Voici une vingtaine d’années, un premier héron cendré s’était installé dans les îles de la Truyère en face de la maison de mes parents et de la nôtre. Il passait l’essentiel de la journée dans un petit rayon d’action, dormant à douze mètres de hauteur sur une branche de peuplier, prenant de temps en temps son majestueux envol pour survoler la rivière. Il pêchait également dans ce secteur, soit derrière la chaussée du moulin dans un petit bassin retenant régulièrement des poissons prisonniers, soit dans un rapide peu profond entre deux îles.
Assis sur son balcon, en homme habitué à décrypter la vie des animaux sauvages, mon père suivait quotidiennement les faits et gestes de ce grand oiseau qu’il avait nommé Baptistou. Assez souvent, une Baptistoune le rejoignait au printemps, complétant leur nid, y plaçant quelques oeufs puis les couvant. Après l’éclosion, les deux parents partaient sans cesse en quête de nourriture. A la fin de l’été, Baptistou retrouvait ses habitudes de célibataire.
Contrairement aux autres espèces d’oiseaux sans cesse en mouvement, notre échassier planeur demeurait fréquemment immobile, au repos sur sa branche, aux aguets pour pêcher ou prenant régulièrement des bains de soleil, perché sur une grosse pierre. Aussi, certains voisins l’interpelaient par un surnom peu sympathique : le fainéantas.
Un seul grand arbre des îles était interdit aux hérons : celui occupé par une colonie de corbeaux vindicatifs et bruyants. Cependant, les seuls vrais ennemis de Baptistou, Baptistoune et leurs Baptistounets étaient en fait quelques pêcheurs jaloux des poissons qu’ils ingurgitaient, promettant sans cesse de leur faire un mauvais sort.
Depuis quinze jours, deux hasards perturbent cette routine quotidienne. Premièrement, des canards colverts sauvages viennent régulièrement nager, manger et jouer sur le principal lieu de pêche des hérons. Deuxièmement, les pompiers ont coupé l’arbre des corbeaux sur lequel s’était formé un essaim de frelons asiatiques.
Dimanche 9 juin 2013, les corbeaux orphelins de leur peuplier envahissent soudain celui faisant fonction de héronnière ancestrale alors que Gustou (descendant de Baptistou) a quitté son domicile. A son retour, il essaie de reprendre sa place. Maîtres Corbeaux ne voulant pas céder, je vois pour la première fois, un héron user de son bec pour attaquer hors de l’eau. Cependant, ses coups tombent généralement dans le vide ; les oiseaux noirs défendent toujours avec agilité, intelligence et ténacité les secteurs qu’ils colonisent (y compris contre des rapaces bien plus puissants). Le grand échassier pousse de tonitruants croassements « fraoank » auxquels répondent d’autres croassements tout aussi graves "Kraa Kraa Kraa" et bien plus nombreux .
Au bout d’un quart d’heure, Gustou admet sa défaite momentanée et descend pêcher à son poste favori, sous la chaussée du vieux moulin. Problème !!! La "gourgue" est également occupée, cette fois par les colverts. Croyant faire peur au héron, ceux-ci cancanent en chœur, couvrant même les croassements de la colonie de corbeaux.
Le héron cendré a beau être l’oiseau le plus flegmatique de la nature, en voilà assez pour lui. Il avance vers les canards qui essaient d’esquiver mais constatent rapidement la mauvaise qualité de leurs becs comme instrument de défense ; aussi, ils quittent rapidement les lieux.
Toute bataille se termine par un vainqueur et un vaincu chez les humains comme parmi les descendants des dinosaures. Qui s’est donc imposé sur le plus grand peuplier des îles de la Truyère ? les corbeaux. Qui survole les lieux d’un regard nostalgique ? le héron.
Qui continue à faire sa vie sans se soucier du reste ? la colonie de colverts confirmant que l’on peut perdre une bataille mais gagner la guerre. Je ne me plains pas trop du changement car ces canards sont vraiment passionnants. Dans ma jeunesse, ils étaient réputés pour leur capacité à détecter toute présence humaine à 50 mètres, fuyant au moindre bruit. Aujourd’hui, ils paraissent désireux de prouver aux dizaines de touristes qui les photographient le fameux dicton : Heureux comme des canards dans l’eau. En effet, ils passent des heures entières à patauger dans les flaques, apprendre à leurs petits à voler, se poser sur l’eau, dériver vers le remous pour ne pas être pris dans les grilles de la micro-centrale hydroélectrique, sauter sur les "pierres des laveuses"... Hier, j’ai compté vingt-trois de ces barboteurs sauvages dont trois quarts de canetons... l’espèce ne paraît pas en voie de disparition.
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