Sur la République (Condorcet, juillet 1791)

dimanche 8 juin 2008.
 

Lettre adressée par Condorcet à son ami Thomas Payne

Accoutumé à me trouver en accord avec vous sur les principes et sur les faits, souvent même sur les individus, je serais affligé de me trouver dans une opinion opposée, si je croyais qu’une discussion faite de bonne foi, loin de tout intérêt, d’ambition et de gloire peut-être toujours utile, et si je n’étais sûr qu’elle ne peut ni altérer mon respect pour votre génie, ou mon estime pour votre caractère, ni refroidir l’amitié qui nous unit. La résistance que vous avez opposée aux fureurs de vos amis va cesser et les hommes reconnaîtront enfin ce que vos longues méditations vous ont fait découvrir pour notre bonheur. Peut-être même différons-nous moins qu’il le paraît au premier coup d’oeil.

Nous convenons tous deux qu’une déclaration des droits fixe les Lumières qu’aucune puissance humaine ne peut passer sans tyrannie et montre le but vers lequel toutes les constitutions sociales doivent être dirigées, que l’égalité est un de ces droits, que toute prérogative héréditaire en est une violation, que toute distinction accordée à un fonctionnaire public est une injure pour les simples citoyens si elle n’est pas nécessaire à l’exercice de ses fonctions, qu’une législature doit être unique, qu’il est contraire à la liberté d’accorder ni à un corps, ni à un individu le droit de s’opposer à la loi, mais qu’on peut seulement lui donner celui de suspendre la détermination qu’aucune loi ne peut être fondamentale, mais qu’une nation doit conserver le pouvoir de confier à une assemblée élue par elle et chargée de cette fonction le droit de réformer sa constitution. Sans toutes ces conditions, une nation n’est pas vraiment libre, une constitution n’est pas vraiment obligatoire.

Nous convenons encore que le pouvoir exécutif doit être un, c’est-à-dire qu’il ne doit pas être formé de fiefs indépendants qui puissent agir séparément.

Nous convenons que l’inviolabilité absolue ne peut être soutenue que par des esclaves, que l’idée de regarder la corruption comme un élément nécessaire dans une constitution libre ne peut être adoptée que par des hommes qui sentent le besoin de se vendre et qu’ainsi toute la liste civile, sans destination déterminée, doit être rejetée avec horreur si elle est assez considérable pour devenir un moyen de corrompre.

Mais ce pouvoir exécutif peut être confié à un conseil peu nombreux élu par la nation, ce conseil peut n’avoir pas de chef ou en avoir avec (402) plus ou moins de prépondérance. Ou bien le pouvoir exécutif peut être remis à un seul chef /.../qui nomme lui-même ses coopérateurs, mais qui, premier magistrat de la nation, soit comme tous les autres responsable de sa conduite devant les lois. Dans ces hypothèses, nous avons une république. Mais si ce même pouvoir est conféré à un seul individu ; si cet individu, qui l’a obtenu par l’élection ou par le sort de la naissance, choisit ses ministres qui ne peuvent pas agir sans lui tandis qu’il peut agir seul ; si ce chef est irresponsable, dans toutes ces hypothèses vous avez une monarchie.

C’est donc parmi les constitutions libres, l’irresponsabilité et l’hérédité du chef qui constituent la monarchie. Tant que ces conditions n’existent pas, la forme du gouvernement peut être différemment combinée, mais sa nature est la même. Si l’une ou l’autre existe, alors il en change absolument, et il me paraît que c’est à ce point qu’il faut marquer la limite qui sépare la république de la monarchie quoique ce dernier mot semble plutôt désigner la forme du gouvernement que la nature d’une constitution. Et c’est présentement cette même irresponsabilité, c’est avant tout l’hérédité qui m’a depuis longtemps fait regarder cette forme de gouvernement comme également contraire à la raison et à la dignité de l’homme.

(402 v°) L’hérédité n’est-elle pas une sorte d’apothéose, ne met-elle pas entre deux êtres nés avec les mêmes facultés et les mêmes droits une distance que la nature condamne. Si le trône est héréditaire, n’étendez-vous pas cette apothéose à une famille entière. Ne vaudrait-il pas mieux choisir un Roi par le sort comme Davius ou Saül. N’est-ce pas outrager au peuple que de lui dire le hasard est préférable à votre jugement. Et vous êtes si ignorants et si corrompus, vous êtes tellement indignes de choisir ceux qui vous gouvernent qu’il vaut mieux pour vous laisser au hasard le droit de désigner celui qui les choisira (plutôt) que de vous en charger. J’avoue que ce mépris du peuple, renfermé dans toute /.../ d’hérédité, a toujours naturellement révolté mon âme amie de l’égalité.

/403/ L’irresponsabilité loin de choquer la raison serait exigée par elle si le Monarque après avoir choisi des Ministres, étant privé du pouvoir de le destituer, n’influait pas tant sur leur conduite. Mais s’il a le pouvoir de les destituer, si surtout leurs actes ont besoin de sa signature, comment un homme peut-il n’être pas responsable du bien qu’il empêchera en refusant d’agir, comment concilier avec la justice l’existence d’un citoyen qui peut violer impunément les lois pourvu qu’il trouve un complice, comment un homme qui a fourni à un autre l’instrument du crime en lui donnant la place où il peut le commettre, qui le lui ordonne sous peine de destitution, peut-il être regardé comme innocent. Substituer un maître à un roi, un domestique, un compagnon, un garçon de boutique à un ministre, cette doctrine ne révolterait-elle pas la raison et la justice ?

Ceux qui veulent un conseil élu par le peuple n’ont jamais prétendu étendre aux membres de ce conseil cette prérogative (403 v°) odieuse. La loi fixerait leurs accusateurs et leurs juges, et il ne serait pas impossible de trouver des combinaisons, qui, sans conduire à l’impunité, leur assureraient la tranquillité dont ils ont besoin pour remplir leurs fonctions et la sérénité nécessaire pour agir avec fermeté.

On ne peut objecter qu’une responsabilité commune ne peut être exercée. Là comme pour le conseil d’un Roi, il existerait une responsabilité individuelle pour les actes où chaque ministre agirait seul, une responsabilité commune pour ceux où il agirait en conseil ; sans cela, ou il ne pourrait y avoir d’unité dans un Conseil Royal si chaque acte du gouvernement avait un répondant séparé, ou il n’y aurait plus de responsabilité si ceux du Conseil étaient regardés comme immédiatement émanés du monarque irresponsable.

Il se présente donc à décider plusieurs questions distinctes. La nature humaine est-elle essentiellement imparfaite pour que l’hérédité et l’irresponsabilité soient deux éléments nécessaires d’une bonne constitution ? Cette nécessité n’existe-t-elle que pour l’état actuel et cessera-t-elle lorsque les hommes seront plus éclairés ?. Enfin un gouvernement sans hérédité, sans irresponsabilité doit-il être confié à une seule main ou à plusieurs, à un conseil avec un chef, à un conseil de ministres égaux entre eux

Si nous ne sommes divisés d’opinion que sur cette question, alors les amis de la liberté sont d’accord qu’il n’ y aurait plus entre eux de véritable diversité d’opinion, mais d’une simple discussion sur la forme du gouvernement le plus propre à réunir l’activité, l’unité, la sûreté.

/404/ Jamais la nécessité de traiter ces grandes questions n’a été plus pressante. La nation française a besoin de respirer sous l’empire des lois ; elle a besoin que la confiance dans le gouvernement en assure l’exécution. Comment obéirait-elle à des ordres émanés d’un palais où elle est en droit de croire qu’il se trame des conspirations contre elle ?

Qu’un conseil de gouvernement élu par la nation et revêtu de la confiance exerce provisoirement les pouvoirs confiés au Roi par la Constitution. Qu’une Convention nationale décide quel gouvernement doit être définitivement établi, alors si la voix de la raison décide que la France doit avoir un Roi, son gouvernement pourra reprendre de la force en obtenant de la confiance. Alors l’éloignement pour (404 v°) la personne du Roi actuel pourrait cesser. Telle est la seule mesure qui convienne à la majorité de la nation, à la dignité de l’assemblée nationale, aux intérêts du peuple, aux intérêts même du Roi. Quel rôle funeste que celui de ses prétendus amis qui ne veulent pas laisser au ressentiment le temps de s’affaiblir, qui les excitent au lieu de les calmer.

Dans un moment d’agitation, il est difficile de former la raison publique, mais on peut l’empêcher de s’égarer lorsqu’il est question de décider, lorsqu’il est impossible d’éviter la discussion. Pourquoi la vérité deviendrait-elle étrangère, pourquoi abandonner ses intérêts, laisser à la voix des sophistes qui plient leurs opinions au gré des circonstances, employant des raisonnements propres à flatter les passions, caressant tous les préjugés, égarent les esprits au lieu de les éclairer.

/405/ Alors sans doute, on s’expose à l’honneur d’être calomnié, alors on se fait des ennemis de tous ceux que la raison offense, alors tous les hommes faibles et orgueilleux que le pouvoir enivre et qui sont tout étonnés que la vérité ne se taise pas devant leurs préjugés ou leur intérêt abusent contre elle de leur force. Mais qu’importe ?

Occupé depuis 25 ans de suivre les progrès de la raison humaine, lié par l’amitié aux grands hommes qui en ont reculé les bornes, et que vous remplacez, j’ai vu combien il était utile de chercher à la répandre au milieu de tous les obstacles, ce lors même que tout paraît en repousser la voix.

J’ai vu au moment de la Révolution éclater de toutes parts ces mêmes vérités annoncées par ces hommes qu’on avait longtemps appelés les perturbateurs du repos public, les ennemis des lois et de la constitution établie .

Alors on les accuse de n’enfanter que de chimériques spéculations, et des ministres vieillis dans la corruption des affaires riaient aussi de voir des géomètres et des philosophes raisonner sur la politique.

(405 v°) Alors on leur prodigue aussi les noms d’insensés et de factieux. Alors ils avaient aussi pour appui leur propre conscience, rassurée par l’estime des hommes célèbres de l’Europe entière. Pourquoi ne pas suivre aujourd’hui la même marche ? Pourquoi ne pas faire sous l’autorité d’une loi légitime ce qu’on a fait faire malgré des lois tyranniques ? < Est-ce que toutes les vérités ont été révélées aux hommes ? /../ que malgré leur habitude méconnaît encore. N’y a-t-il pas encore des hommes pour tromper le peuple ?.>

Il a importé à l’éternelle vérité que des hommes revêtus d’une puissance du moment la méconnaissent, l’outragent ou la persécutent.

/406/ Ceux qui ont reçu de la nature le talent de la découvrir ou de la répandre en ont aussi reçu la mission. . Et ce devoir n’est-il pas sacré lorsque le peuple semble aller de lui-même au devant de l’instruction, lorsque le seul malheur est de la mal choisir, lorsque, malgré tout l’appareil imposant dont ces nouveaux inquisiteurs voudraient l’entraver, la peur qu’ils ont de la vérité et de ceux qui osent la montrer aux hommes éclate dans leur démarche et atteste leur impuissance.


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