L’alignement de Julien Dray sur la stratégie américaine après le 11 septembre 2001 et l’explosion de la Gauche Socialiste

dimanche 29 septembre 2024.
 

Fin juillet 2002, mille militants de la Gauche Socialiste ont assisté à la scission mouvementée de leur association. Ce "courant" représentait alors environ 10000 adhérents du Parti Socialiste. Cette rupture a été très mal vécue par le groupe aveyronnais qui avait beaucoup progressé et dans lequel régnait une convivialité particulièrement chaleureuse. De plus, ni nos animateurs départementaux, ni le groupe n’était lié à un "sous-courant" de la GS ; aussi, un sentiment de gâchis et d’isolement local a régné pendant un an.

Plusieurs raisons expliquent cette scission. Nous en relevons seulement une dans cet article : les tensions étaient à l’oeuvre dès septembre octobre 2001 en raison d’orientations politiques contradictoires, en particulier en ce qui concerne l’analyse du rôle de l’impérialisme américain dans le monde. Le "sous-courant" Dray l’analysait alors comme positif en raison du danger fasciste primordial représenté par le terrorisme islamiste. Tel n’était pas du tout le point de vue du groupe aveyronnais (ci-dessous position départementale prise à l’époque).

Plan :

1) Le 11 septembre et la nouvelle stratégie américaine

2) Julien Dray appelle à un "nouvel ordre mondial", à une "démocratie jusqu’au bout", en particulier dans les pays du Moyen-Orient, imposés par une coalition autour de l’armée américaine

3) La réaction du groupe aveyronnais de la Gauche socialiste à l’orientation de Julien Dray

4) En présence d’orientations politiques incompatibles, la question du maintien de l’unité de toute la GS était posée

1) Le 11 septembre et la nouvelle stratégie américaine

Après le 11 septembre 2001 ( avions s’écrasant contre les tours du World Trade Center), la droite internationale mène bataille pour un engagement militaire total derrière les Etats Unis contre le "terrorisme" et l’"islamisme", en particulier en Afghanistan.

A l’Assemblée nationale, Lionel Jospin est attaqué par des députés "libéraux" survoltés. Il répond en faisant preuve de solidarité vis à vis des victimes mais aussi d’une volonté d’autonomie et d’esprit critique vis à vis de la stratégie guerrière américaine : " Si la situation devait conduire à nous entraîner dans un engrenage, que nous ne jugerions pas souhaitable, je ne me prêterais pas à cet engrenage, sachez le très clairement... L’opinion de notre pays formule des interrogations qui ne sont pas illégitimes... Je préfère de beaucoup un peuple et des députés qui avancent les yeux ouverts que les yeux fermés".

C’est alors que Julien Dray rédige l’éditorial de l’hebdomadaire A Gauche n°835, titré "Intervention en Afghanistan LA DEMOCRATIE JUSQU’AU BOUT". Il y défend une position proche de la droite française et américaine qui n’est pas nouvelle chez lui concernant le Moyen Orient, mais il ne l’avait jamais explicité publiquement de façon aussi nette.

A l’époque, nous avions été surpris par la proximité de sa position avec celle des néo-conservateurs américains. Ceux-ci avaient tiré pour bilan du 11 septembre :

- que le "monde occidental" était en danger, face à la menace du "terrorisme" protégé par des Etats, des services secrets, des sociétés financières et économiques produites par la manne pétrolière.

- que ce terrorisme était l’aspect visible d’un projet totalitaire islamiste.

- que les Etats Unis devraient prendre leurs distances vis à vis de leurs alliances traditionnelles du Moyen-Orient, par exemple avec l’Arabie Saoudite, car ces Etats traditionnalistes où l’afflux de dollars était accaparé par une caste provoquait une haine sociale canalisée par les mosquées contre l’Occident.

- qu’il fallait déstabiliser puis renverser des Etats comme l’Irak, l’Iran et la Syrie dangereux pour les intérêts américains dans ce coeur des réserves pétrolières mondiales.

- qu’Israël devait être le fer de lance, la vitrine de cette reconquête du Grand Moyen Orient au nom de la "Démocratie".

- que la recomposition d’un "Grand Moyen Orient" "démocratique" et d’un "nouvel ordre mondial" ne pourrait voir le jour sans éradiquer les racines du terrorisme islamiste, sans une stratégie militaire à long terme, impliquant une coalition autour des Etats Unis, sur un front immense d’Israël à l’Afghanistan.

- qu’il y avait derrière ces conflits, y compris celui des territoires palestiniens "un conflit de civilisations" entre le monde occidental et des religieux intégristes communautaristes.

2) Julien Dray appelle à un "nouvel ordre mondial", à une "démocratie jusqu’au bout", en particulier dans les pays du Moyen-Orient, imposés par une coalition autour de l’armée américaine.

Pour ne pas déformer l’argumentation de Julien Dray, mieux vaut citer longuement son éditorial du 10 octobre 2001.

" Les évènements du 11 septembre ne doivent pas être compris comme un simple attentat... Il s’agit bien d’une violence portant en elle un projet totalitaire.

" Ben Laden... représente une holding, une multinationale à participations multiples. Ses actionnaires sont des services secrets nationaux, des appareils d’Etat, des ensembles industriels et financiers...

" Oui, il faut éradiquer ce terrorisme. Et cette lutte peut nécessiter l’usage de la force. Il reste à savoir quels sont les buts de la guerre...

" C’est bien sur le long terme que la coalition devra porter ses efforts. Elle devra s’attaquer aux causes du mal, en saper les racines... La coalition doit être porteuse d’un contenu politique, être fondée sur un projet.

" Ce projet porte un nom : Démocratie. C’est d’ailleurs la Démocratie qui permettra de poser la question de la justice sociale. Il est essentiel de se pencher sur la redistribution de la rente pétrolière afin que celle-ci ne soit plus captée par quelques oligarques corrompus mais profite réellement à toute la population.

"Or, les Etats-Unis peuvent répéter les erreurs qu’ils avaient déjà commises lors de la Guerre du Golfe, notamment en s’efforçant de construire une coalition la plus large possible, sans craindre de diluer les valeurs dont ils se veulent porteurs.

" Pourtant, il est urgent de réaffirmer ces valeurs que sont la démocratie et son corollaire qu’est la laïcité...

" Les terroristes essaient de s’inviter dans tous les conflits, tentant de transformer, par exemple, le conflit territorial israëlo-palestinien en une guerre de religions.

" Partout où ils le peuvent, ces islamistes tentent d’imposer leur grille de lecture : tout serait lutte à mort entre la spiritualité et un monde impie perverti. Nous sommes contre le terrorisme islamiste non parce que nous sommes des occidentaux mais bien parce que nous sommes des Républicains... Une course de vitesse est désormais engagée.

" Dans le nouvel ordre mondial qui se dessine, il est urgent de commencer par réparer nos erreurs. Nous nous sommes trop longtemps accomodés de régimes despotiques dans la région. Nous avons feint de croire que la démocratie et la laïcité n’étaient pas des modèles universels et que certains peuples pouvaient s’accomoder de l’oppression et de l’obscurantisme. Il est temps que les démocrates musulmans puissent trouver en nous des appuis politiques... Il en va du visage du monde de demain".

3) La réaction du groupe aveyronnais de la Gauche socialiste à l’orientation de Julien Dray

Nous avions reçu l’éditorial de Julien Dray le 13 octobre ; il a provoqué immédiatement de l’étonnement, des désaccords, des menaces de démission de la Gauche Socialiste. Les militants revenus de nombreux échecs prennent les désaccords d’orientation tranquillement, mais là, faire des Etats Unis le fer de lance international de nos valeurs et particulièrement de la Démocratie et de la Laïcité ; c’était trop demander. Aussi, nous avons décidé d’informer aussitôt la direction nationale de notre désaccord et avons convoqué une réunion du groupe départemental pour le 14.

Lors de cette réunion tenue le 14 octobre, nous avons validé un texte (intégrant des phrases d’autres argumentations développées par le courant Gauche socialiste) immédiatement publié sous forme de "Lettre n°20 des Amis de la République Sociale 12".

En voici quelques extraits :

" 7000 tués et 6300 blessés graves. Des centaines de millions de personnes, par le monde entier, se sont émus de ces gens qui se jetaient du haut des Twin Towers pour éviter le brasier... Ils se sont sentis solidaires de ces milliers de petits employés, femmes de ménage, pompiers. La Gauche Socialiste a fait de même ; aucune fin ne justifiait de tels moyens.

" Les Etats Unis ont engagé une opération en Afghanistan... L’ONU a considéré évident leur droit de réagir militairement au regard du droit international. Bush, Blair et Chirac jouent les chefs de guerre. Poutine, Sharon et Jiang Zemin en rajoutent. Comme toujours en situation de crise, une forte pression s’exerce pour mettre entre parenthèses la politique et ses clivages.

" Notre tradition est à l’inverse. Si le libéralisme prospère dans le bain de l’anarchie économico-financière, du gros gourdin militaire et de la démagogie politique, le socialisme doit sans cesse porter haut l’esprit critique, le souci de l’intérêt général, le souci du respect des droits sociaux, démocratiques et nationaux, le souci d’une maîtrise collective de l’avenir à court, moyen et long terme de l’humanité.

" Oui, Ben Laden, comme les groupes islamistes qu’il anime, représentent un intégrisme fascisant, porteur d’aucune libération pour aucun peuple. Leur répression de toute liberté, leur négation des droits sociaux, leur oppression sauvage des femmes, la réduction à l’état d’esclaves de nombreux enfants travailleurs, l’arbitraire de leur caste de religieux, leur délire de guerre sainte et le développement de leurs réseaux terroristes dans le monde entier en font un danger pour l’humanité à éradiquer de toute urgence...

" Cependant, à la racine de nombreux malheurs du monde, il y a la politique américaine.

" Oui, la politique menée par le gouvernement américain porte une lourde responsabilité dans la situation explosive du monde actuel. C’est lui qui a appuyé la création, encouragé et armé les groupes islamistes radicaux, en particulier en Afghanistan. C’est lui qui a bloqué tout contrôle sur le blanchiment d’argent sale par les paradis fiscaux. C’est lui qui a désespéré le monde arabo-musulman en permettant la violation systématique de tous les droits à l’encontre des Palestiniens. Le système militaro-industriel américain pousse partout au surarmement car c’est lui qui en profite (50% des ventes mondiales d’armes). Depuis 20 ans, le but des Etats Unis en Afghanistan, c’est de contrôler la route des réserves gazières et pétrolières de la Caspienne et de l"Asie centrale. Dérèglementation et spéculation mondiales portent le crime, la misère de masse et la guerre comme la nuée amène l’orage. Quand cela a correspondu à leur intérêt, jamais depuis 40 ans les Etats Unis ne se sont embarassés de considérations morales, jonchant les caniveaux de leur marche à la suprématie mondiale par des rivières de sang et de larmes...

" En conclusion, oui le réseau Ben Laden et le régime taliban doivent être combattus. Mais ce n’est pas seulement par la force militaire qu’on éradiquera le terreau de l’intégrisme fascisant. D’autant plus qu’à terme, une action militaire tapant dans le tas des populations afghanes peut donner un certain soutien populaire aux talibans plutôt que les isoler. Les talibans du pétrole comme des dollars exploitent à leur seul profit la prolifération des circuits financiers opaques où se recycle l’argent du crime, les inégalités sociales explosives, le partage des richesses toujours plus défavorable au Sud, le démantèlement des Etats qui déstabilise la démocratie, l’affaiblissement du droit international... Les champs de bataille actuels sont donc aussi dans les paradis fiscaux et la City londonienne, dans les institutions comme le FMI, la Banque Mondiale et l’OMC... Nous revendiquons un nouvel ordre économique mondial... La mondialisation libérale, la construction européenne et la politique économique (nationale) sont posés (aujourd’hui) de façon radicalement différente. Nous devons nous en saisir et faire des propositions concrètes pour un nouvel ordre du monde plus sûr et plus juste pour tous les peuples".

4) En présence d’orientations politiques incompatibles, la question du maintien de l’unité de toute la GS était posée

L’incompatibilité des orientations apparut encore plus lors du Conseil national suivant de la Gauche Socialiste, en particulier lorsqu’un des proches de Julien Dray théorisa la situation politique mondiale face au terrorisme islamiste comme semblable à la Seconde Guerre Mondiale lorsque "le seul choix possible face au fascisme était de se ranger derrière la principale démocratie du monde : les Etats Unis".

Comme ce terrorisme islamiste paraissait concerner particulièrement les Palestiniens, il y avait entre nous, non seulement des divergences mais des contradictions. En ayant discuté avec Pierre Ruscassie et René Revol, nous étions d’accord sur ce point.

Par la suite, les désaccords politiques vont toucher d’autres questions (sécurité, opposition à Sarkozy...) et le processus de scission de la Gauche Socialiste va se poursuivre.

Jacques Serieys


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