Michel Récanati illustre la trajectoire politique et humaine du réseau lycéen révolutionnaire des années 1966 à 1973. Par ses convictions, sa rigueur intellectuelle et organisationnelle, son courage et son calme durant les affrontements, il apparaît comme une renaissance juvénile du bolchévisme.
> J’ai assez bien connu Michel car notre cheminement politique fut semblable, lui à Paris sous les feux de l’actualité dans des combats quotidiens, moi, bien plus humblement et tranquillement en Aveyron puis à Toulouse :
lycéens de terminale en 1967 1968
actifs dans les comités Vietnam
membres fondateurs de Comités d’Action Lycéens
liés aux Jeunesses Communistes Révolutionnaires
animateurs du secteur lycéen et CET, puis étudiant des JCR dissoutes puis de la Ligue Communiste après 1968
responsables de service d’ordre dans ces années de poudre de l’après 1968
permanents de fait de l’organisation qui nous accaparait en moyenne 80 heures par semaine
> J’ai assez bien connu Michel parce que nous étions entrés en contact dès janvier 1968 suite à un courrier de la direction nationale des JCR qui appelait à développer le secteur lycéen et les CAL, courrier qui m’avait été transmis par un éducateur spécialisé aveyronnais originaire de Pézenas, nommé Francis Jouve.
Pour autant qu’il m’en souvienne, le numéro de téléphone était celui de sa famille ; c’est sa mère qui répondait avec une amabilité extrême et assurait le lien avec lui.
Le 8 mai 1968, nous avions rapidement discuté au téléphone ; j’ai profité durant tout le mouvement de ce rapide contact grâce à son recul politique sur une situation pourtant explosive et complexe.
Je l’avais retrouvé à Toulouse à la rentrée, lorsque des collégiens de Guynemer avaient été exclus pour avoir revendiqué la création d’un foyer dans leur établissement (pourtant imposé par la loi). Nous avions essayé de mobiliser étudiants et lycéens, en particulier en intervenant dans les restaurants universitaires bondés. Nous avions participé à la manifestation et j’avais admiré ses qualités physiques pour bondir sur un mur puis marcher sur sa crête large d’une vingtaine de centimètres (tout en parlant au mégaphone comme s’il se déplaçait sur un boulevard). Lorsque la police a chargé, son grand sourire ne l’a pas quitté ; lorsque nous avons été embarqués par la police, il a gardé le même calme.
Le soir, il avait introduit au Sénéchal une réunion publique sur le mouvement étudiant. Pour la première fois, j’ai constaté que la Ligue lui donnait des responsabilités pour lesquelles il n’était pas encore mûr. Il n’avait encore jamais fréquenté une faculté, connaissait mal les débats, dirigeants et courants de l’Unef. Vu que Daniel Bensaïd était présent à ses côtés à la tribune, c’était plutôt à lui d’assurer le rapport introductif. A la fin de la réunion, il me demanda s’il n’avait pas été trop mauvais ; je sentis dans sa demande que sa volonté bolchévique absolue d’un travail politique parfait générait chez lui une angoisse sur sa capacité à en être capable.
Lors des deux réunions du secteur lycéen à l’automne 1968 (je me rappelle surtout du week-end où nous avions organisé à la fois une rencontre nationale lycéenne JCR et une réunion nationale des CAL), il m’a invité à dormir chez lui.
Par la suite, je me rappelle surtout d’une réunion nationale consacrée aux questions de service d’ordre en 1971 ou 1972.
Le 21 juin 1973, l’organisation d’extrême droite Ordre Nouveau organise un meeting central dans la grande salle de la Mutualité à Paris. Pour la LCR, profondément antifasciste, ce meeting devait être interdit car le "fascisme s’écrase dans l’oeuf" avant qu’il ne devienne trop fort et dangereux. Le gouvernement ne l’ayant pas interdit, la gauche et les syndicats ne mobilisant pas, une majorité du bureau politique de la LCR décida de lancer une manifestation précédée de tout notre service d’ordre en direction de la Mutualité sur le mot d’ordre « Meeting fasciste Meeting interdit ».
Michel Récanati avait minutieusement réglé la préparation et dirigeait l’attaque avec toutes ses extraordinaires qualités.
Les vidéos de l’évènement donnent une bonne idée de l’affrontement :
https://www.youtube.com/watch?v=baz...
https://www.youtube.com/watch?v=fUA...
Suite à cette manifestation, Michel est recherché par la police, s’exile en Belgique, Suisse puis se rend avant d’être condamné à la prison.
Je l’ai rencontré une dernière fois en 1976 ou 1977. Janette Habel et Antoine Artous m’avaient demandé de l’intégrer dans le secteur national dont je m’occupais. Je me suis retrouvé devant un Michel Recanati, bien différent de celui que j’avais connu plus jeune. Toujours aussi rigoureux dans le raisonnement, toujours aussi gentil, mais profondément marqué par l’expérience des années passées ; les défaites terribles de l’extrême gauche exterminée au Chili et en Argentine l’avaient également profondément touché.
Le secteur "Jeunesse ouvrière CET" dont j’avais la charge ne pouvait rien lui apporter. Je savais trop bien l’abnégation nécessaire pour faire vivre une de nos cellules, pour monter un groupe "Technique rouge", pour peser dans les débats internes (artificiels et tendus) avec les nombreux lambertistes positionnés en sous-marins dans le secteur (dont Daniel Gluckstein).
Le 23 mars 1978, il réussit son suicide avec le même sérieux, la même détermination froide que nous lui avions connus. Présent dans la région parisienne à ce moment-là, je n’ai absolument rien su, ni imaginé. Plus tard, la connaissance des circonstances de son décès m’ont bouleversé et ont contribué à une réflexion approfondie sur notre histoire commune.
Parmi les questions politiques posées par sa courte vie, trois me viennent à l’esprit dans l’immédiat :
des militants communistes des années 1917 à 1933 m’avaient donné des éléments sur le danger de donner un rôle dirigeant pour une organisation révolutionnaire adulte à des jeunes, surtout si leur génération constitue l’essentiel du potentiel de cadres.
j’ai entendu plusieurs témoignages présentant le suicide de Michel Récanati comme une conséquence de ses difficultés de relation avec les femmes. Je ne pense pas que la question se pose ainsi. Un(e) jeune de 16 à 25 ans ne doit pas être placé dans la peau d’un révolutionnaire professionnel. Il a besoin de temps, d’énergie pour vivre des expériences personnelles. Sans cela, il n’est autre qu’un géant aux pieds d’argile malgré toutes ses qualités intrinsèques.
les deux remarques précédentes prennent d’autant plus d’importance lorsqu’un jeune est intégré dans le bureau politique d’une organisation qui lui donne la responsabilité du service d’ordre, des actions X et du secteur clandestin.
Ceci dit, Hasta la victoria siempre !
Jacques Serieys
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