L’ère nouvelle qui s’annonce pourrait aussi être celle de l’émancipation

samedi 16 janvier 2016.
 

- A) Un profond renouvellement théorique et politique nécessaire
- B) Bifurcation : Une nouvelle phase dans l’histoire du monde (page de conclusion du livre de Patrice Cohen Seat (dirigeant du PCF et président d’Espaces Marx) : Peuple ! les luttes de classe au XXIe siècle » Préface de Gérard Mordillat, Ed Démopolis
- C) Patrice Cohen Seat se prononce pour un nouveau Parti

A) Un profond renouvellement théorique et politique nécessaire

Comment expliquer l’impuissance des peuples européens à résister à la plus dure et longue régression sociale de l’histoire moderne, alors que les luttes sont si nombreuses et diverses qu’elles ont pu inspirer le slogan d’Occupy Wall Street  : «  Nous sommes les 99 %  »  ?

Pour comprendre ce paradoxe, Patrice Cohen Seat revient sur l’histoire de la classe ouvrière. Il montre que, pour devenir force sociale, les «  indignations  » doivent pouvoir se projeter dans un horizon commun, un «  projet  » dans lequel les classes populaires puissent se reconnaître.

Il faut pour cela tirer toutes les leçons de l’effondrement du socialisme d’État, et faire l’immense effort «  d’imagination politique  » que suppose l’émergence d’une nouvelle espérance mobilisatrice. Explorant les idées et expériences novatrices, en Grèce, en Espagne et ailleurs, l’auteur affirme que «  le peuple  » pourrait prendre le relai de la classe ouvrière et disputer à nouveau aux classes dominantes leur leadership et leur pouvoir.

Ce qui suppose un profond renouvellement théorique et politique auquel il appelle les forces d’émancipation.

B) Bifurcation : Une nouvelle phase dans l’histoire du monde

Le monde est entré dans une nouvelle phase de son histoire, et on ne reviendra pas en arrière. L’humanité entière constitue désormais un tout dans lequel le destin de chaque peuple dépend de celui des autres. Qu’on le veuille ou non, il faudra bien s’y faire. Cela n’a d’ailleurs rien en soi d’une catastrophe, au contraire. Rassemblant et conju- guant toutes les forces humaines, l’ère nouvelle qui s’annonce pour- rait aussi être celle de l’émancipation. Les cultures vont intensifier leurs échanges et engendrer de nouvelles merveilles. Le travail sera de moins en moins indispensable, laissant place à des activités largement libérées des tâches pénibles que les machines intelligentes sont chaque jour davantage capables de réaliser. « Augmenté » ou non, l’homme pourrait se concentrer sur ce qu’il est seul capable de faire : désirer, rêver, imaginer, créer, jouir, aimer. Tout cela est déjà en marche, très concrètement, dès lors que l’on peut à l’infini — contrairement aux machines qui requièrent beaucoup trop de matière et d’énergie — accumuler de l’intelligence et du savoir.

Mais cette perspective enthousiasmante n’est qu’une possibilité. Nous pouvons aussi entrer dans une phase barbare de l’histoire. On peut continuer dans la trace dévastatrice de la nature que le capitalisme a ouverte, rendant la vie invivable sur toute une partie de la planète. Les inégalités peuvent devenir ingérables. La double dés- humanisation du travail et de la finance, la concurrence généralisée et le consumérisme sans âme peuvent précipiter l’humanité dans un processus de décivilisation. Le moindre besoin de travail peut prendre la forme d’un chômage monstrueux dont on voit déjà plus que les prémices : certains prévisionnistes considèrent chiffres à l’appui que la révolution numérique pourrait supprimer 40 % des emplois en quelques décennies à peine. Que fera-t-on de ces « inemployables » ? Que feront-ils eux-mêmes ? À quel djihad laïc ou religieux seront-ils conduits ? À quel prix maintenir l’ordre ?

Le moment que nous vivons est celui d’une bifurcation. Tout le monde pressent, et un nombre croissant d’analystes prévoit que le capitalisme est tout aussi incapable de s’extraire de la loi aveugle du profit que de répondre aux besoins de l’humanité, et même désormais à ses propres crises. Il n’en n’a plus pour longtemps. Déjà, il n’a plus grand-chose à voir avec ce que Marx ou Jaurès connaissait de lui. Le plus certain est que ce système va laisser la place à un autre. La seule véritable question est de savoir s’il sera meilleur ou pire, plus ou moins juste, vivable, humain. Ce que montre ce livre est que le pire, comme toujours, n’est pas le plus sûr parce que, en dernière analyse, ce sont les êtres humains qui font l’histoire. S’ils sont animés de penchants qui peuvent les pousser au pire, ils sont aussi porteurs de désirs qui les conduisent vers ce qui les grandit, les élève, les font littéralement « exister ». Or le désir est produit de la culture, et celle- ci n’a jamais eu autant de moyens pour devenir un bien mais aussi des pratiques partagés.

Reste la cruciale question de l’action. Une fois déjà, dans le passé, le peuple — sous la figure du prolétariat — a tenté de « se mettre debout, se redresser », et ainsi « faire sauter toute la superstructure des couches qui constituent la société officielle »21. L’échec de cette première tentative n’invalide pas l’entreprise : si l’on sait en tirer les leçons, il en prépare une autre qui, peut-être, sera la bonne. La réflexion qui précède nous apprend que les forces sociales qui peuvent concrètement se ras- sembler politiquement pour construire un autre monde n’ont jamais été aussi diverses, nombreuses et puissantes. Elles ont aujourd’hui des moyens inouïs de hisser leur capacité à s’organiser au niveau mondial où le capitalisme tente de gérer ses convulsions, et de l’affronter victorieusement. Mais nous avons également appris que cela ne se fera que si le peuple, rassemblement conscient de toutes les classes dominées, devient lui-même un sujet collectif et s’en donne les moyens.

Là se situe la clef de tout. Les idées, les stratégies et les formes d’organisation d’hier sont dépassées. Il faut faire preuve de « l’imagination politique » sans laquelle l’indignation, si sincère et puissante soit-elle aujourd’hui, ne saurait se transformer en une action transformatrice réelle. L’intelligence collective, les forces organisées, tout ce qui peut nourrir et structurer le mouvement sont aujourd’hui convoquées par l’histoire et placées devant leurs responsabilités. Les luttes sont là, nombreuses, diverses, tenaces, qui disent autour de quels objectifs le peuple pourrait se rassembler pour avoir la force d’ébranler le système. Les clubs, cercles, et forums en tous genres, les travaux théoriques et politiques se multiplient dans une effervescence qui rappelle les veilles de grandes périodes révolutionnaires. Tout cela peut devenir la matière d’un nouveau projet politique. Renouant et revivifiant le grand récit émancipateur aujourd’hui interrompu, il peut rendre populaire une nouvelle conception des choses et de la vie, un nouveau sens commun qui brisera l’hégémonie culturelle déjà lézardée des classes capitalistes.

Ici, dans une Europe en proie à la peur et au doute, les peuples peuvent apporter une contribution décisive au mouvement nécessairement mondial d’avènement d’un nouvel ordre économique et politique. En trouvant le moyen de défendre les valeurs de liberté, d’égalité et de solidarité qui font partie de leur histoire et de leur génie, ils peuvent participer au mouvement qui fera émerger une nouvelle conception du développement humain, d’un autre rapport de l’humanité à la nature, d’une autre façon de vivre ensemble en partageant raisonnablement une convivialité planétaire.

C) Patrice Cohen Seat se prononce pour un nouveau Parti

Entretien publié dans l’Humanité du 12 septembre 2007

Dans votre livre, vous parlez de « Berezina communiste ». Le moins qu’on puisse dire est que vous ne cherchez pas à minimiser le choc du printemps 2007.

Patrice Cohen-Séat. Après trente ans de déclin quasi continu, et 1,93 % lors de la principale élection politique nationale, ce serait suicidaire. Si nous voulons continuer de porter notre ambition d’émancipation humaine, notre seule chance est de voir la vérité en face. Et d’en tirer toutes les conséquences.

Vous n’attribuez pas la défaite au seul échec du rassemblement antilibéral

Patrice Cohen-Séat. Cet échec a joué. Mais si on en restait là, on n’expliquerait ni toutes ces années de déclin, quelles que soient les stratégies du moment (union avec le PS, isolement, rassemblement), ni les 3,37 % en 2002. Et puis, est-ce qu’on peut isoler nos difficultés de celles de la gauche en France ou ailleurs ? La question qui nous est posée est de savoir comment faire vivre un - projet politique de dépassement du capitalisme dans une - société bouleversée et - divisée par la mondialisation financière.

Mais toutes les forces de gauche n’enregistrent pas de résultats aussi catastrophiques

Patrice Cohen-Séat. C’est vrai. Mais si le PS fait un meilleur résultat qu’en 2002, il est battu à l’élection présidentielle pour la troisième fois consécutive. Et pour la première fois depuis 1981, l’alternance ne joue pas. Pourtant, les Français se disent majoritairement à gauche, et attachés à l’égalité, aux services publics, à la protection sociale. Il y a donc une immense attente à l’égard de la gauche. Pourquoi cette majorité potentielle ne parvient pas à se mobiliser ? La responsabilité en incombe aux forces de gauche : elles échouent à se rassembler de façon crédible sur un projet qui réponde aux aspirations d’aujourd’hui.

S’il y a des rendez-vous manqués pour la gauche, pour le Parti communiste, il y a un déclin continu

Patrice Cohen-Séat. Le PCF est dans une spirale infernale où chaque étape du déclin affaiblit sa crédibilité et entraîne la suivante. Mais ne confondons pas cette mécanique et les causes qui l’ont provoquée.

Parmi elles, vous dites que le PCF n’a pas fait ce qu’il fallait pour se dégager du modèle soviétique

Patrice Cohen-Séat. Depuis plus de trente ans, le Parti communiste s’est renouvelé profondément. Il a condamné le stalinisme, analysé l’échec soviétique. Toute sa conception du processus de transformation sociale a changé. Ce n’est plus le grand soir, la dictature du prolétariat, le parti-État, l’économie administrée. Mais il y avait aussi dans le PCF la conviction que les pays socialistes étaient malgré tout un atout dans la lutte de classes. Et dans les grands moments, jusqu’en 1991, cette contradiction nous a empêchés de rendre visibles nos propres changements. Nous le payons très cher.

Vous interrogez l’ensemble des « fondamentaux » au regard des évolutions du monde. Égalité et liberté, individu et collectif, nation et monde, réforme et révolution…

Patrice Cohen-Séat. Là aussi, nos conceptions ont énormément évolué et nous avons de véritables acquis. Mais je crois que nous ne pouvons pas porter une ambition révolutionnaire, dans la société d’aujourd’hui, sans pousser jusqu’au bout la critique d’une culture qui nous a longtemps conduits à opposer l’égalité « réelle » à la liberté « formelle », le collectif à l’individu, l’État au marché, etc.

Vous parlez à ce sujet de « supériorité du capitalisme sur le socialisme »

Patrice Cohen-Séat. C’est Marx, le premier, qui a mis en lumière l’extraordinaire puissance du capitalisme dans le développement des forces productives. On la constate aujourd’hui encore, alors que le socialisme étatiste s’est effondré en ayant échoué à faire mieux que le capitalisme, dans le domaine des libertés comme dans la production de richesses. Comprendre pourquoi est essentiel si on veut redonner sens à notre combat.

Et sur ce point, par exemple, quelles conclusions en tirez-vous ?

Patrice Cohen-Séat. Affaiblir l’État concentre tous les pouvoirs dans le marché, où le capital règne en maître. Mais concentrer tous les pouvoirs dans l’État conduit à étouffer les libertés et à paralyser l’économie : plus une société se - développe, et moins il est - possible de tout diriger d’en haut. On ne peut donc pas se contenter d’opposer l’État au marché, ce qui a été au coeur du modèle soviétique, mais aussi, d’une certaine façon, de la conception du « programme commun ». Il faut se fixer l’objectif de subvertir - démocratiquement l’un et l’autre. Contre la concentration des pouvoirs publics entre les mains d’une « classe politique », il faut donner de plus en plus de pouvoirs aux citoyens dans les institutions. Et contre la toute-puissance des actionnaires, il faut arracher de véritables pouvoirs d’intervention des salariés, des élus, des acteurs sociaux dans les entreprises et les institutions à vocation économique. Je crois d’ailleurs que c’est aussi indispensable pour s’attaquer à la folle dérive financière qui est en train de broyer nos sociétés.

Ces questions posées dans le cadre d’un capitalisme mondialisé paraissent une ambition démesurée

Patrice Cohen-Séat. C’est une partie du problème. La mondialisation financière a rompu l’équilibre relatif que les luttes avaient permis de créer entre pouvoir politique et pouvoir économique. Le capital s’est organisé à l’échelle mondiale et a mis en place les institutions nécessaires : FMI, Banque mondiale, Union européenne, G8… Les forces de transformation sociale ont pris beaucoup de retard à se doter d’outils pour organiser la lutte sociale et politique à ce niveau. Il faut changer radicalement de braquet.

Vous avez ouvert des pistes pour construire un projet. Vous songez à ne plus utiliser la référence au communisme pour le caractériser ?

Patrice Cohen-Séat. Il faut faire la distinction entre la chose et le mot quand on parle du communisme. À mes yeux, le communisme apporte trois dimensions essentielles au combat pour le progrès humain : une détermination et un courage ancrés dans les réalités populaires ; l’affirmation de l’objectif même de l’émancipation humaine ; et la conscience de la lutte de classes, qui porte l’exigence de l’unification et donc du rassemblement politique de tous les exploités. Mais le communisme s’est historiquement assimilé à des crimes et à l’échec. Au mieux, il renvoie à une époque révolue. Pour faire vivre notre engagement communiste, nous devons donc le libérer des valises de plomb que nous traînons encore aujourd’hui. Je crois que seul un acte symbolique fort peut le permettre. Y a-t-il une autre façon que de changer de mot ? Ce débat doit s’ouvrir et il faudra le trancher.

Vous suggérez que les communistes ouvrent un processus fondateur. Comment le concevez-vous ?

Patrice Cohen-Séat. Je crois que nous sommes au bout du cycle politique qui s’est ouvert en 1920, comme de celui qui a commencé avec l’union de la gauche dans les années soixante et soixante-dix. Il faut inventer du neuf dans l’organisation du combat - politique. J’y vois trois conditions décisives. Les communistes - au-delà de la question du mot - doivent pouvoir y exister en tant que tels, comme, d’ailleurs, tous ceux qui souhaiteront s’associer à ce processus ; son principe moteur doit être le rassemblement sur un projet politique ; et, enfin, il doit pouvoir associer sans aucune exclusive toutes les forces disponibles à partir de l’objectif clair d’une véritable rupture avec les politiques libérales.

D’autres proposent la création d’une nouvelle formation politique. Quelle différence avec votre proposition ?

Patrice Cohen-Séat. On n’en est pas aux réponses. J’ai cherché dans mon livre à identifier les problèmes pour contribuer à la réflexion - collective. On attend de la gauche une rupture culturelle pour qu’elle réponde enfin aux aspirations actuelles de la société. Les questions stratégiques ne sont qu’un aspect de cette recherche. Et puis, si on veut construire avec d’autres, on ne peut pas décider seuls. L’heure est à l’ouverture de tous les dialogues nécessaires, y compris au plan international. Pour cela, dans ce moment de crise très profonde de la gauche, nous devons donner le signal fort que nous sommes prêts à nous - révolutionner pour contribuer à ce que la gauche elle-même se révolutionne et se hisse à la hauteur de ses responsabilités historiques.

Les communistes sont-ils, d’après vous, dans cet état d’esprit ?

Patrice Cohen-Séat. Il y a parmi les communistes une grande diversité d’opinions. Mais je ne connais pas de communiste qui ne se pose pas énormément de questions. Tous veulent poursuivre le combat et se mettre en situation de riposter efficacement à la droite. Tous savent que le statu quo est impossible. Et personne ne peut dire : j’ai la solution. Que vaudraient, d’ailleurs, des réponses qui ne résulteraient pas du débat de tous les communistes ? Car la principale force du Parti communiste, ce sont les hommes et les femmes qui le constituent, ses élus, son histoire, un - collectif humain dont l’expérience et la détermination sont irremplaçables. Ecrire une nouvelle page de notre histoire est nécessaire. Mais on n’y arrivera pas en déchirant les précédentes. Il n’y a qu’ensemble que nous trouverons les bonnes réponses.

(*) Communisme, l’avenir d’une espérance. Calmann-Lévy, 227 pages, 15 euros.

Entretien réalisé par Olivier Mayer


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