Violences sexuelles en Ehpad : l’insupportable inertie de l’État

mardi 9 janvier 2024.
 

Il y a un an, Mediapart publiait la première enquête sur les violences sexuelles dans les maisons de retraite. Elle dévoilait le calvaire d’une centaine de résidentes agressées sexuellement ou violées, mais aussi l’inaction de l’État. Depuis, les signalements se multiplient, sans aucune réponse d’envergure.

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20231225-181006%20&M_BT=1489664863989

ImaginezImaginez, l’aide-soignant vous a violée, vous l’avez dénoncé et vous pourriez être jetée dehors. Imaginez que vous êtes Marie*, 93 ans, continuellement allongée par la faute d’une leucémie et du poids des années. Que vous n’avez plus la force de marcher, même dans les couloirs de cet Ehpad où vous avez été placée il y a douze ans.

Imaginez encore que vos proches ont saisi le procureur de la République pour qu’on écarte votre agresseur. Imaginez qu’il reste en poste et que nombre de ses collègues sont solidaires avec lui.

Depuis quatorze mois « l’enquête est en cours », d’après le parquet. L’employé « conteste formellement les accusations », selon le groupe Korian qui gère l’établissement. Et jure que l’agent n’intervient plus « dans la prise en charge de la résidente ». Mais vous, vous avez peur.

Quant à l’Autorité régionale de santé (ARS) censée contrôler l’Ehpad, elle vous recommande de plier bagages. Elle demande à votre famille « d’apaiser les relations avec le personnel soignant », selon un courrier obtenu par Mediapart. La fauteuse de trouble, c’est vous. Vous, et vos proches qui vous soutiennent.

« Pour apaiser les relations entre l’entourage familial et le personnel soignant », le juge des tutelles a décidé de limiter les visites de vos proches. Soixante minutes par semaine : le jeudi entre 15 et 16 heures, quand ils travaillent. Seule pour votre anniversaire, seule pour la Fête des mères, peut-être le serez-vous encore pour Noël, si la demande de « visite exceptionnelle » n’est pas acceptée.

L’histoire semble sortie d’un de ces cauchemars d’impuissance où l’on se débat, quand il n’y a plus rien à faire. Sauf que Marie, 93 ans, est bien réelle. À l’heure où vous lisez ces lignes, elle est certainement allongée dans la chambre de « sa maison », qu’elle angoisse de devoir quitter d’un jour à l’autre. « Pourquoi ce serait toujours aux victimes de partir ? », demande une proche en colère.

Dans l’ère post #MeToo, la question est surannée. Mais pas dans les maisons de retraites de France, où l’on préfère que nos anciennes disparaissent comme elles ont souvent vécu, sans faire de vague.

Un système porté par l’inaction des autorités Il y a un an, nous avions publié la première enquête sur les violences sexuelles commises sur les résidentes des Ehpad. Grâce aux archives judiciaires, des articles de presse et des témoignages, nous avions pu raconter un système de silenciation organisé des victimes, de leurs familles et des salarié·es lanceuses d’alerte.

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Violences sexuelles en Ehpad 13 décembre 2022 Nous avions retrouvé la trace d’une centaine de victimes, dont près de la moitié (46 %) avait été agressées ou violées par des employés de leurs établissements. L’autre moitié des agresseurs étant les résidents et, dans une moindre mesure, les personnes extérieures à l’Ehpad – membres de la famille compris.

Il s’agissait là de la pointe émergée d’un iceberg dont les dimensions nous apparaissait, tout comme au ministère des solidarités, « monstrueux ». La plupart des parcours que nous avions retracés avaient terminé dans le silence de la tombe, avant même que la justice ne se soit prononcée.

Nous avions aussi pu démontrer que le ministère de la santé et les ARS de France avaient été alertées de ces violences spécifiques depuis des années. Elles ont été ignorées. Cette fois, promis, le gouvernement allait traiter la question. En janvier 2023, un plan est même prévu avec un « volet sur les femmes particulièrement vulnérables ». Mais depuis, il ne s’est rien passé.

La promesse d’inclure les violences sexuelles dans la lutte contre les maltraitances est tombée aux oubliettes. Elle ne figure même pas dans la proposition de loi sur le « Bien vieillir » qui devrait être votée en 2024, comme l’indique à Mediapart le ministère des solidarités et des familles, dirigé par Aurore Bergé. Elle sera incluse dans le reste des mesures, précise-t-on de même source.

Pourtant, les violences sexuelles nécessitent une prise en charge dédiée. Et non un guichet unique avec les ARS et les conseils départementaux déjà surchargés qui se sont distingués jusqu’alors par leur passivité sur le sujet. Aujourd’hui comme il y a un an, les seules à accompagner les familles dans l’humanité, sont les écoutantes du numéro vert 3977 de l’association contre les maltraitances faites aux personnes âgées. Or le service pourrait fermer, nous a indiqué son président.

Cette structure aurait pourtant pu être un bon point de départ pour lancer un vrai plan d’action contre les violences sexuelles en Ehpad.

Car celles-ci nécessitent des procédures de détection, de signalement et de prévention particulières. Il faut aussi des personnels soignants et des directeur·ices formé·es, allant de pair avec une protection des lanceurs et des lanceuses d’alerte aujourd’hui souvent poussé·es vers la sortie. Enfin, la question de la mise en commun d’informations et de la prise en charge des agresseurs se pose : ils semblent actuellement pouvoir passer d’un emploi à l’autre sans être inquiétés.

Cette inertie du gouvernement a des conséquences concrètes. Depuis la publication de notre enquête il y a un an, nous avons été les destinataires de dizaines de nouveaux signalements. En faisant une simple recherche sur Internet, nous avons découvert 23 nouvelles affaires de viols ou d’agressions sexuelles en Ehpad ouvertes devant les tribunaux français. Combien faudra-t-il de victimes pour que le gouvernement s’y intéresse ? Combien de Marie pour qu’on les écoute ?

Il est temps que la parole de ces femmes et de leurs proches soit écoutée, que le gouvernement et les parlementaires prennent leurs responsabilités. Il est plus que temps que nos anciennes soient réellement protégées.

Sophie Boutboul (Youpress) et Leïla Miñano (Investigate Europe)


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