« On est là et pas vaincus » : ce que disent les casseroles et les mobilisations festives

mercredi 3 mai 2023.
 

Le mouvement social ne cesse de se réinventer. Après les grèves et les manifestations d’ampleur, place aux « casserolades » pour couvrir la voix de l’exécutif, qui n’apprécie guère. Entretien avec Danielle Tartakowsky, historienne spécialiste des mouvements sociaux, qui y voit la profondeur de l’ancrage du mouvement et sa dimension populaire.

https://www.mediapart.fr/journal/fr...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20230427-174054&M_BT=1489664863989

À chaque déplacement, son concert de casseroles, de sifflets, de huées. Depuis qu’il a proclamé l’ouverture de « 100 jours d’apaisement », Emmanuel Macron n’est jamais tranquille. Ses ministres non plus. Le mouvement social, toujours aussi festif, endurant et créatif, a trouvé une nouvelle formule, dans l’attente du 1er mai, que l’intersyndicale espère massif.

Usant de la dérision, de la parodie et de casseroles pour se faire voir et entendre, les opposantes et opposants à la réforme des retraites – et à la politique de l’exécutif – maintiennent le rapport de force en puisant de nouvelles armes dans le répertoire militant.

Danielle Tartakowsky est historienne spécialiste des mouvements sociaux et auteure de On est là ! La manif en crise, aux éditions du Détour. Elle analyse pour Mediapart cette nouvelle séquence et l’usage de la parodie et du bruit dans l’histoire militante.

Mediapart : Depuis la promulgation de la loi, le mouvement social a pris un tour différent avec les casserolades qui poursuivent les membres de l’exécutif et les député·es de la majorité. Que traduit cette nouvelle forme de mobilisation ?

Danielle Tartakowsky : Cela traduit une volonté de dire : « On est là », qui est d’ailleurs un chant issu du mouvement des « gilets jaunes ». Ça dit aussi la profondeur de l’ancrage du mouvement et sa dimension populaire au sens large. L’autre jour, j’étais devant la mairie du XIXe arrondissement de Paris pour une casserolade et il y avait un côté village et famille tout à fait étonnant. Il y avait des mères avec de jeunes enfants qui s’amusaient comme des fous aux côtés de militants portant des dossards de la CGT ou Solidaires.

Depuis la promulgation de la loi, et dans l’attente du 1er mai, on a vu se développer – à l’initiative première d’Attac – ces casserolades. Ce sont des formes d’attente à d’autres échelles. C’est une nouvelle étape pour ce mouvement social qui n’est pas terminé. Il ne faut pas opposer ce qu’il se passe là aux douze manifestations nationales des trois derniers mois. Disons plutôt que nous entrons dans autre chose.

Ce mouvement a en effet connu différentes « séquences »...

Il y a eu un avant et un après-49-3. Et un avant et un après-promulgation. Avant le 49-3, les manifestations se passaient sans aucune violence et tout le monde a repris la rue. À Paris en particulier, où l’on a connu le préfet Lallement [il a quitté son poste en septembre 2022 – ndlr], on se le disait spontanément : « Qu’est-ce que ça fait du bien de manifester de nouveau ! » Cette dimension-là a été assez constitutive du mouvement.

Après la promulgation, l’intersyndicale a choisi d’attendre le rendez-vous du 1er mai tandis que d’autres organisations ont perpétué l’expression du mouvement social sous une forme festive et qui dit : « On est là et pas vaincus. »

Et cette expression utilise beaucoup la parodie : les opposant·es à la réforme des retraites se sont lancés dans un « Intervilles Macron », qui consiste à gêner les déplacements. La parodie et l’humour font partie du répertoire militant ?

Bien sûr, rappelons-nous « le Juppéthon » de 1995, lancé par « Les Guignols de l’info » ! [Les célèbres marionnettes de Canal+ avaient lancé un défi aux Français·es : atteindre deux millions de manifestant·es dans les rues pour renverser le premier ministre et sa réforme des retraites. Objectif atteint le 12 décembre, obligeant Alain Juppé à reculer – ndlr.]

Aujourd’hui, les réseaux sociaux jouent un rôle, à l’époque, c’était la télévision. « Les Guignols de l’info », tout le monde regardait, et le Juppéthon a été l’un des acteurs de 1995.

Bien avant, dans les années 1920 puis en 1936, il y avait des manifestations avec des militants communistes et/ou de la CGTU [la Confédération générale du travail unitaire, qui a existé de 1921 à 1936 – ndlr] qui manifestaient avec de grands couteaux en carton entre les dents, et tout le monde rigolait.

Pour utiliser l’humour comme arme, il faut un espace de déploiement libre où l’humour puisse se donner en spectacle, au meilleur sens du terme. Car, dans des périodes de manifestations interdites, il n’y a plus de place pour l’humour.

Pour revenir au mouvement social de 2023, précisons que les manifestations ont, dès le début, pris un tour parodique et festif. Il y a eu beaucoup de choses extrêmement drôles – mais je crois que le personnage de Macron se prête bien à la parodie...

Le recours à des casseroles, ça non plus ce n’est pas nouveau ?

Certains de mes collègues historiens sont remontés au charivari, à la fin du Moyen Âge : il n’y avait pas de casseroles mais la volonté de faire du bruit pour dénoncer tel ou tel qui s’était mal conduit. Moi j’ai tendance à ancrer le phénomène dans les manifestations chiliennes, qui n’étaient pas pour la bonne cause : des femmes soutenant Pinochet descendaient dans la rue avec des casseroles. Et ça a été beaucoup repris en Argentine pendant la crise financière et la fermeture des banques. En France, le recours à des casseroles n’est pas inédit, mais pas fréquent.

Face à ce nouveau mode d’action, l’exécutif durcit le ton. Le président parle par exemple d’incivisme.

C’est la réponse du berger à la bergère : il ne nous entend pas, on ne va pas l’entendre. L’exécutif n’arrête pas d’avoir des stratégies totalement erratiques et... on est là ! Ensuite, il faut prendre en compte – et Macron n’y est sans doute pas insensible – les réactions à l’étranger. Des syndicalistes de nombreux pays d’Europe seront présents le 1er mai pour apporter leur solidarité. La France a longtemps été à l’avant-garde dans l’expression de la solidarité internationale, et voilà qu’on lui en apporte face à la politique de Macron ! En termes d’image, le gouvernement est amené à prendre tout ceci en compte. Mais connaissant Emmanuel Macron, ce n’est pas ça qui va le faire reculer d’un pouce.

Dans les cortèges, on a beaucoup entendu les opposant·es à la réforme parler de mouvement « historique », « imprévisible » et « inédit ». Partagez-vous cette analyse du mouvement social ?

Sur l’aspect inédit, je vais jouer l’historienne grincheuse mais tous les mouvements présentent une dimension inédite ! Deux éléments me paraissent toutefois originaux et spécifiques à ce mouvement : d’abord une intersyndicale solide de bout en bout. Elle a participé à l’ampleur du mouvement. Puis l’ancrage – et ça nous ramène aux casserolades – des petites et moyennes villes. Cette géographie nouvelle est sans doute liée à ce que le mouvement des gilets jaunes a révélé.

Concernant l’imprévisible, c’est vrai et c’était presque déstabilisant pour tout le monde ! On se le disait tous : « On ne sait pas ce qu’il va se passer. »

Enfin, l’avenir nous dira si ce mouvement est historique ou pas. Mais tout le monde le dit : la crise sociale est devenue une crise démocratique, une crise de régime, une crise politique… Ce n’est pas terminé. Car quand un si puissant mouvement est mis en échec, qu’est-ce qu’on fait ?

Après la promulgation de la loi, la première ministre a clamé qu’il n’y avait « ni vainqueur, ni vaincu » : vous partagez ce constat ?

Chacun peut à l’heure actuelle dire, non pas qu’il a gagné, mais qu’il n’a pas perdu ! C’est toujours important pour les organisations à l’origine d’un mouvement d’en sortir, sinon vainqueur, en tout cas la tête haute. Reparlons des gilets jaunes et de la manière dont le mouvement s’est effiloché sous le coup de la répression et de tout ce que l’on sait. Les gilets jaunes ont eu le sentiment qu’ils avaient perdu alors qu’ils ont été les premiers à contraindre Macron à des contournements et des reculs, et ça, cela tient à la dimension totalement inorganique de leur mouvement. Du côté du gouvernement, certains considèrent sans doute avoir décroché une victoire face aux oppositions à la réforme des retraites. Mais c’est une victoire qui peut coûter très cher au pays.

Cécile Hautefeuille


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message