Note : Cet article est une réponse à celui de Pascal Meyer, intitulé « Comment "Lionel raconte Jospin" ? Lambertisme et démocratie », publié par le site La Sociale et repris par le site du Parti de Gauche Midi Pyrénées le 4 janvier 2014.
Sans doute la nature des liens entre le courant lambertiste, l’OCI de l’époque et François Mitterand va devenir un débat d’historiens. Je précise François Mitterand, car la direction du PS de l’époque était mise à l’écart des tractations secrètes que ce dernier entretenait avec diverses personnalités politiques, de l’extrême gauche à l’extrême droite. La palette est pour le moins large, de Bousquet à Lambert… Débats d’historiens, pas tout à fait, car se sont nouées dans la décennie 1970-1981 des relations politiques entre une branche importante du trotskysme et la social-démocratie qui auront une importance décisive sur la victoire de 1981 mais aussi sur une faillite qui n’a pas touché seulement le lambertisme, mais tous les courants se réclamant du trotskysme.
Tout d’abord en finir avec la question de l’entrisme
Il faut savoir précisément de quoi on parle. Cette stratégie est avancée par Léon Trotsky dans les années qui précédent la seconde guerre mondiale essentiellement dans deux pays, la France et l’Espagne : la grève générale de juin est pour ce dirigeant le signe évident qu’on entre dans une période révolutionnaire ; en Espagne où le coup d’état du général Franco contre la république provoque une guerre civile. Dans de telles situations, et face à une politique des partis staliniens singulièrement réactionnaire, les partis socialistes reprennent une audience de masse, et la démocratie en leur sein devient une réalité. Pour l’Espagne Trotsky n’approuvera pas la constitution du POUM, petit parti né d’une scission de deux courants du Parti stalinien, La Gauche Communiste de Andrès Nin et le Bloc Ouvrier et Paysan de Joaquin Maurin et défendra l’entrée dans le Parti Socialiste, notamment dans les jeunesses du parti. Ce qui à son sens posait la question du développement d’un parti révolutionnaire sur une échelle infiniment plus large. Trotsky ne s’était pas trompé sur ce point, les JSI (Jeunesses Socialistes Ibériques) seront prises en main par le Parti Communiste et serviront de base de manœuvre à la liquidation de la révolution espagnole et de ses chefs Poumistes, anarchiste, répression stalinienne qui s’étendra jusqu’à la gauche du PSOE. Dans les années qui précèdent la grève de 1936 en France, Trotsky poussera à faire entrer ses camarades dans la SFIO, mais drapeau déployé et « musique en tête », le courant s’appellera le groupe Bolchevik-léniniste. Il rencontrera l’hostilité des pivertistes qui venaient de rompre avec « la bataille socialiste » de Zyromski et qui avaient constitué la Gauche Révolutionnaire. Objectivement l’affirmation d’un courant qui était un parti dans le parti et qui se disposait d’emblée comme « courant sortiste » plaçait Marceau Pivert et ses camarades en porte à faux. D’autant que ces derniers avaient conquis, sur la base du mouvement de juin 36, le quart des mandats dans la SFIO. Entre une organisation de 200 militants, obéissant à une discipline de fraction et un courant plébéien qui rassemble la base ouvrière d’une organisation social-démocrate, ce n’est pas du tout la même réalité. Trotsky était placé à l’époque dans une position quasiment désespérée dans cette planète qui était pour lui « sans visa », sachant que Staline en finirait avec lui le jour où il le déciderait et il affirmait la volonté acharnée de sauver l’héritage idéologique et politique du bolchévisme. D’où cette obstination à chercher à rallier les courants qui se détachaient des partis ouvriers à une nouvelle internationale, dont il fallait poser les bases avant le deuxième cataclysme mondial. La polémique contre Pivert était quelque peu injuste et injustifiée. La question de l’entrisme, notamment dans la question française, a été posée en ces termes : une entrée provisoire et à drapeau déployé dans une organisation social-démocrate dans le but d’en capter les forces nourries par une situation de type révolutionnaire. L’objectif étant de construire un parti révolutionnaire.
L’affaire Lionel Jospin
Si l’on veut parler de la trajectoire de Jospin, encore faut-il partir des conditions politiques de la période et abandonner toute vision policière ou manipulatrice de l’histoire. Certes les manœuvres d’appareil existent, mais derrière il y a toujours des forces sociales à l’œuvre. Dans la décennie 1970-1981 l’OCI va s’affirmer comme une puissante organisation trotskyste. Qui dit puissante organisation implique influence importante sur la vie des autres organisations : comme résultante d’une grève générale qui va déstabiliser le régime gaulliste, la reconstruction du PS à Epinay sous la direction de Mitterand en sera l’effet politiquement différé. Mitterand a su capter le mouvement profond qui traversait la société française en lui donnant l’expression politique d’un parti qui se situait formellement à gauche de l’Internationale Socialiste. Le nouveau parti poussera électoralement comme un champignon, conquérant mairies, conseils généraux, postes de parlementaires. Qui a milité dans cette période dans les rangs de l’OCI ou sur la gauche du mitterandisme sait que la ligne d’Union de la Gauche défendue par Mittérand avait à faire face à de puissantes oppositions : d’abord la bourgeoisie et son appareil médiatique, mais surtout la grosse caisse,le PCF qui avait choisi de barrer la route à la prise du pouvoir, avec le soutien d’ailleurs des « camarades » soviétiques ; il faut se souvenir que Giscard d’Estaing était le candidat de l’Union Soviétique. D’autre part quelle était la situation au sein du PS : il y avait d’un côté la ligne crypto-stalinienne de Chevènement et du CERES, fausse opposition de gauche dont la ligne politique était un décalque des éditoriaux de l’Humanité et de l’autre la résurgence d’un courant néo-socialiste avec les rocardiens et ses nombreux cadres venus de la CFDT. Mitterand était en danger. Pour tenir le parti, le courant mitterandiste était un conglomérat sans repères d’identification idéologique précise avec beaucoup d’éléments qui se pressaient au portillon pour conquérir telle ou telle position de pouvoir. C’est dans cette situation qu’intervient l’opération Jospin. Le choix de tomber à gauche dans la période de conquête du pouvoir était une chose pour Mitterand, avoir un parti qui mette en œuvre cette ambition était une nécessité. Peux-on penser une seule minute qu’un homme d’Etat qui avait été dans les cabinets ministériels de la IVème république, ministre de l’intérieur de surcroit, aurait confié les clés de son propre parti, sa direction nationale, a quelqu’un dont il aurait ignoré l’itinéraire, un sous-marin du trotskysme ? Bien évidemment non ! Pascal Meyer dans son article publié par « la Sociale » met le doigt sur une partie de la vérité en écrivant :
« Il y aurait pourtant beaucoup à écrire sur les relations entre Jospin et Lambert et même entre l’OCI et le PS. Jospin mentionne en effet dans son livre que l’OCI et le PS entretenaient, dans les années 70, des relations étroites qui ne "passaient pas par lui mais par l’entourage de Francois Mitterrand" ».
En fait il y a eu un accord politique entre Mitterand et Lambert. Mitterand avait besoin d’un cadre politique pour tenir le parti dans la période de ces fortes turbulences dont nous venons de parler. Position sans principes du principal dirigeant de l’OCI, Pierre Lambert, revenons à la période ? les choses ne sont pas aussi simples. En 1968 le PCF dirige encore le mouvement ouvrier. Aux élections présidentielles de 1969, la candidature de Jacques Duclos réalise 22%. Lambert, et avec lui la direction de l’OCI fait l’analyse que la force politique qui a sauvé De Gaulle et qui est l’obstacle principal à la construction d’un parti révolutionnaire, c’est le PCF. Tout ce qui l’affaiblit est bon pour le courant révolutionnaire et une victoire du PS à la présidentielle de 1981 serait une défaite historique majeure du stalinisme dans le mouvement ouvrier français. Ce qui a été fait. Jospin n’est donc pas un sous-marin trotskyste, qui démasqué comme tel aurait été mis immédiatement sur un siège éjectable, mais un service rendu à Mitterand. Rien n’a jamais été écrit, quelles seront les conditions posées à cet accord ? Dans le détail nous ne le saurons sans doute jamais. En revanche on sait que la position de l’OCI appelant au vote Mitterand dès le premier tour de l’élection présidentielle a été monnayée en espèces sonnantes et trébuchantes. Du reste, les fédérations et les sections du PS qui avaient été divisées et affaiblies par l’offensive des rocardiens, trouveront dans la campagne disciplinée et efficace de l’OCI en soutien à la candidature Mitterand un appel d’air précieux. Le lambertisme jouera un rôle important dans la victoire de Mitterand.
Bien sûr il n’y aura jamais de preuves de ce que j’avance, mais connaissant assez bien l’OCI de l’époque, cela correspond assez bien à sa ligne politique. Je peux avancer un autre exemple : dans les années 1970, le courant majoritaire de l’ex-FEN (Fédération de l’Education Nationale), nous dirons sa majorité réformiste organisée dans le courant UID (Unité Indépendance et Démocratie) était menacé de perdre la direction de la fédération du fait du développement d’Unité et Action. Ce courant qui était majoritaire dans quatre syndicats nationaux, dont le SNES (Syndicat des Lycées et Collèges), était à l’époque dirigé directement par le PCF. Dans quatre départements importants, dont Paris, l’OCI a mandaté quatre de ses cadres syndicalistes enseignants, sur la base d’un accord négocié avec les réformistes, pour diriger quatre unités départementales de la FEN. Ces militants l’ont fait sous l’étiquette UID, ils soutenaient la direction fédérale ; leur rôle consistait à empêcher que le courant Unité et Action prenne la direction de la Fédération. Un service rendu en quelque sorte, toute proportion gardée comme dans l’affaire Jospin.
Quelle contrepartie dans l’accord Mitterand - Lambert ?
Du côté de Lambert donc, à mon sens, il ne s’agissait nullement d’entrisme. Vis-à-vis de Lambert, à partir des témoignages que j’ai pu avoir de ceux qui ont bien voulu parler, Mitterand, compte tenu de sa ligne politique grosso modo de 1976 à 1983, premier tournant de la rigueur, était favorable à l’entrée des trotskystes comme aile gauche dans le PS. Le CERES le gênait, qu’il devait définir avec l’esprit polémiste mordant qui était le sien comme « un faux petit PC dirigé par de vrais petits bourgeois… » Mesurant tout à fait les divergences politiques avec un courant qui lui rendait de précieux services, en cas de rupture, il était même favorable à ce que ceux-ci partent avec une représentation parlementaire. C’est la proposition qu’il a faite à Lambert et que ce dernier a décliné. Ayant milité à l’OCI dans les années 1969-1977, j’ai choisi de rentrer au PS au moment de la bagarre du congrès de Metz contre Rocard ; j’étais favorable alors, avec Mélenchon qui allait gagner la direction de la fédération de l’Essonne du PS en octobre 1981, à la construction d’un courant gauche dans la social-démocratie. Il y avait Jospin mais pas seulement Jospin, il y a eu de nombreux militants trotskystes « en mission » dans le PS. Mais sur une orientation, il n’est pas question de construire un courant gauche, alors que la situation était totalement favorable pour le faire. Les forces qui ont été investies dans le PS, sans programme ni orientation stratégique n’ont servi à rien. C’est Mélenchon qui occupera ce créneau, mais à sa manière... L’auteur de l’article écrit :
« Quoi qu ’il en soit, Jospin fait partie intégrante de l’histoire du lambertisme. Jospin (de même que Cambadelis) représente un courant entier du lambertisme passé à la social-démocratie. Rétrospectivement, il apparaît que la tactique d’infiltration dans le PS était une impasse. Il a perdu les militants qu’il avait infiltrés qui se sont retrouvés au premier rang des offensives anti-ouvrières et les a finalement détournés lui-même vers la social-démocratie. C’est un premier enseignement à retenir. »
Je suis d’accord avec le constat mais pas sur la caractérisation de l’orientation. Ni Jospin, et encore moins Cambadélis ne représentent un courant politique spécifique qualifié pour son appartenance au trotskysme. Le premier a été vendu pour défendre le trône du maître. Le deuxième est allé se vendre tout seul.
La question de Force Ouvrière
La bataille pour éliminer Giscard et faire payer au parti stalinien sa ligne ultra-gauche contre la social-démocratie fut un grand moment de l’histoire de ma génération. Je ne regrette rien de ce qui a été fait à l’époque sauf une : le trotskysme était en capacité de féconder le parti socialiste de l’époque et de poser les bases d’une reconstruction du mouvement ouvrier sur une base anticapitaliste. Lambert a refusé de s’engager sur cette ligne. En 1981-1982 l’OCI était sur une ligne de soutien au mitterandisme, qui par ailleurs pouvait se justifier. Le trotskysme n’est pas un gauchisme, les révolutionnaires soutiennent tout pas en avant dans le sens des intérêts de classe qu’une organisation social-démocrate peut faire. Pour ma part je situe le début de la décomposition du courant lambertiste au moment du passage des enseignants trotskystes à Force Ouvrière, entrainant une crise interne de l’OCI qui se termine par l’exclusion d’un dirigeant national Stéphane Just et de ses camarades. Ce sera le début de la déconfiture d’une organisation dont le fonctionnement interne ne permettait pas le libre débat et qui connaitra dans les années qui suivirent une série de scissions. Force Ouvrière est une confédération syndicale issue de l’éclatement du mouvement ouvrier à l’issue de la guerre, dont les dirigeants historiques sont passés de la haine fondée du stalinisme à l’anticommunisme. Dans ses statuts FO rejette toute stratégie d’alliance avec ce qu’ils appellent « les syndicats communistes ». La passage des enseignants trotskystes à FO représente une rupture avec la ligne classique du trotskysme, la stratégie de Front Unique Ouvrier. Par ailleurs la période qui s’ouvre après 1981 marque à l’échelle européenne, non une montée en puissance de la classe ouvrière en lutte pour le pouvoir mais une restructuration agressive du capitalisme néo-libérale contre le salariat à laquelle va s’ajouter l’effondrement de l’URSS et des économies du bloc de l’Est, donnant du socialisme l’image qu’en a léguée le stalinisme. La période qui s’ouvrait nécessitait de repenser les questions de programme et de stratégie. Le lambertisme est entré alors dans une période d’isolement sectaire dont il ne se relèvera pas.
La démocratie
L’auteur de l’article écrit encore :
« Une démocratie et un parti fondés sur des délégués non seulement élus mais surtout contrôlés par leurs mandants n’est-elle pas l’objectif politique principal à atteindre ? C’est ce que Lambert n’a jamais réalisé car en se plaçant au-dessus de son parti il s’est hissé au niveau de ceux qu’il voulait combattre. Il nous en a montré lui-même toutes les limites. »
La critique du lambertisme pourrait aisément être étendue à l’ensemble des organisations se réclamant du trotskysme. Après tout, si on regarde la façon dont les amis de Léon Trotsky ont procédé en 1938 pour tenter de prendre la direction du PSOP pivertiste, de façon parfaitement déloyale, il y a là une marque de fabrique originelle. Rosa Luxembourg a soutenu inconditionnellement la révolution d’Octobre 1917, tout en critiquant, elle qui était issue de ce qu’il y avait de meilleur dans le mouvement ouvrier occidental, le modèle bolchévik de l’organisation. La question de la forme du parti reste une question que les révolutionnaires dans l’Europe capitaliste d’après 1980 n’ont pas su traiter pour adapter leur programme et leur stratégie politique à la situation nouvelle. Après avoir analysé en long, en large et en travers la crise conjointe du stalinisme, de la disparition du modèle soviétique, avec son cortège d’horreurs et l’effondrement de la social-démocratie, qu’a produit le trotskysme organisé ?
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