27 janvier Première grande manifestation lycéenne de 1968

vendredi 2 février 2024.
 

Les lycéens, grâce à leur auto-organisation dans les CAL, jouent un rôle moteur dans le déclenchement de la révolte de 1968.

Le 27 janvier 1968, à la surprise générale, les lycéens sont très nombreux dans la rue (une fourchette de 500 à 1500 selon les estimations) à manifester contre l’exclusion définitive du militant de la JCR Romain Goupil du lycée Condorcet à Paris, accusé d’y mener des activités politiques, notamment celles du Comité d’Action Lycéen (CAL)

Le témoin Patrick Fillioud raconte ainsi l’évènement dans son livre « Le roman vrai de Mai 68 » : « On est stupéfaits par la mobilisation… C’est vraiment beaucoup. Les tracts ont circulé dans les bahuts, malgré les parents et les profs qui ont fait pression. Mais on est bien là nombreux, décidés et on ne recule pas devant les flics. Ils n’ont pas de casques, ils sont en képis mais quand même les « bidules » ça cogne fort. Et les mômes se défendent. On charge. D’habitude, au premier flic qui surgit, tout le monde s’enfuit, mais là, c’est l’inverse, ça nous motive. Et finalement, ces deux manifs de Condorcet, ce sont les premières où l’on tape sur les flics. Et ce sont des lycéens qui le font. Les flics crient : dispersez-vous ! Et nous, on charge, on leur rentre dedans. Les manifestants en profiteront même, pendant les affrontements au corps à corps, pour constituer une collection de képis de policiers. » 2

Comment les lycéens en sont-ils arrivés à se rassembler si nombreux et surtout à affronter ainsi la police ?

Premier élément, le baby-boom d’après guerre, fait que le poids de la jeunesse est croissant. Le nombre des élèves et étudiants a doublé en moins de 20 ans, passant de 6 500 000 à 12 850 000 entre 1950 et 1968. Le nombre des étudiants est passé de 200 000 à 500 000 en 1968. Ajoutez 2 millions d’ouvriers qui ont entre 15 et 24 ans.

Deuxième facteur : les difficultés économiques de la France et les exigences du patronat - voir l’article publié hier 26 janvier- ont conduit le gouvernement à adopter un renforcement de la sélection dans l’éducation inscrite dans le Plan Fouchet 3. Ce refus de la sélection, comme toujours au caractère de classe prononcé, mobilise dès 1967 une partie des lycéens et des étudiants.

Troisième élément : le carcan disciplinaire et moral craque. Ras le bol de cette France de la tante Yvonne et du père De Gaulle... J’y consacrerai en Février un billet. Retenons pour l’instant que le « lycée caserne » commence à être dénoncé dès 1966, et que le mot d’ordre « Liberté d’expression » y est lancé bien avant Mai 68. Dans de nombreux lycées, le port de la blouse est obligatoire, les filles sont souvent interdites de pantalon, tout comme est interdit de fumer ou exprimer des opinions politiques. Et évidemment, la mixité scolaire est encore rare…Comme l’écrit Robi Morder « Mai 68 révèle les transformations profondes de la jeunesse et de la société. Après le « blouson noir », c’est au tour du lycéen ou de l’étudiant « gauchiste » d’incarner le « péril jeune ». Les années suivantes en seront bouleversées. » 4

Quatrième élément : comme ailleurs dans le monde, la jeunesse se mobilise contre la guerre impérialiste au Vietnam. Elle admire, et pour les plus déterminés s’identifie aux combattants vietnamiens et à Che Guevara, qui vient d’être assassiné le 6 octobre 1967. Sur l’impact du Vietnam voir l’article qui sera posté le 31 janvier et sur celui de Cuba l’article qui sera posté le 29 janvier.

Les protestations et les affrontements pour la réintégration de Romain Goupil accélèrent le développement des premiers CAL. Mais leur création est antérieure. Dès 1966, les militants de l’opposition de gauche dans la Jeunesse Communiste (JC) participent activement à la création de Comités Vietnam Lycéens (CVL), liés au Comité Vietnam National (CVN). Face au succès de la compagne des CVL dès la rentrée de 1966, la direction du PCF exclue ces militants de la JC en décembre, comme elle avait exclu plus tôt l’opposition de gauche dans l’Union des Etudiants Communistes (UEC). Les CVL organisent avec un millier de participants un meeting le 28 février 1967. Mais les CVL se heurtent à l’absence de liberté d’expression dans les lycées. Les militants du CVL du Lycée Jacques Decour joueront alors un rôle important dans la création et le développement des Comités d’Action Lycéens, mobilisant immédiatement pour la liberté d’expression et contre le « lycée caserne ».

Le 13 décembre 1967, les CVL, qui existent à Paris dans les lycées Decour, Turgot, Lavoisier, Louis Le Grand, Camille See et Condorcet, entraînent dans la grève une majorité des classes de terminale et participent dans les cortèges de l’UNEF aux manifestations intersyndicales. A la suite de cette journée naissent les CAL et leur bulletin, « Liaisons ».

Le 26 Février 1968, les CAL participent à la grève appelée par la Fédération de l’Education Nationale (FEN) et manifestent notamment sous les mots d’ordre « Liberté d’expression » et « Non à la sélection ». Un grand nombre de lycées sont bloqués, avec des piquets de 50 à 80 lycéens, y compris des lycées de filles, jusqu’au Lycée La Fontaine dans le XVIème…Dans l’après-midi des centaines de lycéens se rassemblent dans la salle Lancry où prennent notamment la parole les lycéens Romain Goupil, Michel Recanati, Maurice Najman, un représentant de l’UNEF et un militant du SDS allemand. Je reviendrai dans un autre article sur l’impact des luttes de la jeunesse en Allemange sur le Mai 1968 en France. Deux jours plus tard, le 28 Février, les CVL organisent un meeting avec un millier de participants.

A la veille de mai 68, il y a une cinquantaine de CAL, dont une trentaine en Province. Le 6 mai les CAL appelant à la grève dans les lycées, par solidarité avec les étudiants victimes de la police le 3 mai au quartier latin. C’est un succès. Puis le 10 mai, des milliers de lycéen, 10 000 selon certaines estimations, se joignent aux étudiants qui tiendront face à la police presque toute la nuit. Le 13 mai, ce sont aussi environ 10 000 lycéens qui participent à la manifestation intersyndicale contre les violences policières et les arrestations.

Les CAL, surtout présents dans quelques lycées de Paris et les principales villes de province, se créent alors dans des centaines de lycées, y compris dans des villes moyennes. Ce point est important : dans les villes moyennes, sans facultés en général, c’est la jeunesse lycéenne qui a fait démarré le mouvement. Parfois avec l’appui de pions étudiants, il est vrai. Tel est le cas par exemple à Montauban. Le quotidien régional La Dépêche rapporte que 3000 lycéens paralysent la ville dès le 10 mai 1968. « Du boulot ! », « Des débouchés », « Des facs pour tous ! » scandent les jeunes manifestants entre la place Prax-Paris et la préfecture.

Au total, sur toute la France, 300 à 400 lycées sont occupés, y compris dans l’enseignement technique. Les lycéens profitent de l’occupation pour discuter et rédiger des projets sur l’organisation des études, la pédagogie, les rapports entre élèves et professeurs, les examens, l’élection de délégués, la gestion des foyers et plus généralement la liberté d’expression. Dans l’enseignement technique, où naissent des Comités d’Action de l’Enseignement Technique (CAET), les revendications concernant de plus l’insécurité, les locaux souvent vétustes, les débouchés professionnels. Le bureau national des CAL, sur la base des cahiers de revendications, rapports, et journaux émanant de 250 lycées, publiera en septembre 1968 une synthèse dans le livre Les lycéens gardent la parole. 5 L’essentiel, sur près de 60 pages, concerne des propositions pédagogiques.

Le succès des CAL est tel que les JC, après avoir exclu 18 mois avant ceux qui ont initié les CAL, reprend le sigle après la nuit des barricades du 10 Mai. Lors du premier congrès des CAL à la Sorbonne le 19 Juin 1969, le PCF tente d’en prendre la direction, mais mis en minorité, il organise la scission en créant l’Union Nationale des Comités d’Action Lycéens (UNCAL).

La plupart des compte-rendus sur les lycéens dans le mouvement de Mai 68 sont superficiels, sous-estimant les révoltes en province, tout comme les relations établies avec les classes populaires. De nombreux témoignages et travaux permettent pourtant de corriger cette erreur. C’est le cas notamment du texte détaillé et passionnant de Jacques Jacques Serieys « 1968 Rodez et Aveyron en révolution ». Il mérite d’être lu intégralement. En attendant, un extrait :

« Sur mon lycée, les délégués élèves des clubs élisent en octobre 67 le bureau du foyer socio-éducatif ; celui-ci obtient 2 heures libres et 3 salles pour le club « Information et Auto-Socio-Education » où les élèves proposent, font et écoutent les cours. Notre lieu de vie, c’est le foyer « Guevara » avec ses 8 panneaux d’information (dont défense de la nature). Lors de la « 1ère rencontre des Jeunes animateurs de foyers socio-éducatifs » à Carmaux le 28 mars 68, notre lycée compte 37 activités périscolaires (orchestre, coopérative, théâtre, bibliothèque, interdiction des brimades …). Les délégués de dortoir gèrent la salle télé. De 66 à 68, nous sortons huit journaux, surveillés de près par l’administration, le premier ronéoté à 400 exemplaires sur un lycée, le dernier imprimé à 2500 par la société Subervie et vendu sur 5 lycées. Le 8 mai 1968, le Comité de rédaction élargi (aux CAL, clubs, équipes sportives) se transformera en Comité d’Action InterLycée (CAIL).

Les Comités d’Action Lycéens se créent sur Paris mi décembre 67. Nous prenons contact par Francis Jouve, militant JCR du Pavé, créons 6 CAL début 68 avec des jeunes souvent issus de familles imprégnées du souvenir de la barbarie fasciste. Depuis 65, l’impérialisme américain les a horrifiés. Le coup d’état militaire en Grèce et la répression sanglante en Espagne les ont convaincus du danger en Europe même. Le CAL de l’Ecole Normale de Filles constituera le cœur du mouvement politique en mai 68 ; son noyau comprend Annie Zanchetta (petite fille d’antifasciste italien devenu en 1927 mineur en Belgique et fille d’un syndicaliste communiste d’EDF), Annie Tora (fille de républicains espagnols devenus ouvriers agricoles en Algérie avant d’être accueillis en 62 dans les « baraquements » de Decazeville). Marie-Jo Vittori (père dans les Brigades Internationales puis chef des maquis de l’Aveyron, oncle Aurèle tué dans les Brigades, oncle François persécuté dans la Rhur puis à Madagascar, 27 mois de cachot et 4 ans de prison, président du Secours Rouge International, brigades internationales, Résistance en Corse, sénateur communiste)… A partir du début mars les CAL se transforment en structures de masse. De nombreux lycéens les rejoignent par lien d’amitié et par solidarité de génération dans un contexte politique mobilisateur. Nous participons à la grève enseignante du 4 mars (80% de grévistes lycéens).  » 6

Un autre texte du même auteur mérite lecture : Lycéens en mai 1968

On peut voir aussi ici un reportage en Mai 1969 de l’émission Panorama (ORTF) incluant un entretien avec trois lycéens de 17 ans, dont Nicolas Baby, de la direction des CAL, et Gabriel Culioli, alors maoïste, qui rejoindra finalement la Ligue Communiste.

Notes

1. on peut voir des séquences filmées par lui de cette agitation dans le Lycée dans son film « Mourir à 30 ans » réalisé en 1982

2. Patrick Fillioud, Le roman vrai de Mai 68, Lemieux éditeur, 28 euros.

3. voir ici et ici la critique qu’en fait la JCR dans Avant-Garde Jeunesse n°9

4. voir son ouvrage "1968 : Sois jeune et tais toi ! »

5. Le Seuil, 1968

6. texte publié dans le livre "La France des années 1968 », Editions Syllepse

Bibliographie

- Maurice Ronai, Le mouvement des lycéens, Revue Partisans, François Maspero, 1969, 180 p. (notice BnF no FRBNF33106877)

- CAL Les lycéens gardent la parole, Le Seuil, 1968.

- Revue Partisans N° 49 de septembre-octobre 1969 est consacrée au mouvement des lycéens et donne un historique détaillé avec un volume intéressant de documents et textes des CAL.

- La victoire des lycéens, 17/18/19 février 1971, brochure “ que faire ”, série “ luttes universitaires”, Paris 1971.

- Patrick Fillioud, Le roman vrai de Mai 68, Lemieux éditeur, 28 euros.

- Michel Field, l’Ecole dans la rue,Paris, Grasset, 1973.

- Didier Leschi, 1968-1973, 5 ans de contestation dans les lycées. Contribution à l’étude des mouvements lycéens des CAL à la loi Debré, maîtrise d’histoire contemporaine, Paris X, 1986.

- Didier Leschi, « l’après-mai 68 dans les lycées » séminaire « Les années 68 :événements, cultures politiques et modes de vie ». du 2 février 1998, Lettre d’information n°29

- Didier Leschi, avec Robi Morder, « Mai 68 et le mouvement lycéen », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 11-12-13, 1988

- Robi Morder, « Les Comités d’action lycéens », Cahiers du Germe N° 22-23-24, 2002.

Flora Saladin, « le bac 68 », Maîtrise Histoire Paris I, 2004.

- Karel Yon, La Ligue communiste et le mouvement lycéen contre la loi Debré (printemps 1973) : rôle et place d’une “ avant-garde ”dans le mouvement de masse, mémoire de sciences politiques IEP Paris 1999.

- Claude Zaidman, Le mouvement lycéen en mai 1968, Thèse de 3° cycle, Paris V, 1978.

Filmographie

Romain Goupil, Mourir à 30 ans,1982 Raymond Vouillamoz, La Folie Nanterre, 20 mars 1969, Radio télévision suisse Fièvre dans les lycées, Panorama, ORTF, mai 1969


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