Gaza, de la prison à ciel ouvert au cimetière collectif

mercredi 20 mars 2024.
 

« La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante », s’indignait récemment Martin Griffiths, le chef des Affaires humanitaires de l’ONU. Peut-on qualifier ce carnage de victimes collatérales sans moralement se disqualifier ? Peut-on invoquer la « légitime défense » quitte à commettre les pires crimes de masse ?

Preuve que la liberté d’expression rétrécie comme peau de chagrin, ce que je pouvais écrire sur Gaza, dans Le Monde, en 2009, je ne peux plus l’écrire aujourd’hui, en 2024. En ces temps de pensée unique, ce serait possible de se faire publier dans Haaretz ! Par-delà le devoir moral d’exprimer la tragédie palestinienne, c’est pour rompre avec ce totalitarisme médiatique que je publie cette tribune.

« "Israël a toujours gagné les guerres et perdu les paix", disait l’illustre Raymond Aron. Il ne s’est pas trompé : avec celui qui lui a assuré tant de guerres, Itzhak Rabin, Israël a failli gagner la paix. On l’a assassiné et avec sa disparition, l’espoir d’une paix durable s’est évaporé. Mais tôt ou tard, lorsque les armes vont se taire et que cessera de couler le sang des Palestiniens, avec ou contre la volonté de Dieu, le destin du peuple hébreu croisera à nouveau la volonté d’un prophète ».

C’est par ces phrases que je concluais ma tribune publiée dans Le Monde du 12 janvier 2009, sous le titre de Gaza : la trahison des clercs. Les Palestiniens de cette enclave isolée du monde étaient alors sous les bombes de l’aviation israélienne. Selon une enquête de l’ONG israélienne B’Tselem, l’opération Plomb durci avait fait 1434 morts, dont 82% de victimes civiles.

A l’époque déjà, le juge sud-africain Richard Goldstone, mandaté par l’ONU, remettait un rapport incriminant l’Etat hébreu et concluait que l’armée israélienne a agi « au mépris de la vie des civils » a « fait un usage disproportionné de la force » et commis des « crime de guerre » voire un « crime contre l’humanité ». L’artisan des accords de Camp David, Jimmy Carter, à l’issu de sa visite à Gaza en juin 2009, dénonçait à son tour le blocus imposé par Israël et l’indifférence de la communauté internationale, estimant que les Palestiniens sont traités comme des « animaux ».

Antisioniste, donc antisémite !

Déjà en 2009, critiquer Israël pour ce qu’elle fait et non pour ce qu’elle est, vous rendait suspect sinon d’apologie à l’égard du Hamas -et par conséquent du terrorisme-, du moins d’empathie pour ce mouvement de libération politico-militaro-religieux qui a prospéré d’abord sous l’indulgence cynique d’Israël, ensuite grâce au soutien politique et financier de certains Etats arabes.

Aujourd’hui, c’est pire : que vous soyez artiste, ou juriste, ou footballeur, ou journaliste, ou intellectuel, ou député, ou chef de parti, ou ministre, voire le Secrétaire général de l’ONU en personne, si vous dénoncez les crimes abominables commis par le gouvernement suprématiste et intégriste de Netanyahou, vous êtes non seulement suspect ou complice, mais coupable.

De quoi ? D’antisionisme, donc d’antisémitisme ! Deux qualificatifs dont on accusait déjà le Général de Gaulle d’en avoir inauguré le lien pervers. Voici l’arme de dissuasion massive d’Israël et de ses relais dans le monde. Voici le bouclier mémoriel et « moral » qui autorise l’Etat sioniste à massacrer sans compter et permet à ses zélotes de justifier l’innommable sans objection ni réplique.

« C’est au moment du malheur qu’on s’habitue à la vérité, c’est-à-dire au silence », disait Camus ; et selon la recommandation de Maurice Maeterlinck, « S’il est incertain que la vérité que vous allez dire soit comprise, taisez-la ».

Depuis des mois, j’ai cédé à ce conseil bien sage. Mais maintenant que l’apocalypse a atteint son paroxysme et que l’extrême-droite israélienne compte aller encore plus loin dans l’ivresse de la puissance, avec le soutien financier et militaire des Etats-Unis, le silence n’est plus l’étui de la vérité mais son linceul. Rester muet ou neutre face à l’injustice, c’est non seulement cautionner l’oppresseur et l’absoudre, mais c’est assassiner une seconde fois l’opprimé.

Jimmy Carter ne croyait pas si bien dire. Quatorze ans après, c’est le ministre israélien de la Défense, Yoav Galant, qui tient ce discours effroyablement déshumanisant : « Nous imposons un siège total contre la ville de Gaza. Il n’y a pas d’électricité, pas de nourriture, pas d’eau, pas de carburant. Tout est fermé. Nous combattons les animaux humains et nous agissons en conséquence » ! Cela s’appelle crime de masse et même crime contre l’humanité.

La Cour internationale de justice (CIJ), qui a estimé le nombre de civils tués à plus de 26 000 à l’époque, a d’ailleurs jugé que les faits et méfaits d’Israël dans son offensive à Gaza relevaient de la Convention sur le génocide, et dans son ordonnance du 26 janvier dernier, elle a reconnu que les accusations de génocide sont “plausibles”, enjoignant à Israël de « cesser de tuer les Palestiniens, qu’elle définit comme un groupe protégé ». Quant à l’argument selon lequel Israël a le droit de se défendre, l’éminent professeur de droit international, Serge Sur a précisé : « Si vous considérez que c’est un territoire occupé, comme l’est la Cisjordanie, alors la légitime défense ne peut être invoquée et les non-combattants ne peuvent être pris pour cible… vous avez le droit de neutraliser les combattants, de les éliminer. Mais les non-combattants, vous ne devez pas y toucher. Et ce principe est intangible » (Le Monde du 28 novembre 2023).

Intangible certes, et il s’applique à tous les autres Etats de l’univers, mais pas à Israël, qui méprise toutes les chartes, conventions ou normes juridiques, notamment le droit international humanitaire stipulant que la réponse d’un Etat agressé doit être proportionnée à l’attaque.

Il n’y a pas pire mort que la mort avant la mort !

1434 morts en 2009, nous en sommes en ce début de Ramadan à plus de 31 000 morts civils, dont 12 800 enfants. Ce macabre décompte confirmé par l’ONU et que certains pharisiens relativisent encore par la formule, « selon le ministère de la Santé de Gaza », n’inclut pas les cadavres restés prisonniers des décombres, ni les morts faute de soins et de médicaments, ni ceux qui vont mourir de faim. Il n’y a pas pire mort que la mort avant la mort.

De prison à ciel ouvert, comme l’a dit à l’époque Stéphane Hessel, Gaza est ainsi devenue un cimetière collectif. « La vie quitte Gaza à une vitesse terrifiante », s’indignait récemment Martin Griffiths, le chef des Affaires humanitaires de l’ONU. Peut-on qualifier un tel carnage de victimes collatérales sans moralement se disqualifier ?

Peut-on invoquer la « légitime défense » quitte à commettre les pires crimes de masse ?

A posteriori, entre se prémunir et punir, entre pourchasser les paramilitaires du Hamas et massacrer la population gazaoui, Netanyahou et son gouvernement d’extrême-droite ne reconnaissent ni la différence, ni les limites éthiques, ni les impératifs juridiques, ni même les objectifs militaires puisqu’ils mettent en péril la vie des otages israéliens qu’ils prétendent vouloir libérer.

Qu’il soit individuel ou collectif, commis par un groupe dit « barbare et terroriste » ou par un Etat dit « civilisé et démocratique », le Mal reste le Mal et le Bien reste le Bien, et par-delà le bien et le mal, l’Humain. Que celui-ci soit juif, ou palestinien, ou tutsi, ou arménien, ou Rohingya…, sa vie est sacrée et reconnue comme telle par toutes les religions, dans toutes les philosophies et par toutes les chartes ou constitutions.

C’est aussi une normativité juridique supérieure dans le droit international et pas seulement humanitaire.

Notre conscience, notre humanité nous commande de souffrir pour toutes personnes injustement et cruellement tuées. Le pogrom du 7 octobre 2023, les crimes commis à l’égard des civils israéliens, pour la plupart des pacifistes, des prolétaires et même des défenseurs du droit des Palestiniens d’avoir leur propre Etat, ont été abominables.

Mais est-ce une raison d’infliger une punition collective à toute une population ? Réputé pourtant pour sa « modération », c’est le président socialiste, Isaac Herzog, qui a déclaré que « c’est une nation entière là-bas qui est responsable », et c’est Yoav Galant qui a lâché « Nous éliminerons tout » !

Netanyahou craint moins la vie après la mort que la vie après le pouvoir

Le prix de l’action du Hamas et de la réaction génocidaire de Tsahal est effroyable en termes de vies palestiniennes et israéliennes sacrifiées sur l’autel du machiavélisme politique pour les uns comme pour les autres. Machiavélisme électoraliste de Netanyahou, qui craint beaucoup moins la vie après la mort que la vie après le pouvoir. Machiavélisme islamiste, car nul ne peut contester que le 7 octobre et surtout l’hubris de la réaction israélienne, ont remis à l’ordre du jour la question palestinienne que certains croyaient enterrée avec les accords d’Abraham, dont les Etats signataires sont désormais en mauvaise posture. Machiavélisme, car, aux yeux de l’opinion arabe, l’autorité palestinienne incarne la « collaboration » et le Hamas la « résistance ».

Machiavélisme, car Israël a perdu la guerre morale et, fait inédit depuis sa naissance, la guerre de l’opinion internationale, y compris américaine. Des années durant, Israël a isolé Gaza du reste du monde, désormais, c’est lui qui est isolé. La légende biblique du David contre Goliath n’a pas survécu à la véracité historique, à savoir qu’Israël est un Etat colonial.

Or, la résistance à l’oppression est un droit inscrit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et depuis la décolonisation, le droit international public consacre le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Mais le droit international, la Charte des Nations-Unies, toutes les résolutions onusiennes depuis un demi-siècle, Netanyahou et ses acolytes suprématistes et génocidaires s’en moquent.

Et parmi ceux-là, les plus fanatiques, ne se reconnaissent que dans cette terrifiante sentence biblique : « Tu frapperas Amalek et tu voueras à l’anathème avec tout ce qui est à lui ; tu ne l’épargneras pas, tu feras mourir hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et menu bétail, chameaux et ânes » (Bible, Samuel 15, 3)

Le mal est fait et le pire est à craindre car, se demandait l’exemplaire Raymond Aron, « Qu’est-ce que chaque Israélien craint le plus ? La corruption spirituelle de la nation par les conquêtes » (De Gaulle, Israël et les Juifs, éd. Les Belles Lettres, 2020).

Il pensait aussi que « Ce que les Juifs ont à dire à l’humanité ne se traduira jamais dans le langage des armes ». Il enseignait enfin que, « Contre la corruption par le sionisme même de l’idée israélienne, la tâche politique et spirituelle de la Diaspora est de rappeler Israël à la promesse juive, c’est-à-dire à la paix non seulement avec les pays arabes, mais à la paix qui est due aux Palestiniens ». Une paix basée sur le droit, la justice et l’altérité.

Mezri Haddad, philosophe et ancien ambassadeur à l’UNESCO


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