5 août : Journée de commémoration des victimes du stalinisme en 1937 1938

jeudi 10 août 2023.
 

La date du 5 août a été choisie pour commémorer les victimes de la Grande Terreur en référence à l’ordre opérationnel du NKVD n° 00447. Cet ordre marque le lancement le 5 août 1937 de « l’opération koulak », la plus meurtrière opération répressive secrète de masse lancée par Staline, qui avait pour objectif d’éliminer toute une série « d’ennemis » : « ex-koulaks », « gens du passé », « éléments socialement nuisibles ». La Grande Terreur a également visé les individus « ethniquement suspects », c’est-à-dire ayant un lien de près ou de loin avec les pays identifiés par le régime soviétique comme « hostiles » (Pologne, Allemagne, Pays baltes, Finlande, Japon). , c’est sous un soleil radieux que les visiteurs se dispersent dans les allées pour se recueillir devant les mémoriaux dédiés à leurs ancêtres.

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C’est une dense forêt de Carélie où les pins majestueux du nord de la Russie s’étirent vers le ciel. Le cimetière mémoriel de Sandormokh surgit après un étroit sentier. Des centaines de visages, hommes, femmes de tous âges, toutes conditions sociales. Les portraits sépia ou noir et blanc sont fixés sur les troncs d’arbres ou sur des structures de bois surmontées d’un toit. Fragiles sépultures qui côtoient des monuments collectifs décorés de fleurs artificielles aux couleurs vives.

Alexandre Spiachtchi est venu honorer le souvenir de son grand-père maternel. « Il travaillait dans un kolkhoze dans le secteur de Medvejegorsk. Ils sont venus chercher 18 personnes de nuit et les ont fusillées deux semaines plus tard, dit le vieil homme, ému. On n’a connu la vérité qu’en 1992 grâce aux recherches de Memorial. »

Habitante de Saint-Pétersbourg, Anna Babadjanyan, 63 ans, est une habituée des lieux. Avant, elle faisait le déplacement avec ses parents pour rendre hommage à son grand-père, Flegont Volinets. Elle vient seule désormais car son père est décédé il y a deux ans et sa mère est trop âgée pour faire le voyage. Membre du mouvement révolutionnaire de Biélorussie, son aïeul faisait partie des 1 111 prisonniers du camp des îles Solovki en mer Blanche, déplacés jusqu’à Sandormokh pour y être fusillés à l’automne 1937.

Le premier camp de travail forcé soviétique est créé dès 1923 sur l’archipel des îles Solovki, dans le nord-ouest de la Russie. Il servira de laboratoire au système de goulag instauré à partir de 1930. Pendant trente ans, au moins 100 000 détenus sont passés par ce camp, près de 20 000 y ont péri.

Ici, plus de 9 000 personnes ont été abattues d’une balle dans la nuque puis enterrées dans 236 fosses communes. Des personnalités célèbres – politiques, scientifiques, artistes, religieux… –, mais aussi de nombreux paysans et ouvriers, habitants de Carélie, et des détenus du camp de Belbaltlag, travaillant sur le chantier du canal de la mer Blanche. Parmi les victimes, on compte une soixantaine de nationalités, Ukrainiens, Finnois, Polonais, Baltes, Géorgiens, Arméniens…

Sandormokh a été l’un des lieux secrets des exécutions de masse mises en œuvre par le NKVD (Commissariat du peuple aux affaires intérieures) d’août 1937 à novembre 1938. Un an et demi de Grande Terreur au cours de laquelle un million et demi de personnes ont été arrêtées et condamnées, dont 800 000 ont été fusillées. « Le plus grand massacre d’État jamais perpétré en Europe en temps de paix », estime l’historien Nicolas Werth, spécialiste de l’époque soviétique.

Un massacre que les responsables ont tout fait pour garder secret. Aux familles des victimes, on disait que leur proche avait reçu une condamnation de « dix ans sans droit de correspondance », formule devenue tristement célèbre en Russie, qui signifiait en réalité la peine de mort.

Les opérations secrètes menées par le NKVD en 1937 et 1938 ont été bien au-delà d’une purge des élites politiques, militaires, économiques et intellectuelles, et ont concerné toutes les couches de la société. Pour prononcer les condamnations, des organes extrajudiciaires ont été créés et toutes les régions d’URSS ont reçu des quotas à remplir. Dans tout le pays, les chiffres initiaux ont été largement dépassés, principalement car les fonctionnaires voulaient prouver leur zèle mais aussi parce que Staline et Iejov ont augmenté plusieurs fois les quotas.

Ce n’est qu’à partir des années 1990, grâce à l’ouverture des archives, que le mécanisme, la mise en œuvre et l’ampleur de la Grande Terreur sont découverts, mais les lieux des exécutions de masse restent inconnus, ils n’apparaissent pas dans les documents du NKVD. C’est ainsi que soixante ans se sont écoulés avant que le site de Sandormokh soit mis au jour.

L’espoir vain d’un travail mémoriel

Mince silhouette aux longs cheveux ondulés, Irina Flige, présidente de la branche pétersbourgeoise de l’ONG Memorial* Fondée en 1987 par des dissidents soviétiques, Memorial enquête depuis plus de trente ans sur les répressions politiques en URSS et dans la Russie actuelle. Elle est bien sûr présente à Sandormokh pour cette journée de commémoration. C’est elle et ses anciens compagnons de route – son époux Veniamine Ioffe, décédé en 2002, et Iouri Dmitriev, historien local aujourd’hui emprisonné – qui ont découvert ce charnier le 1er juillet 1997. Ils l’ont baptisé Sandormokh du nom d’un hameau proche.

Ensemble, ils ont enquêté sur des milliers d’archives puis documenté un à un le destin des victimes, un travail titanesque. Depuis lors, cette géographe de formation entretient un lien très fort avec Sandormokh, pour lequel elle a consacré près de dix ans de recherches. « Il n’y a aucun projet, aucune circonstance personnelle qui peut m’empêcher de venir ici chaque 5 août », confie Irina Flige. Le site est devenu un lieu de mémoire unique, seule commémoration internationale en Russie », précise fièrement la chercheuse de 62 ans.

En 1997, sa découverte fait naître l’espoir qu’un véritable travail de mémoire sur le sombre passé totalitaire va s’engager en Russie. Depuis plusieurs années déjà, à la faveur de l’ouverture des archives, l’ONG Memorial documente les crimes staliniens, nomme les victimes et soutient leurs familles.

Des branches de l’organisation de défense des droits humains font leur apparition dans de nombreuses villes de Russie et agissent chacune localement pour mettre à nu l’histoire des répressions. Des « livres de mémoire » ou « livres du souvenir » sont publiés dans la plupart des régions, mis à jour au fur et à mesure que de nouvelles données sont trouvées.

Le bilan est effrayant : on estime que vingt millions de personnes sont passées par les camps de travail forcé du goulag,* Le système concentrationnaire du goulag, qui se développa jusqu’à la mort de Staline en 1953, a été utilisé comme instrument de terreur et d’expansion industrielle. dont 90 % n’avaient commis aucun crime de droit commun. Quatre millions de prisonniers y sont morts de faim, de froid, de maladies et d’épuisement. Durant la période stalinienne, un million de personnes ont également été condamnées à mort et environ sept millions ont été déportées.

Le président de Memorial, Ian Ratchinski, alors employé au Gosplan, l’organisme d’État chargé de définir et de planifier les objectifs économiques à atteindre, se souvient parfaitement de l’ambiance qui régnait à la fin des années 1980 en Union soviétique. « Une grisaille et une fausseté absolue. La majorité des fonctionnaires du parti étaient des bureaucrates, sans aucune couche idéologique. À ce moment-là, beaucoup de gens n’en pouvaient plus du mensonge et de la démagogie ambiante. Il y avait un fort besoin d’informations réelles », se souvient l’homme de 64 ans, qui a rejoint l’ONG dès 1988. « Chez les personnes dont des parents étaient morts ou avaient souffert, ce besoin était encore plus fort et il était double. D’une part, connaître le sort de leurs proches, d’autre part, raconter leur histoire », relate le défenseur des droits humains, dont la première mission au sein de Memorial a été d’écouter les descendants de victimes.

En Russie, on utilise aussi le terme « Iejovschina » ou « période de Iejov » pour évoquer la « Grande Terreur ». Nikolaï Iejov (1895-1940) était le commissaire du peuple aux affaires intérieures de l’URSS (NKVD) de septembre 1936 à novembre 1938. À ce titre, il a été le principal exécutant de la Grande Terreur. Arrêté immédiatement après la fin des opérations, il sera lui-même fusillé en février 1940.

À Moscou, entre 40 000 et 50 000 personnes furent exécutées entre 1937 et 1938. Plus de 21 000 victimes furent inhumées au « Polygone de Butovo ». À 25 kilomètres au sud de la capitale, cette zone d’affectation spéciale du NKVD était un site d’entraînement au tir de la police politique. « Ainsi les riverains ne s’étonnaient pas d’entendre des coups de feu », souligne Igor Garkavy, directeur du centre mémoriel de Butovo.

Non loin de là, ce sont 6 600 condamnés, principalement l’élite du pouvoir soviétique (ministres, ingénieurs…), qui ont été enterrés à Kommunarka entre 1937 et 1941. Dissimulé derrière de grandes palissades marron, le territoire recouvert d’immenses arbres abritait la datcha de Guenrikh Iagoda, chef du NKVD. C’est une photo aérienne de l’armée allemande datant de la Seconde Guerre mondiale qui a permis de localiser, en 2018, l’emplacement exact des fosses communes.

Poutine réécrit l’histoire

Vingt-cinq ans après la découverte de Sandormokh, bien qu’il existe désormais toutes les preuves des atrocités des répressions staliniennes, environ 40 % de la population, principalement des jeunes et des personnes âgées, avoue ne rien en savoir. En dix ans, la proportion de Russes qualifiant les répressions staliniennes de « crime injustifiable » a quasiment diminué de moitié.

Selon Ian Ratchinski, très peu de gens mesurent à quel point l’État soviétique a été criminel. « Pourtant, il n’y a pas d’autre exemple dans l’histoire de 800 000 personnes condamnées à mort par contumace et exécutées en un an et demi sans pouvoir, non seulement engager un avocat, mais simplement dire un mot pour se défendre », souffle le président de Memorial.

Dans son livre consacré à la découverte du site, Sandormokh - Le livre noir d’un lieu de mémoire, Irina Flige écrivait en 2017 : « Au cours des vingt années écoulées, nous avons érigé des monuments, de nombreux monuments, et des milliers de personnes sont venues ici honorer les morts. Il y a vingt ans, nous pensions que Sandormokh tracerait une ligne ferme entre le passé et le présent. Mais aujourd’hui, il faut nous rendre à cette évidence : la mémoire de la Terreur n’est hélas pas devenue une mémoire comme une autre. »

En 2016, la très officielle Société d’histoire militaire de la Russie, présidée par le ministre de la culture Vladimir Medinski, ardent défenseur d’une politique de réhabilitation de Staline, remet en cause la nature du charnier. Selon elle, les fosses communes abriteraient, pour l’essentiel, les restes de prisonniers de guerre soviétiques morts en captivité ou exécutés par les forces d’occupation finlandaises présentes en Carélie entre 1941 et 1944.

L’hypothèse est totalement absurde et n’est pas sans rappeler la falsification opérée par les autorités soviétiques au sujet du massacre de Katyn de 1940, en Pologne, mais aussitôt émise, plusieurs médias pro-Kremlin la relaient sans vergogne et critiquent le travail de Memorial.

Vladimir Poutine n’est pas étranger à cet échec. Le président russe mène depuis vingt ans une réécriture en profondeur du récit national dont la victoire de l’URSS dans la « Grande Guerre patriotique »* Expression pour parler de la Seconde Guerre mondiale en Russie. constitue l’épisode phare. Les pages sombres sont gommées, seul le passé glorieux est acceptable. À partir des années 2010, cette démarche s’est accélérée avec l’adoption de lois « mémorielles » et la création de plusieurs institutions étatiques comme la Société d’histoire de la Russie et la Société russe d’histoire militaire, chargées de contrôler le « roman » officiel.

Progressivement, l’accès aux archives est rendu plus difficile et les structures indépendantes sont mises sous pression. En 2016, Memorial est déclaré agent de l’étranger, un statut infamant l’obligeant à effectuer de lourdes démarches administratives. Dès lors, les autorités n’ont de cesse de rendre la vie impossible à l’organisation, multipliant les amendes et les sanctions jusqu’au coup final : fin décembre 2021, la justice russe prononce la dissolution de l’emblématique ONG*

Memorial a toujours eu un fonctionnement horizontal. Les deux entités mères – Memorial International et le Centre des droits de l’homme – ont été dissoutes. Une trentaine d’organisations Memorial et de groupes régionaux continuent de fonctionner dans le pays. En 2022, l’ONG a été récompensée par le prix Nobel de la paix. . « Il est évident que Memorial, en spéculant sur le thème de répressions au XXe siècle, crée une image mensongère de l’URSS comme État terroriste », a accusé le procureur.

Au cimetière mémoriel de Sandormokh, le ton a changé dès 2014 et les autorités, y compris locales, ont cessé d’assister aux commémorations à partir de 2016. 2016 voit aussi l’historien Iouri Dmitriev accusé de pédophilie. Deux ans plus tard, c’est au tour du directeur du musée de Medvejegorsk, Sergueï Koltyrine, également membre de Memorial, d’être inculpé pour un chef d’accusation identique. Condamné à neuf ans de prison, celui-ci est mort dans un hôpital pénitentiaire en avril 2020.

« Jusqu’en 2013, les autorités soutenaient notre travail de mémoire. “Jamais nous n’oublierons. Nous serons toujours là”, avait déclaré une député de la Douma lors d’un discours », se rappelle Larissa Skripnikova, responsable de l’association des Ukrainiens de Carélie. Parmi les délégations étrangères qui venaient nombreuses chaque été, la délégation d’Ukraine était toujours la plus importante. « Ils arrivaient avec un jour d’avance, souvent deux. On les accueillait, on buvait le thé, on a tellement sympathisé… », relate cette bénévole engagée pour que la mémoire des victimes ukrainiennes ne soit pas oubliée.

Depuis 2014, année qui a vu l’annexion de la Crimée et le début de la guerre dans le Donbass, aucune délégation officielle ukrainienne n’a pu se rendre à Sandormokh. Autour du mémorial ukrainien, le rituel annuel a néanmoins toujours été observé. L’année 2022 ne fait pas exception. Devant l’immense croix cosaque en granit ornée d’une écharpe brodée au motif national rouge et noir, on égrène les noms des 685 Ukrainiens fusillés à Sandormokh avant d’entonner des chants traditionnels et de partager un pain brioché.


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