codes ; peut-être même, les biens étant devenus tellement abondants, qu’on ne sera plus tenté de les dérober à son prochain, le désintéressement sera-t-il la plus banale et la moins méritoire des vertus."
B4) Progrès et déterminisme du progrès au 19ème siècle
L’importance de la notion de progrès coïncide surtout avec les bouleversements économiques, sociaux, culturels du 17ème au 20ème siècle. « Le genre humain a toujours été en progrès et continuera toujours de l’être à l’avenir, ce qui ouvre une perspective à perte de vue dans le temps (Emmanuel Kant, philosophe des Lumières). "Le progrès est le mode de l’homme » ; en écrivant cela dans Les Misérables, Victor Hugo fait du progrès et de la volonté de progrès, un aspect de l’histoire humaine, tant au niveau des individus que des sociétés.
Toute l’œuvre de Victor Hugo respire l’espérance en des lendemains plus heureux pour tous. Il s’enflamme par la bouche d’Enjolras du haut de la barricade : « - Citoyens, vous représentez-vous l’avenir ? Les rues des villes inondées de lumières, des branches vertes sur les seuils, les nations sœurs, les hommes justes, les vieillards bénissant les enfants, le passé aimant le présent, les penseurs en pleine liberté, les croyants en pleine égalité… la conscience humaine devenue l’autel, plus de haines, la fraternité de l’atelier et de l’école… à tous le travail, pour tous le droit, sur tous la paix, plus de sang versé, plus de guerres, les mères heureuses ! » De même, il se mue en rouge gorge niché dans la gueule du lion de Waterloo.
B5) Les tenants du progrès ont mené un combat d’idées positif face à la droite royaliste, cléricale et pré-fasciste
Lors de la discussion d’hier, signalée en introduction, mon contradicteur s’en prenait au messianisme du progrès. Il est vrai qu’on trouve, par exemple chez Condorcet, un messianisme du progrès « L’espèce humaine …marchant d’un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur « . Ceci dit, cet utopisme progressiste des Lumières a joué un rôle essentiellement positif dans l’histoire.
Les citations ci-dessus de Kant, Condorcet et Hugo peuvent être critiquées pour l’inéluctabilité du progrès qu’elles postulent. Il faut cependant replacer cette position dans le contexte du 19ème. Face au fixisme de l’Eglise catholique, face au préfascisme qui veut en revenir à la féodalité en effaçant toute l’évolution de la société depuis la Renaissance, les combats pour le progrès étaient positifs et ont contribué à une évolution utile de la pensée publique comme des institutions.
Poser un signe égale entre croyance au progrès et catastrophe peut sous-entendre que les AntiLumières du 18ème siècle, les préfascistes du 19ème et les fascistes du 20ème avaient raison. Cela, je ne l’accepterai jamais.
B6) Le progrès est un combat
• la colonisation, le fascisme, le stalinisme, les dictatures militaires pro-étatsuniennes ont montré que le processus de civilisation peut connaître des régressions effroyables où même les interdits fondamentaux ont été brisés.
• Après des siècles et des siècles de complémentarité entre progrès humain et aspiration à l’égalité, à la Justice, le capitalisme financier actuel représente une régression phénoménale
• Le rapport prédateur entretenu par le capitalisme vis-à-vis de la nature menace la planète de régressions imprévisibles Alors, oui, le progrès est un combat, un combat culturel et politique pour que la succession des années et des siècles se fasse au profit des humains, pour le bonheur des humains. Oui, nous croyons en la valeur de la notion philosophique de progrès, partie prenante du socialisme.
B7) Il faut choisir son camp : le mien, c’est celui du progrès
Le fonds culturel du Proche-Orient avant le 5ème siècle grec voit l’histoire comme « l’éternel retour du même ». La chrétienté du Moyen Age porte une vision statique du monde avec Dieu et des seigneurs de toute éternité, avec des rois choisis par Dieu et une Eglise assurant le lien entre le Ciel et la Terre. Face à la démocratisation des sociétés et au progrès des connaissances s’insurgent ensuite les Antilumières (Burke, Maistre, Bonald…), courant réactionnaire puisqu’il veut un retour à ce qui existait « avant ». Ce levain idéologique donne naissance au préfascisme qui analyse l’évolution du monde comme marqué par « la décadence ». La barbarie fasciste du 20ème siècle sera marquée par l’opposition à la notion de progrès.
Face au fascisme et à tous les traditionalismes, doit-on se taire ? esquiver le débat ? Je préfère assumer la valeur philosophique de la notion de progrès pour nous.
Au début du 21ème siècle, des militants et courants de l’écologie radicale combattent le progrès avec des argumentations diverses. Il serait trop long d’y répondre ici. En 2007, j’avais rédigé une réponse aux "108 propositions pour une République Française laïque, écologique et sociale" : des écolos surprenants au coeur de la campagne Bové pour les présidentielles ?
JACQUES SERIEYS
A suivre :
C) Messianisme, utopie et socialisme
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