A la veille de la journée « l’UNEF en mai et juin 1968 » organisée samedi 19 mai par l’Association des anciens de l’UNEF avec le concours du GERME et de la Cité des mémoires étudiantes, la parution aux éditions Syllepse de Etudiant-e-s en révolution ? Les années 68 (Jean-Philippe Legois, Alain Monchablon et Robi Morder) permet d’insérer l’action du syndicat étudiant au cours du « moment 68 » dans le cadre plus général des « années 68 ». Voici des extraits de la présentation et de la conclusion.
Notre ambition est limitée, il s’agit – à l’occasion de ce cinquantième anniversaire – de porter à la connaissance d’un public plus large que celui de la recherche des éléments susceptibles de mieux comprendre les années 68 des étudiant.e.s en France. Ces années s’inscrivent dans un contexte international auquel nous consacrons le colloque des 2 au 4 mai 2018 [1] ainsi que le dossier de la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps [2] du premier semestre 2018. Les années 68 sont marquées par une double mutation universitaire, la massification des effectifs, et les changements des fins des universités. Ces réflexions sont menées aussi bien au niveau institutionnel, en France, les colloques de Caen puis d’Amiens portent la voix des « modernistes » mettant en cause la vieille université, que dans les mouvements étudiants. Nous en avons traité, et en traitons également dans d’autres initiatives et publications [3], nous concentrant dans cet ouvrage plutôt sur les manières dont les mouvements étudiants s’organisent, se structurent, se présentent et se représentent que ce soit au travers d’organismes conjoncturels où à vocation durable, politiques ou à vocation représentative.
Nous sommes repartis de notre contribution commune au colloque « Les années 68 » [4] en la développant avec les acquis des 20 ans qui nous en séparent, mettant à nouveau sur le métier nos réflexions d’alors.
Si à l’échelle internationale 1968 a été “ l’année des étudiants ”, les étudiants de France vivent en Mai une crise universitaire, une crise sociale et une crise politique. Dans une certaine mesure la force du“ Mai ouvrier a écrasé la potentialité inscrite dans un mouvement étudiant de type nouveau" comme l’écrivait Nicole Abboud-Maupéou [5]. Ces caractéristiques propres à la situation française ont ainsi accentué ce qu’on appelle la politisation déjà engagée du mouvement étudiant et de ses organisations au cours des années 1960, et ont eu des effets dans les années suivantes. Ainsi, si la “ désyndicalisation ” de l’UNEF – tant par la baisse du nombre de ses adhérents que du contenu de son activité - était déjà engagée depuis la fin de la guerre d’Algérie, Mai 68 a accéléré ce processus d’éclatement, de dispersion des forces aboutissant à la scission de 1971.
Ce processus n’est pas la simple conséquence mécanique de “ conditions objectives ”, il n’était pas inéluctable. Au sein même du Mai étudiant (qui n’était pas que parisien) , il n’y a pas eu que des manifestations, des barricades, des discussions idéologiques. Des dizaines de milliers d’étudiants ont participé à des commissions discutant des réformes nécessaires de l’Université, des modalités d’examen, du contrôle continu, de la pédagogie… Sans forcément tomber dans le piège des « réformes – chloroformes ». Et, là encore, on trouve trace des thèmes développés au préalable par l’UNEF au cours des années 1960, dont une partie sera reprise dans la réforme universitaire d’Edgar Faure : travaux dirigés, contrôle continu, « participation » étudiante. Entre réforme, révolution, corporatisme
Ce sont des stratégies, des choix opérés par des groupes (mais aussi par les médias) qui ont privilégié le “ spectaculaire ” et le “ politique ” au détriment de l’universitaire ou du syndical. Après la guerre d’Algérie l’ostracisme du pouvoir gaulliste à l’égard de l’UNEF avait contraint le syndicat étudiant à se radicaliser. Faute d’obtenir de nouvelles conquêtes syndicales, les militants transforment peu ou prou le mouvement étudiant en une sorte de “ parti ” contestant l’université capitaliste, le gaullisme, le système social. Il n’y avait plus dans certaines villes de structures vivantes de base du syndicat étudiant, les mobilisations étaient animées par des cartels d’organisations au début, puis par des comités d’action.
Dans une situation peu ou prou révolutionnaire, ce qui intéressait une bonne partie des étudiants mobilisés c’est le devenir politique de la société. Ne parler que des problèmes strictement universitaires était pour beaucoup difficilement pensable. Ce qui amena d’ailleurs la “ coupure ” entre une aile militante d’avec une aile qualifiée de “ réformiste ”, mais qui rassemblait aussi dans les commissions des jeunes qui ne pensaient pas qu’une révolution sans réforme de leur lieu de vie et d’études était imaginable.
Cela explique en partie la manière dont ensuite la « politisation » a pris forme. Toutefois d’autres issues étaient possibles pour l’organisation étudiante. L’UNEF n’était peut-être plus qu’un sigle, mais ce sigle demeurait fédérateur, représentant aux yeux de l’opinion publique, des syndicats de salariés, d’une grande masse d’étudiants et lycéens, le corps étudiant. Un mythe ? Peut-être, mais le choix n’a pas été fait de tenter de rehausser la réalité au niveau du mythe. Cela était évidemment délicat. A la rentrée 1968, l’extrême-gauche et la direction PSU de l’UNEF ont laissé le terrain aux étudiants du parti communiste qui, à contre-courant dans les assemblées générales, et dans les comités d’action ont pu apparaître comme étant les seuls à gauche à donner des réponses à ces questions universitaires. Profitant de l’absence (volontaire) de l’UNEF des discussions avec le gouvernement durant l’été et l’automne 1968, ce qui allait devenir le courant « renouveau » de l’UNEF se positionnait ainsi comme le seul représentant étudiant de poids interlocuteur des pouvoirs publics. Le décalage entre certaines orientations prises sur la lancée de mai 68 et une situation qui avait changé à la rentrée 1968/1969 n’était pas encore bien visible, mais il était là.
Mai 68 (compris comme évènement mais aussi comme moment intégrant en les amplifiant les données antérieures) va marquer pour des années le mouvement étudiant. Après la tentative de fusion entre les comités d’action et la structure transformée de l’UNEF, c’est l’éclatement. Une bonne partie de l’extrême-gauche quitte l’UNEF pour construire chacun son organisation politique, quitte à délaisser le terrain universitaire. Bon nombre d’étudiants fuient un “ syndicat ” où s’affrontent - après la démission de sa direction nationale - deux courants politiques qui proclameront chacun être l’UNEF.
Au-delà des Universités, la contestation organisée s’étend au reste de la jeunesse scolarisée. Alors que les luttes étudiantes s’avèrent éclatées, localisées avec des organisations en crise, en ce début des années 1970, les mobilisations lycéennes se développent autour de thèmes anti-autoritaires : contre la répression et le « racisme anti-jeunes », contre l’embrigadement militaire, pour la liberté d’expression. Or, s’il n’y a qu’une trentaine de villes universitaires, il y a plusieurs centaines de villes qui connaissent des manifestations des jeunes du secondaire, et ce sont ces lycéens-là qui entrent à l’université ensuite avec leur propre expérience [6].
Ces années qui suivent 1968 dans les universités ne sont pas si “ idéologiques ” qu’on a bien voulu le dire tant la presse s’est attachée aux dimensions spectaculaires. Il y a beaucoup de manifestations internationalistes, anti-impérialistes, contre les agressions fascistes, contre les répressions policières, en soutien aux luttes dans les entreprises. Mais il ne faut pas négliger les luttes universitaires qui se déroulent au même moment et qui impliquent un grand nombre d’étudiants que ce soit dans des mobilisations localisées ou dans les grandes luttes nationales contre les réformes universitaires.
Evidemment, la disparition du syndicat unifié pose le problème de la représentation de ces mouvements. Les militants d’extrême-gauche, qui ont quitté le syndicalisme étudiant sont activement présents dans ces luttes généralisées, ils proposent un système où les assemblées générales élisent des comités de grève, et désignent des délégués pour participer à - phénomène nouveau - des “ coordinations nationales ”. A la différence de mai 68, ce n’est plus le syndicat qui est le porte-parole des étudiants, mais des délégués élus directement par ces derniers le temps de l’action. A l’origine sinon hostiles, du moins réservées, les deux UNEF sont contraintes d’accepter de se situer dans ce cadre et de renoncer ainsi au rôle traditionnellement “ dirigeant ” et de “ représentant unique ” du syndicat.
Si on considère que les “ années 68 ” sont celles -non de la disparition des luttes universitaires, mais de la “ désyndicalisation ”, on peut estimer que l’année 1976 avec la grève générale contre la réforme du deuxième cycle constitue la limite ultime, la page qui se tourne. La signature du “ Programme commun de gouvernement ” par les partis communiste, socialiste et radical de gauche offre un débouché “ réaliste ” et crédible : le changement par les élections. Cela met en difficulté une extrême-gauche qui ne propose qu’une “ seule solution : la révolution ”. De surcroît, cette extrême-gauche est confrontée aux difficultés de sa stratégie, sinon anti-syndicale, du moins non syndicale. Elle anime certes les luttes généralisées, mais celles-ci sont exceptionnelles. C’est en 1976 que la Ligue communiste révolutionnaire, force dominante dans les coordinations, après l’échec de constitution d’une “ fédération nationale des comités de lutte ” en 1972, puis de la tentative d’organiser un mouvement permanent des comités de lutte, décide de réinvestir le mouvement syndical étudiant via le Mouvement d’action syndicale. Tout ceci s’opère alors que la crise économique de 1973 ne commence à produire ses effets dans les consciences qu’en 1976. On ne refuse plus simplement comme en 68 un avenir de “ cadre au service du patronat ”, mais on s’oppose également à un avenir de chômage. Si pour les étudiants leur devenir ne se situait en réalité ni dans les sphères supérieures ou inférieures de la population active, cela était significatif de ce qu’ils ressentaient comme leur présent et la manière dont ils se représentent leur avenir.
Pourtant, cette période n’est pas celle d’une simple parenthèse qui se referme avec un retour aux pratiques antérieures aux années 1960. L’Université s’est encore massifiée et diversifiée. La “ coordination ” inventée au début des années 1970 demeure dans le répertoire d’action collective des étudiants et des syndicats. Existe une représentation étudiante élue dans les conseils d’université et les CROUS, ce qui modifie les pratiques et les rythmes des organisations en concurrence électorale permanente, puisque se maintient une division syndicale avec des effectifs d’adhérents assez bas. Dès lors, la représentation étudiante offre-t-elle plusieurs légitimités possibles : celle des luttes, celle des élections, celle des syndicats et associations. Au syndicat unique représentant la « classe étudiante » de la guerre d’Algérie succède la pluralité des représentations. 68 en héritage ?
Après les mobilisations de la jeunesse étudiante durant la guerre d’Algérie, Mai et juin 68 ont réaffirmé la place des mouvements de la jeunesse scolarisée, dans la société comme sur la scène politique. En un demi-siècle, le nombre d’étudiants a quintuplé passant de 500 000 en 1968 à 2 millions et demi. A plusieurs les gouvernement s ont du reculer devant des grèves générales et des manifestations de plus en plus importantes, comme en 1986 contre la réforme Devaquet ou en 2006 contre le CPE (contrat première embauche). Entrés en dissidences, les étudiants y demeurent et commémorent encore à leur manière le 50e anniversaire contre la réforme de l’accès à l’université. L’accès à l’enseignement supérieur, voilà un des enjeux qui n’a pas vieilli de Fouchet à Vidal, en passant par Saunier Séité ou Devaquet. L’université a changé, et pas seulement en nombre : l’autonomie des établissements, les réformes institutionnelles ont changé le cadre et les modalités des mobilisations étudiantes. Mais la question des fins de l’enseignement supérieur demeure. Le problème des « débouchés » hier a fait place a celui de « l’insertion professionnelle », les relations universités/économie sont toujours en débat à l’heure d’une mondialisation synonyme de « marchandisation » contre laquelle du Québec à l’Italie, du Chili à l’Allemagne, du Sénégal à la Serbie les mouvements étudiants se font écho.
En France, les années 68 ont vu la représentation traditionnelle entrer en crise, le mouvement étudiant s’est éparpillé. Après le milieu des années 1970 le nouveau répertoire d’action avec notamment les coordinations s’est imposé, et a été intégré dans les stratégies et tactiques syndicales alors que les luttes universitaires devenaient à nouveau plus revendicatives. Les aspirations politiques n’ont pas disparu, elles ont pris des formes nouvelles, les engagements des étudiants dans la cité demeurent, et ce d’autant que les expériences acquises dans les luttes étudiantes ont été réinvesties dans les lieux de travail, notamment ceux à fort recrutement jeune et diplômé, hier les banques, la poste, aujourd’hui dans tous les secteurs. Les caractéristiques des mouvements étudiants, exigence de démocratie dans les luttes, remise en cause des modalités anciennes de la délégation de pouvoir et de la représentation, se retrouvent dans les luttes des salariés. Signalons qu’aujourd’hui 40% de la population active a fait au moins deux ans d’études supérieures
Il y a un demi-siècle on a voulu parfois enfermer les étudiants dans un ghetto, les traitant même de « fils à papa » pour les séparer du reste de la société. Cela ne peut plus marcher. Désormais dans chaque famille il y a un chômeur et un étudiant, et l’avenir de ces derniers est du côté du salariat, alors qu’un million d’entre eux y sont déjà avec des contrats précaires, en stage. Qui peut encore prétendre qu’il s’agit de « privilégiés ».
L’empreinte des années 68 sur les mondes étudiants et universitaires va bien au-delà du cadre d’évolution des mouvements étudiants à vocation représentative : c’est l’ensemble de l’institution universitaire, de ses méthodes et de ses fins, c’est l’ensemble des communautés universitaires, de leurs modes de fonctionnement, gouvernement et « vivre ensemble », qui sont « hérités » de ces années 68. Savoir faire fructifier son « patrimoine »/ « matrimoine » est un enjeu à la fois propre et commun à chacun de ces mondes.
Nous avons entendu apporter notre éclairage sur ce que furent les années 68 étudiantes, car on ne peut ni l’éffacer comme l’avait voulu Sarkozy en 2007, ni le réduire à une simple « révolution culturelle ». Quant à 68, la référence demeure, que ce soit pour s’en démarquer – « 86 mieux qu’en 68 » disait-on en 1986, ou pour s’en réclamer comme on le voit dans les luttes de 2018. L’histoire continue.
[1] « Empreintes étudiantes des années 68 dans le Monde », Paris, Sorbonne et Sciences-Po..
[2] Revue de l’Association des amis de La contemporaine (ancienne BDIC), bibliothèque-archives-musée avec qui la Cité des mémoires étudiantes a réalisé l’exposition virtuelle « Les années 68, un monde en mouvement ».
[3] Colloque « Institutions universitaires et mouvements étudiants », Paris 2004, Jean-Philippe Legois, 33 jours qui ébranlèrent la Sorbonne, Paris, Syllepse, 2008.
[4] Jean-Philippe Legois, Alain Monchablon, Robi Morder, « Entre Réforme, Révolution et Corporatisme » Colloque « les années 68 », 1998. in Robert Frank et al. (dir), Les années 68 : le temps de la contestation, Bruxelles/Paris, Complexe/IHTP, 2000, réédition 2008.
[5] L’ouverture du ghetto étudiant Anthropos, Paris 1974, p. 313.
[6] Didier Leschi et Robi Morder, Quand les lycéens prenaient la parole. Les années 68, Paris, Syllepse, 2018.
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