L’union des gauches rebat les cartes politiques de la Bretagne

lundi 13 juin 2022.
 

L’union populaire conclue à Paris autour de La France insoumise bouscule non seulement les plans de la majorité présidentielle pour conserver ses nombreux députés bretons, mais également la gauche, dont socialistes et écologistes se disputaient jusque-là le leadership.

Cinq ans après le raz-de-marée macroniste en Bretagne, la région voit son échiquier politique à nouveau chamboulé par l’accord conclu à gauche pour les élections législatives. La Nouvelle Union populaire, écologique et sociale (Nupes) présente 15 candidates et candidats issus des rangs de La France insoumise dans les 27 circonscriptions bretonnes, un territoire pourtant plutôt hostile, lors des élections intermédiaires, au très jacobin Jean-Luc Mélenchon.

La séquence actuelle pourrait donc bien être le deuxième acte de la clarification engagée en 2017. Un grand nombre d’élu·es socialistes – dans le sillage de l’ancien ministre et maire de Lorient Jean-Yves Le Drian – avaient à l’époque endossé sans trop de problème le projet politique d’Emmanuel Macron. Beaucoup rempilent d’ailleurs cette année, sous les couleurs du mouvement présidentiel renommé « Ensemble », toujours plus loin du cap centriste fixé alors.

Les autres, restés fidèles au socialisme, ont vu surgir à la faveur de la présidentielle de 2022 un second pôle d’attraction, constitué cette fois autour de La France insoumise (LFI), autour duquel se sont également ralliés les écologistes bretons, malgré leurs envies de conquête. Les Verts aussi ont dû apprendre à se faire tout petits dans la distribution des places, malgré un score historique aux dernières élections régionales.

« La Bretagne fait partie des régions où les écolos ont été maltraités, remarque Claire Desmares-Poirrier, conseillère régionale Europe Écologie-Les Verts (EELV), candidate à la députation ayant dû s’incliner dans la première circonscription d’Ille-et-Vilaine au profit de l’Insoumis Frédéric Mathieu. Mais c’était le contexte de la négociation. Nous sommes lucides : cette situation est la conséquence de notre score à la présidentielle, une élection très incarnée qui n’a pas été favorable à l’écologie politique. »

« Quand on est hégémonique, on est gourmand, et LFI n’a pas dérogé pas à la règle, confirme Marylise Lebranchu, ancienne députée du Finistère puis ministre socialiste. Mon parti a joué ce jeu-là pendant longtemps... La responsabilité de la qualité de l’accord est partagée d’ailleurs, car si nous avions démarré plus tôt, nous aurions pu réfléchir département par département pour trouver des solutions plus conformes aux implantations locales. »

L’accord conclu à Paris n’a en effet pas convaincu tout le monde en Bretagne, notamment au Parti socialiste, même si on est loin d’une « dynamique de dissidence organisée », comme en Occitanie ou en région Paca (Provence-Alpes-Côtes d’Azur).

Il n’empêche que dans les Côtes-d’Armor, Loïc Raoult, proche du PS, a maintenu sa candidature face au choix de la Nupes de soutenir l’Insoumise Marion Gorgiard. Deux poids lourds du Parti socialiste costarmoricain ont fait de même dans les circonscriptions de Guingamp et Lannion. À Brest, le socialiste Réza Salami, avec le soutien du maire de la principale ville du Finistère, concourt également face à l’un des Insoumis les plus en vue de la région, Pierre-Yves Cadalen.

Mais malgré quelques bourrasques dissidentes, le vent a bel et bien tourné : « Ces législatives actent la fin de l’hégémonie du PS sur la gauche bretonne, analyse le politiste Romain Pasquier, directeur de recherche au CNRS. Aux municipales et aux régionales, le Parti socialiste avait déjà été fortement concurrencé par les écologistes bretons. À la présidentielle, le coup de boutoir est venu des Insoumis. »

À tel point que l’actuel président du conseil régional, Loïc Chesnais-Girard, dauphin et successeur de l’ancien « patron » des socialistes bretons Jean-Yves Le Drian, s’est presque muré dans le silence pour ces législatives, renonçant à peser sur les troupes. Hostile à l’accord Nupes, il a « suspendu » son adhésion au Parti socialiste, selon son service communication.

« Une gauche plus gauchiste retrouve son lit et un centre qui tire vers la droite se consolide. Un autre rapport de force s’installe en Bretagne, poursuit Romain Pasquier. Est-ce qu’il correspond à l’électorat breton ? Je ne suis pas sûr. » Décrivant la région comme l’un des berceaux de la « deuxième gauche à la mode Rocard », longtemps teintée de catholicisme, le chercheur s’interroge sur l’influence de ces nouveaux militants et militantes d’une gauche plus « orthodoxe ».

« Comme son habitat, l’électorat breton est très dispersé, et plus on s’éloigne des centres, plus on se rapproche des anciens bastions socialistes, communistes ou carrément acquis à la droite. Imposer là des candidats insoumis me paraît non seulement risqué mais mortifère », cingle le politiste, qui croit peu à une victoire de la Nupes en Bretagne, mais plutôt à une répétition du grand chelem macroniste de 2017.

Jean-Luc Mélenchon, tout à son succès électoral, aurait-il été trop gourmand dans cet Ouest lointain qu’il connaît mal, malmène parfois, notamment sur son histoire linguistique ? « Deux fois de suite, la Bretagne a placé Mélenchon au second tour de l’élection présidentielle, répond Pierre-Yves Cadalen, à Brest. Donc penser que la région ne serait, et pour toujours, que socialiste ou macroniste, c’est une grosse erreur. »

Le candidat à la députation réfute également l’idée d’un déficit de notoriété du personnel insoumis local, vantant des parcours en phase avec les enjeux contemporains, comme dans le Finistère : « Dans le Finistère, la candidate Nathalie Sarrabezolles [membre du parti socialiste –ndlr] est connue pour ses engagements dans les manifestations féministes ; la conseillère municipale Yolande Bouin à Douarnenez a participé à la Convention citoyenne pour le climat. Le Trégorrois Youenn Le Flao est identifié dans les luttes syndicales, le Brestois Pierre Smolarz va s’installer en maraîchage, un sujet au cœur du projet agricole pour le futur de la Bretagne. »

Pas de quoi pour autant jouer les fiers-à-bras ou les revanchards. « Il est clair que dans cette campagne, l’enjeu national est tout à fait compris et pèse, concède Pierre-Yves Cadalen. L’élan, c’est celui de la possibilité d’un autre gouvernement face à Macron, comme une dernière carte de gauche à jouer. Pour nombre d’électeurs confrontés à la précarité ou à la crainte d’une retraite à 65 ans, il y a un retour du réel dans cette élection. »

Le pari d’attribuer des circonscriptions à LFI là où le mouvement est peu implanté, afin de mesurer « l’impact national » sur une « dynamique régionale », reste « un peu risqué » pour Claire Desmares-Poirrier, qui ne renie pas pour autant la légitimité du mouvement de Jean-Luc Mélenchon sur le territoire : « C’est une anomalie que La France insoumise soit si faible en Bretagne. Parce qu’elle parle à des gens qui ne se retrouvent pas chez les écologistes ou les socialistes, qui ne votent pas ou plus. Nous avons aussi besoin de la capacité de mobilisation de LFI et de son projet politique. »

Mais alors que dans d’autres régions de France en campagne, la simple mention du leader insoumis suffit pour emporter l’adhésion, quel que soit le ou la candidate locale, la figure de Jean-Luc Mélenchon peut faire office ici de repoussoir. « Mélenchon premier ministre, ça ne fait pas rêver tout le monde sur les marchés, confie Loïc Cauret, figure des socialistes costarmoricains et ancien maire de Lamballe. Mais l’union, oui. » À l’occasion des départementales en 2021, le département des Côtes-d’Armor avait déjà, grâce à cette dynamique d’alliance entre le PS, EELV et les communistes, rebasculé à gauche. Sans que La France insoumise ne participe alors à l’attelage électoral...

Plus profondément, et au-delà des accords d’appareils pour ces législatives, se pose la question de la ligne politique à gauche pour la Bretagne, modérée dans ses choix politiques, mais terre de contestation avérée, du combat antinucléaire de Plogoff à celui contre les algues vertes, en passant par la révolte des Bonnets rouges. « La radicalité apparente du programme de la Nupes n’effraie pas les électeurs, croit Loïc Cauret. En 1981, avec Mitterrand, nous étions allés beaucoup plus loin que ça dans la remise en cause du système ! À force de parler de nous comme de “la gauche de gouvernement”, nous avons simplement oublié qu’il fallait d’abord être un gouvernement de gauche… »

Un ancien élu breton confirme et raconte ce socialisme breton des années 1980 « totalement en osmose » avec le développement économique de la région. Maintenant que la Bretagne s’est transformée en l’une des régions les plus riches de France, tous les deux seraient pareillement secoués « par les tempêtes » : pollution, remise en cause du modèle agroalimentaire, pouvoir d’achat, prix de l’immobilier, précarité énergétique… « Le PS est rattrapé par ces enjeux et doit solder ses comptes. Pourquoi être du côté de la Nupes cette fois-ci ? Parce que nous comprenons que le monde change. »

« Oui, il y a un enjeu de clarification politique dans cette élection, y compris sur le projet politique qu’il faut porter pour la Bretagne, juge Pierre-Yves Cadalen. Avec la Nupes, nous avons abouti à un programme cohérent qui a tout mis sur la table, y compris nos désaccords. C’est déjà une victoire. »

Différends politiques et la langue en épine dans le pied

Les points d’achoppement de La France insoumise avec ses partenaires socialistes et écologistes locaux restent cependant nombreux et de taille : l’Europe, le fédéralisme, la décentralisation, mais aussi la défense des spécificités régionales. La Nupes a par exemple écarté le projet de la création d’un « statut de résident », thème mis sur la table par le parti régionaliste UDB (Union démocratique bretonne), pourtant au cœur du débat public breton ces dernières années.

« Tout le monde a eu peur d’une approche régionaliste mais ce n’est pas juste un sujet pour les Corses ou les Bretons, plaide Marylise Lebranchu, simplement un moyen, dans les zones en tension comme le littoral, de permettre aux travailleurs de trouver un logement abordable. Je vis à Plougasnou, dans le Finistère. Les gens qui travaillent dans l’usine de ma commune ne peuvent pas se loger. On trouve ça normal ? »

Heurtée, déçue, toute la gauche bretonne n’est d’ailleurs pas venue. L’UDB, malgré son soutien au « pôle écologiste » à l’occasion de la présidentielle, n’a guère goûté cette « recomposition autour de Mélenchon », bâtie depuis Paris, explique l’élu régional Nil Caouissin. « La position sur les langues régionales, sur les écoles Diwan que LFI refuse de différencier des autres écoles privées, les positions internationales... Nous avons de sérieux désaccords. »

Malgré les dénégations d’un Pierre-Yves Cadalen, qui assure du soutien de son mouvement à l’enseignement bilingue, « dans le cadre d’un système éducatif public à reconstruire », et à la possibilité, « dans le cadre du débat parlementaire, de discuter de l’enseignement en immersion », les plaies restent profondes.

L’UDB a donc proposé 21 candidatures autonomes à l’occasion de ces législatives, alors même que le parti s’était associé avec succès à EELV pour les dernières régionales, relançant une certaine dynamique électorale. « Si LFI avait voté pour la loi Molac sur les langues régionales l’an passé, si nous avions eu une discussion sur le statut de résident, l’histoire aurait pu être différente, regrette Nil Caouissin. En un sens, nous sommes en marge aujourd’hui. »

La majorité présidentielle, composée de La République en marche (LREM), du MoDem et d’Horizons, forte de ses 26 député·es sortant·es, espère tirer profit de ces désajustements. D’autant qu’à sa droite, le parti Les Républicains ne peut espérer renverser la table, vu son score de la présidentielle, et que le Rassemblement national, malgré sa persistante progression scrutin après scrutin en Bretagne, manque encore cruellement d’ancrage régional.

Mais l’effet de surprise s’est étiolé. Les figures locales de la Macronie (Jean-Yves le Drian, Richard Ferrand, qui se représente dans la 6e circonscription du Finistère) se sont parfois abîmées dans l’exercice du pouvoir ou les affaires. « Ce que l’on connaissait de la Bretagne modérée, incarnée par le PS puis par LREM, cette recherche de consensus depuis le Célib [la structure qui a orchestré le développement économique de la Bretagne – ndlr] qui emportait tout sur son passage, je n’y crois plus du tout, insiste Loïc Cauret. Il y a des rééquilibrages politiques majeurs à venir. » Vague contre vague ou une vague après l’autre, en fonction des courants bretons.

Mathilde Goanec


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message