Inflation : le gouvernement se félicite, les Français trinquent

mercredi 17 août 2022.
 

L’OCDE a confirmé la baisse de 1,9 % des revenus réels en France au premier trimestre 2022, une baisse plus forte qu’en Allemagne, en Italie ou aux États-Unis. Et les choix politiques ne sont pas pour rien dans ce désastre.

Tout au long de la campagne de l’élection présidentielle, puis de celle des législatives et, enfin, en juillet, pendant le débat sur le « paquet pouvoir d’achat », le ministre de l’économie et des finances Bruno Le Maire n’a cessé de vanter l’inflation relativement plus faible en France que dans le reste des pays comparables. Le satisfecit du gouvernement sur l’inflation

Le 7 juillet, par exemple, lors de la présentation de ce projet de loi, l’hôte de Bercy se décernait un satisfecit sans nuance. « Nous sommes la première nation en Europe à avoir pris des mesures de protection contre la vie chère », se vantait ainsi le ministre. Et de poursuivre : « Et la seule à l’avoir fait aussi massivement. » Son argument principal était le « bouclier énergétique » qui limitait les hausses du prix du gaz, de l’électricité et de l’essence.

Ce « bouclier » affirmait alors Bruno Le Maire était « le plus efficace de tous les pays européens ». Et de conclure avec emphase : « Je veux que chacun sache que le taux d’inflation est le plus faible de tous les pays de la zone euro. » Le message était clair : le gouvernement français mène une politique de maîtrise de l’inflation qui porte ses fruits.

A priori, on serait tenté de donner raison à l’hôte de Bercy. Le dernier rapport d’Eurostat sur l’inflation en zone euro révèle en effet que la hausse annuelle des prix en juillet est en France, à 6,8 %, le deuxième plus faible de l’union monétaire après Malte (6,1 %) et est bien en deçà des taux allemand (8,5 %), italien (8,6 %) ou espagnol (10,4 %).

Oui, mais voilà, l’inflation est, en soi, une mesure qui ne dit pas grand-chose de l’évolution du niveau de vie. Car si les salaires et les revenus suivent globalement les prix, l’effet n’est pas le même s’ils sont incapables de suivre. L’obsession du simple niveau général des prix ne permet pas de mesurer l’élément fondamental de l’inflation qui est celui de la répartition du surcoût.

C’est notamment vrai lorsque la hausse des prix est importée par un choc sur les matières premières. « Bouclier énergétique » ou pas, la hausse doit bien être amortie par un ou plusieurs agents économiques, l’État, les salariés ou les entreprises. Et la vraie question alors n’est pas uniquement la hausse de l’indice mesurée par Eurostat ou l’Insee, mais l’effet de distorsion sur les revenus des uns et des autres.

Autrement dit, si l’inflation est de 6 %, mais que les salaires nominaux n’augmentent que de 4 %, l’effet sur le niveau de vie n’est pas plus enviable que si l’inflation est de 10 % mais que les salaires nominaux augmentent aussi de 10 %. Cela est encore plus vrai dans le cadre d’une union monétaire où, précisément, les variations monétaires ne peuvent pas compenser les mouvements de revenus nominaux. Bref, ce qui devrait préoccuper le gouvernement français, ce sont les revenus réels, pas uniquement le taux d’inflation.

L’effondrement du niveau de vie réel des Français

Or, de ce point de vue, le bilan du gouvernement est beaucoup moins brillant. Et l’on comprend que Bruno Le Maire ne s’en vante pas. Les chiffres de l’Insee avaient déjà montré un choc négatif considérable de la hausse des prix sur les revenus réels des Français, avec une baisse de 1,9 %. Malgré la relative faiblesse de l’inflation en France, les revenus avaient donc subi un choc considérable.

Le 4 août 2022, l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) a publié son rapport trimestriel sur « la croissance et le bien-être » sur les trois premiers mois de 2022. Ses conclusions sont cruelles pour le gouvernement français. Parmi les trente-huit pays membres de l’organisation considérée comme une forme de « club des pays riches », la France est un des pays qui a connu la plus grande baisse de revenu réel. Elle n’est battue sur ce triste terrain que par le Chili, l’Autriche et l’Espagne. Mais elle fait nettement moins bien que la moyenne des États de l’OCDE (– 1,1 %), mais aussi moins bien que l’Allemagne et les États-Unis (– 1,8 % chacun), deux pays où le taux d’inflation est bien supérieur à celui de la France.

Cette étude de l’OCDE doit certes être prise avec quelques précautions, puisque ce n’est là qu’une donnée trimestrielle s’arrêtant fin mars. Mais on doit aussi préciser que le rapport donne des éléments à plus long terme qui ne sont guère plus satisfaisants pour le gouvernement qui, rappelons-le, a prétendu avoir, durant la crise sanitaire, « défendu les revenus des Français ».

Ainsi, entre le dernier trimestre de 2019 et le premier de 2022, le revenu réel des Français n’a progressé que de 0,4 %. C’est, certes, mieux que l’Allemagne, où ce revenu a reculé de 1,8 %, mais c’est très loin de la moyenne de l’OCDE (+ 2,9 %) qui est aussi le chiffre enregistré aux États-Unis. Autrement dit : l’inflation actuelle, malgré sa modération apparente, a déjà grignoté la majeure partie de l’augmentation du revenu réel enregistré depuis la crise sanitaire. Et cela en raison de la faiblesse des salaires nominaux.

Bref, malgré l’emphase du ministre pour nous faire croire que nous vivons dans une sorte de paradis terrestre, le bilan des gouvernements français sous la conduite d’Emmanuel Macron est très décevant. Voici en effet un exécutif qui a dépensé 440 milliards d’euros durant la crise sanitaire et encore plusieurs dizaines de milliards d’euros pendant la poussée inflationniste pour parvenir à ce résultat médiocre.

Le déni gouvernemental sur les salaires

Pour comprendre pourquoi, il faut analyser la source de la perte de revenu réel en France. Cette source, ce sont les salaires. La Dares, la section statistique du ministère du travail, avait souligné la chute au premier trimestre du salaire réel de 2,1 %. Ce sont donc bien les salariés qui ont subi le plus fort choc de répartition face à l’inflation. Et cela, en grande partie, parce que les salaires ne suivent pas les prix lorsque ceux-ci s’accélèrent.

Le gouvernement se désintéresse de la question, estimant comme l’a indiqué en juin Olivia Grégoire, alors porte-parole du gouvernement, qu’il n’y a pas « de bouton » pour augmenter les salaires. À l’Assemblée nationale, le 20 juillet, Éric Woerth, rallié à la majorité présidentielle avait évacué le sujet en proclamant que « c’est l’économie qui fixe les salaires ». La position de l’exécutif est donc simple : les salaires doivent être les derniers servis. Leur augmentation est nécessairement soumise aux « lois économiques », autrement dit à l’intérêt du capital. C’est aussi dans cette logique que Bruno Le Maire s’est contenté de « demander » aux entreprises d’augmenter les salaires « lorsqu’elles le peuvent ».

Mais c’est ne pas comprendre – ou feindre de ne pas comprendre – que, comme on l’a vu précisément plus tôt, l’inflation est d’abord et avant tout un problème de répartition. C’est aussi refuser de voir qu’il existe une possibilité d’éviter cet écueil : l’indexation salariale sur l’inflation. En Belgique, où ce système a été maintenu, les revenus réels ont augmenté de 3,6 % au premier trimestre. L’écart avec la France, c’est-à-dire l’appauvrissement des Français par rapport aux Belges, est alors de près de 6 points, le tout avec une inflation plus forte outre-Quiévrain.

La situation est assez préoccupante. Certes, les augmentations automatiques du salaire minimum qui ont eu lieu depuis vont sans doute réduire le choc, mais il n’empêche que ces chiffres du premier trimestre ont de quoi inquiéter. Ils prouvent que la dynamique salariale sous-jacente en France est très faible, plus faible que dans des pays où, en théorie, les salariés sont moins protégés comme les États-Unis ou l’Allemagne. Ils prouvent une incapacité des salariés à défendre leurs revenus réels, dans l’indifférence complète des dirigeants.

Ce chiffre du premier trimestre n’est pas qu’un accident. Plusieurs éléments laissent penser qu’il s’est poursuivi au deuxième trimestre, de façon plus modérée. La consommation des ménages a ainsi encore reculé entre avril et juin pour le deuxième trimestre consécutif, ce qui est inédit depuis plus de dix ans (hors Covid) et dans le sous-indice « évolution des revenus passés » de l’enquête sur la confiance des ménages réalisée par l’Insee. En juillet, ce sous-indice a atteint - 81, un niveau qui n’avait été égalé, depuis 1972, qu’en août et octobre 2008, au moment du pic de la hausse du prix du pétrole et de la crise des subprimes. Historiquement, la moyenne de cet indice est de - 46. On est donc dans une situation extrême où les Français ne sont pas seulement mécontents de leurs revenus, mais où, réellement, ils ressentent cette baisse réelle.

Tout ceci n’est pas le fruit du hasard ou de la malchance. L’enquête de l’OCDE le prouve : il était possible de mieux protéger les ménages français. Et dans les années 1970, quoi qu’en dise le récit néolibéral, les revenus réels résistaient à l’inflation et l’activité économique s’en portait mieux (la crise des années 1970 est bien moins violente et durable que celle de 2008, ou de la dette de la zone euro entre 2010 et 2013, par exemple).

Ces chiffres ne sont donc pas des fatalités, mais le produit d’une politique de classe qui fait systématiquement le choix du capital sur le travail. Les réformes successives du marché du travail, la désindexation salariale, la faveur donnée aux formes nouvelles de précarité ont conduit à une incapacité des salariés à défendre ce qui devrait être un minimum : le maintien de la valeur réelle de leur rémunération. Rien d’étonnant alors à ce que l’on observe une chute aussi violente du revenu réel, qui, rappelons-le, est historiquement rare.

Pire même, cet exécutif met en garde régulièrement contre la « boucle prix-salaires », alors même que les salaires réels reculent et que les profits des grandes entreprises explosent (lire à ce sujet l’article de Martine Orange sur les profits du CAC 40). Si les profits des grands groupes, autrement dit des donneurs d’ordre augmentent et que les salaires réels reculent, on comprendra que la répartition du coût de l’inflation se fait au profit du capital et au détriment du travail.

Le gouvernement pourrait certes réduire ce phénomène par des impôts redistributifs, prenant du profit pour distribuer du revenu. Mais il s’en garde bien, niant malgré l’évidence l’existence de ces superprofits et faisant mine de ne pas comprendre l’aspect redistributif de l’impôt. Dès lors, il faut bien conclure que cette baisse de revenu réel est le fruit de choix politiques. Et ce n’est pas fini.

L’inquiétant avenir

Cette situation est aussi préoccupante quant à l’avenir, pour deux raisons. D’abord, parce que la lutte contre l’inflation est sur le point d’être prise en charge par les banques centrales qui semblent vouloir revenir à leurs vieux réflexes monétaristes. Désormais, pour casser la dynamique des prix, on veut réduire la demande par la hausse des taux. Autrement dit, alors même que les revenus réels se sont déjà fortement réduits, on veut faire payer aux ménages l’accélération des prix par du chômage et de nouvelles modérations salariales.

Ensuite, parce que, pour tenter d’amortir le choc, le gouvernement a dépensé beaucoup. Plus de 70 milliards d’euros à ce jour et la facture va encore augmenter avec le plus fort de la crise énergétique à venir. Mais la facture va vite être présentée aux Français. Dans le projet de budget 2023, dont les premières grandes lignes ont été transmises le 8 août au Parlement, les dépenses publiques en volume, c’est-à-dire en termes réels, reculent de 1,8 %. Un recul là aussi inédit qui s’annonce comme un désastre alors même que les services publics sont déjà dans un état de tension extrême.

Ce qu’il faut comprendre, c’est que l’inflation va augmenter les besoins des services publics. En réduisant les budgets réels, on réalise une contraction majeure qui conduit à raboter ces services, sans même prendre en compte les effets de croissance « naturels » liés à l’augmentation de certains besoins. À cela, on doit rajouter les projets de réformes de l’assurance-chômage et des retraites. L’austérité est donc à l’ordre du jour et le paquet « pouvoir d’achat » qui est déjà largement insuffisant au regard de l’inflation sera chèrement payé par les Français. Enfin, pas par tout le monde. Le gouvernement entend toujours réduire les impôts de production pour les entreprises pour 7,5 milliards d’euros.

Lorsque l’on refuse de prendre en compte face à l’inflation la question des salaires, que l’on engage même des milliards d’euros en « bouclier fiscal » pour, précisément, réduire les revendications salariales et que l’on ne mène aucune politique active, c’est-à-dire fiscale, de redistribution tout en maintenant les réformes du marché du travail, on alimente le recul du revenu réel des ménages auquel on assiste.

Le satisfecit de Bruno Le Maire sur le faible niveau de l’inflation en France est donc particulièrement indécent. Il l’est d’autant plus que la prétendue bonne santé du marché du travail ne permet pas davantage de compenser la hausse des prix. Mais cela est un autre sujet qui sera abordé prochainement.

Romaric Godin


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