Emmanuel Macron, édit de Villers-Cotterêts et langue française

mardi 12 mars 2024.
 

- A) Macron et Bern chez le comte de Monte Cristo

- B) Contexte historique : L’affirmation de l’Etat royal français

- C) Mathilde Larrère et l’édit de Villers Cotterêts

- D) Emmanuel Macron et l’édit de Villers Cotterêts

- E) 10 août 1539 : Ordonnance de Villers-Cotterêts (Hérodote)

- F) Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes (Langues et Cultures de France)

A) Macron et Bern chez le comte de Monte Cristo

Le samedi 16 septembre 2017, le président de la république s’est déplacé au château de Monte Cristo, construit à Port-Marly en 1844, pour Alexandre Dumas.

Dans le cadre de la Journée du Patrimoine, le président de la république suivi, comme d’habitude, par moultes caméras, a joué à l’enseignant devant des élèves de CM2 au sujet de l’édit de Villers-Cotterêts. Son petit cours a été posté sur le compte twitter de la présidence pour acter un peu plus l’importance politique donnée à cette initiative. Il était accompagné par Stéphane Bern nommé « Monsieur Patri­moine » de l’Elysée.

Pourquoi valorise-t-il ainsi l’ordonnance de Villers-Cotterêts signée en août 1539 par le roi de France François 1er. »Dans son château, le roi a décidé que tous ceux qui étaient dans son royaume devaient parler français" affirment nos duettistes de la journée du patrimoine. Ils se trompent mais leurs détracteurs ne me paraissent pas avoir plus raison qu’eux.

Cet édit est valorisé à la fois par les royalistes, les nationalistes, les souverainistes de droite et de gauche ainsi que par le républicanisme bourgeois. Je ne sais auquel de ces courants appartient le rédacteur du discours mais il ne s’agit pas d’un connaisseur en matière d’histoire.

J’ajoute que des linguistes, des historiens et des juristes considèrent qu’il s’agit d’ un moment fondateur de la langue française.

Mieux, la Cour de cassation a récemment pris deux décisions s’appuyant sur cette ordonnance de Villers-Cotterêts, «  rémanence du droit d’Ancien Régime dans la France contemporaine. »

Je voudrais cependant nuancer cet éloge panégyrique et cette longue postérité.

B) Contexte historique : L’affirmation de l’Etat royal français face aux grands féodaux, aux institutions démocratiques, à l’empereur et au pape

En France, le passage d’une société féodale (fondée sur la subordination d’homme à homme et sur les fiefs) à une forme d’Etat royal exerçant son autorité sur un territoire défini s’est réalisé par un lent et long processus qui aboutit au 17ème siècle à la monarchie absolutiste. Celui-ci intervient essentiellement dans quatre domaines : juridique, fiscal, militaire et de plus en plus administratif.

Ce "processus" est marqué par des évolutions locales et provinciales parfois progressistes (par exemple certaines chartes communales octroyées par le roi pour affaiblir de grands seigneurs) mais plus souvent réactionnaires pour casser les institutions démocratiques locales. Par ailleurs, la fiscalité de plus en plus lourde entraîne des famines extrêmement graves ; seules les luttes populaires contre cette fiscalité de caste présentent un caractère progressiste.

Il est faux d’affirmer que l’Etat royal s’est construit contre la féodalité. Il a plutôt utilisé certaines caractéristiques de la féodalité pour s’affirmer aux dépens des grands vassaux. Dans le même temps, le développement de l’économie et du commerce de longue distance tendait à l’unification monétaire et juridique.

Depuis Charlemagne jusqu’au début du 13ème siècle, l’Eglise reconnaît à l’empereur du Saint Empire germanique l’imperium mundi (autorité temporelle sur le monde) en tant que prétendu héritier des empereurs romains. La lettre du chancelier Gattinara à Charles Quint (1519) éclaire ce statut « Sire, puisque Dieu vous a conféré cette grâce immense de vous élever par-dessus tous les rois et princes de la chrétienté à une puissance que jusqu’ici n’a possédée que votre prédécesseur Charlemagne, vous êtes sur la voie de la monarchie universelle, vous allez réunir la chrétienté sous une seule houlette. »

Au 16ème siècle, la papauté veut effectivement unifier le monde chrétien sous la couronne des Habsbourg. Le puissant Charles Quint (Empereur des Romains, Roi des Espagnes, Roi de Naples, de Sicile et de Jérusalem, Duc de Bourgogne, de Brabant, de Limbourg, de Luxembourg et de Gueldre, Comte d’Artois, de Flandre, de Hainaut, de Hollande et de Zélande, de Zutphen, Comte palatin de Bourgogne) symbolise cet empire qui menace la France sur toutes ses frontières. Le concile de Trente complète au plan religieux cet objectif d’hégémonie politique, idéologique et économique (les Pays-Bas et les Amériques en font partie).

Pour résister face à cet immense empire, le roi de France accélère la constitution d’une monarchie absolue centralisée, en particulier en matière juridique et administrative, la gestion de l’Etat étant unifiée par l’emploi de la langue française. Cette affirmation de la souveraineté royale est permise par des victoires militaires. Ainsi, la victoire de Marignan en 1515, permet à François 1er d’obtenir du pape le Concordat de Bologne qui donne aux souverains français un rôle décisif lors des nominations d’évêques et d’abbés dans le royaume. Le souverain en profite pour interdire les procédures anciennes d’élection dans les diocèses.

L’édit de Villers Cotterêts représente une étape dans le rapport de force entre le pouvoir royal et l’Eglise catholique. Comme langue du droit, il affaiblit l’usage de la langue latine. Or, c’est surtout l’Eglise qui donnait un rôle symbolique et religieux au latin. L’imposition de la langue française aux dépens du latin est justifié alors par la nécessité de permettre une meilleure compréhension des décisions de justice par les justiciables.

C) Mathilde Larrère et l’édit de Villers Cotterêts

Le site Arrêts sur Images a bien rendu compte de la prise de position de l’historienne Mathilde Larrère contre les affirmations du duo Macron Bern :

Comme elle le rappelle, l’édit de Villers-Cotterêts, signé en 1539 par François Ier, "n’impose en aucun cas le français comme langue aux populations du royaume (…) il dit juste que les actes légaux et notariés sont en français et non plus latin". Voilà qui "n’a rien à voir avec une lutte contre le patois", explique-t-elle, avant de tacler l’animateur de Secrets d’histoire (qui n’a jamais fait secret de ses penchants royalistes) : "L’édit, c’est surtout une étape dans l’imposition du pouvoir royal (et ça il aime Stéphane, le pouvoir royal !)". En historienne des révolutions et de la citoyenneté, elle ajoute à l’adresse du tandem Bern-Macron : "Ce que vous tentez d’attribuer à François Ier… c’est la révolution qui l’impose", allusion au décret du 2 Thermidor an II, et au rôle de l’abbé Grégoire. Un recadrage aussitôt repris par nombre de sites d’info qui, du Huffington Post, à BFM, en passant par le Lab et le site du Point, n’ont pas manqué de souligner la "leçon d’histoire ratée" du président.

Pour l’essentiel, le point de vue de Mathilde Larrère est juste quant à la fonction de l’édit de Villers-Cotterêts au 16ème siècle.

Il est vrai que l’édit n’impose pas le français comme langue de communication dans le royaume.

Il est vrai que le texte de l’édit concerne seulement la langue juridique. Cependant, cet édit introduit un flou sur les langues à utiliser dans ce cadre. Tous les derniers rois avant 1539 ont demandé la rédaction des décisions de justice en français ou dans la langue populaire des personnes concernées. En 1490, Charles VIII prescrit le « langage français ou maternel... ». En 1510, Louis XII dispose qu’en tous pays de droit écrit, les procès criminels seront rédigés en « vulgaire et langage du païs... » En 1533, François Ier, impose aux notaires du Languedoc la « langue vulgaire des contractants... ». En 1535, il exige qu’en Provence, les procès criminels soient faits « en français, ou à tout le moins en vulgaire du pays ». La logique de tous ces textes est claire : le latin doit passer la main aux langages compréhensibles, le français comme les autres parlers provinciaux. (compte rendu du colloque organisé par l’université de Rennes L’ORDONNANCE DE VILLERS-COTTERETS, CADRE JURIDIQUE DE LA POLITIQUE LINGUISTIQUE DES ROIS DE FRANCE ?

Quelle est la différence entre ces décisions précédentes et l’édit de 1539 ? la rédaction de celui-ci "en langage maternel français" laisse place à deux interprétations possibles "seulement en Français" ou "seulement dans un langage maternel du royaume de France".

La jurisprudence et les décisions royales ultérieures valident la seconde interprétation "seulement dans un langage maternel du royaume de France" et donnent raison à Mathilde Larrère.

L’Ordonnance de Charles VIII (décembre 1490) prescrit que les actes d’information ne seront plus rédigés en latin mais « mis & redigez par escrit en langage Français ou maternel, tels que lesdits tesmoins puissent entendre leurs dépositions ».

Le Code du Roy Henry III, augmenté des Édits du Roy Henri IV (1605) indique que « Que tous arrests, & autres actes de justice, seront faicts en langue vulgaire... »

Un dernier point concernant la réaction de Mathilde Larrère aux dires d’Emmanuel Macron. Elle rétorque « Ce que vous venez d’attribuer à François 1er... c’est la Révolution qui l’impose. » Cela ne correspond pas à la réalité. Aucune langue ne disparaît par décret. Le processus d’unification linguistique par la langue française :

- avait commencé durant l’Ancien régime (Molière et autres grands écrivains ont autant contribué au progrès de celle-ci que l’édit de Villers Cotterêts

- s’est poursuivi par des décisions de la Révolution et du 1er empire,

- a obtenu une généralisation comme langue de communication sous les 3ème, 4ème et 5ème république, en lien avec le nouveau rôle de l’école et des médias

D) Emmanuel Macron et l’édit de Villers Cotterêts

D1) Faux dans le texte à la lettre de l’édit sur le français obligatoire

D’après Stéphane Bern, François 1er « fait du français la langue officielle ». Pour Emmanuel Macron « à ce moment-là, dans ce château, le roi a décidé que tous ceux qui vivaient dans son royaume devaient parler français ».

Que de bêtises ! L’édit n’impose pas le français comme langue de communication dans le royaume. De toute façon, cela n’aurait pas été possible ; la plupart des habitants du royaume ne parle pas le français au 16ème siècle, mais des langues autres (occitan, breton...) et cette prépondérance se maintint longtemps. Durant la Révolution française, une étude a été diligentée dans le Nord-Aveyron concernant la connaissance du français : 1 personne sur 200 l’écrivait ; 3 sur 200 le comprenaient.

D2) Juste quant au rôle historique de cette ordonnance

Elle représente un moment important dans la suprématie donnée à la langue française au détriment des autres parlers.

C’est vrai, y compris du point de vue de la langue juridique et administrative. En effet, je pense que son flou est voulu, de même que pour plusieurs autres textes, antérieurs et postérieurs moins importants ; peu à peu, le pouvoir royal a effectivement fait progresser le français comme langue du roi, de la justice, de l’administration, de l’éducation...

Je partage donc l’avis de Thomas Snegaroff, historien et chroniqueur sur France Info, selon lequel 1539 "marque (...) une étape clé dans l’imposition du français qui une trentaine d’années [plus] tard est plus présent que le latin dans les livres".

D3) « Notre pays s’est fait par la langue » affirma Emmanuel Macron

La réalité est bien plus complexe.

Historiquement, le mot "France" vient des Francs et de leur royaume, embryon d’un ’"Etat francilien" et des dynasties mérovingiennes. La langue française apparaît beaucoup plus tard. D’immenses territoires parlant d’autres langues ont été peu à peu intégrés dans le royaume de France principalement par la conquête. Les autres vecteurs de l’unification française sont le « développement économique intégré », le pouvoir central et ses alliances matrimoniales plus ou moins imposées, l’affirmation progressive d’un "sentiment national", le rôle de la Révolution française puis du combat républicain.

Au plan linguistique, il faut noter que parmi les grands royaumes des 15è, 16è, 17è et 18è siècles, la France est celui dans lequel le pluralisme linguistique est le plus fort.

D4) Emmanuel Macron et le mépris des "patois un peu différents"

« On est tous Français alors qu’on parlait souvent des patois un peu différents ». En affirmant cela, le président de la république surfe sur le racisme habituel des locuteurs de la langue majoritaire au détriment des cultures minoritaires. C’est profondément blessant.

Premièrement, plusieurs autres idiomes parlés dans le royaume de France au milieu du 16ème siècle ne sont pas des "patois", ni même des dialectes, mais des langues. Vu l’inculture des propriétaires du pouvoir, je me permets deux rappels :

- une langue a sa propre origine, son propre vocabulaire, sa propre conjugaison, souvent même sa propre construction de phrase, son mode de pensée.

- un dialecte est un dérivé d’une langue avec quelques prononciations différentes d’une contrée à l’autre et quelques expressions particulières aux us, coutumes, voire outils ou autres façons de faire.

L’occitan par exemple, parlé à l’époque dans environ la moitié du royaume de France, possède déjà sa propre histoire culturelle (par exemple les troubadours), sa propre grammaire plus proche de l’espagnol ou de l’italien que du français. Durant plusieurs siècles, la langue la plus écrite dans le monde a été le roman, père de l’occitan.

Deuxièmement, le mot "patois" est très péjoratif dans la langue française. Mon dictionnaire Robert de 1978 donne une étymologie fondée sur "patt" probablement une "grossièreté" ; il serait apparenté à pataud donc "langue boiteuse" ! La définition est encore pire : 1-"parler, dialecte employé par une population généralement peu nombreuse, souvent rurale, dont la culture, le niveau de civilisation sont inférieurs à celui du milieu environnant (qui emploie la langue commune").

La langue française est suffisamment installée dans l’hexagone pour ne pas avoir besoin de valorisation au détriment des prétendus "patois" ; dans sa concurrence mondiale avec la langue anglaise, ce mépris de l’occitan, du breton, du corse... ne lui apporte rien non plus.

J’ajoute ci-dessous deux compléments, l’article du site historique Hérodote et un texte du réseau Langues et Cultures de France.

E) 10 août 1539 : Ordonnance de Villers-Cotterêts (Hérodote)

Source : http://www.herodote.net/10_aout_153...

Entre le 10 et le 15 août 1539, le roi François 1er signe une ordonnance de 192 articles dans son château de Villers-Cotterêts.

Cette ordonnance très importante institue en premier lieu ce qui deviendra l’état civil en exigeant des curés des paroisses qu’ils procèdent à l’enregistrement par écrit des naissances, des mariages et des décès. Une innovation dont les généalogistes mesurent pleinement la portée !

L’ordonnance établit par ailleurs que tous les actes légaux et notariés seront désormais rédigés en français. Jusque-là, ils l’étaient en latin, la langue de toutes les personnes instruites de l’époque.

Une administration plus accessible

L’ordonnance de Villers-Cotterêts, qui a été rédigée par le chancelier Guillaume Poyet, est parfois connue sous le nom de Guilelmine.

Son article 111 énonce joliment : « Et pour ce que telles choses sont souvent advenues sur l’intelligence des mots latins contenus dans lesdits arrêts, nous voulons dorénavant que tous arrêts, ensemble toutes autres procédures, soit de nos cours souveraines et autres subalternes et inférieures, soit de registres, enquêtes, contrats, commissions, sentences, testaments, et autres quelconques actes et exploits de justice, ou qui en dépendent, soient prononcés, enregistrés et délivrés aux parties, en langage maternel et non autrement ».

De cet article, il découle que tous les sujets du roi pourront comprendre les documents administratifs et judiciaires.... sous réserve néanmoins qu’ils lisent et écrivent la « langue d’oïl » pratiquée dans le bassin parisien et sur les bords de la Loire.

Comment le français a séduit les élites

L’ordonnance de Villers-Cotterêts est d’autant plus importante qu’à la différence de la plupart des autres nations européennes (Angleterre, Allemagne, Espagne....), la France est une construction politique sans unité linguistique à l’origine.

Les élites du royaume, conscientes de cette faiblesse, n’ont pas attendu l’ordonnance pour faire leur la langue française, même dans les provinces les plus éloignées, et ainsi se rapprocher du pouvoir central. Ainsi, en 1448, peu après sa création, le Parlement de Toulouse décide de son propre chef qu’il n’emploierait plus que la langue d’oïl dans ses travaux et ses écrits, bien que cette langue fût complètement étrangère aux parlementaires et à leurs concitoyens ; plus étrangère que peut l’être aujourd’hui l’anglais pour les Français !

Comment le français a conquis le peuple

Dans La mort du français, un essai passionné autant que passionnant publié en 1999, le linguiste et écrivain Claude Duneton rappelle que l’anglais, l’allemand, le castillan ou encore le toscan, qui sont aujourd’hui les langues officielles du Royaume-Uni, de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie, étaient déjà comprises par la majorité de la population, dans ces pays, au XVe siècle, avant que Chaucer ne jette les bases de la langue anglaise moderne ou que Luther ne traduise la Bible en langue allemande.

Rien de tel en France ! À l’exception de l’Ile-de-France et du val de Loire, toutes les provinces ont usé dans la vie quotidienne, jusqu’au début du XXe siècle, de langues plus ou moins éloignées du français de Paris.

L’unité linguistique n’a été à peu près achevée qu’au milieu du XXe siècle, grâce à l’attrait qu’exerçait le pouvoir central sur les élites locales et à la pression exercée sur les enfants du peuple par les fonctionnaires et les instituteurs de l’école laïque.

De vieilles personnes se souviennent encore du bâton que le maître mettait le matin entre les mains du premier enfant surpris à « parler patois » (ou breton, alsacien, basque, flamand, ou corse, picard, ou provençal...). Le porteur devait à son tour donner le bâton au premier camarade qu’il surprendrait lui-même à « parler patois ». À la fin de la journée, le dernier porteur de bâton était puni. Ce procédé inquisitorial s’est révélé très efficace pour faire de la langue française le patrimoine commun et le principal facteur d’unité du peuple français.

F) Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes (Langues et Cultures de France)

par Marie-Jeanne Verny, enseignante à l’université de Montpellier, 
réseau Langues et cultures de France

En juin 1794, on ne parle exclusivement le français que dans 15 départements, sur 83. Il a donc fallu une volonté politique implacable pour l’imposer dans toute la France. Mais en éradiquant quasiment l’usage des langues régionales, c’est une part du patrimoine culturel qui a été effacée.

Faire comme si deux langues ne pouvaient pas cohabiter a constitué le fondement de la politique linguistique en France depuis la Révolution. L’Ancien Régime refusant l’accès des classes subalternes à l’instruction au motif que cela créerait des déclassés et mettrait en péril l’ordre social, l’acquisition du français – celui des élites – devint une sorte de bastille à prendre, de sésame pour avoir droit à la parole.

La Révolution de 1789 est une révolution bourgeoise, et les républiques qui l’ont suivie le sont tout autant. Ainsi, c’est la multiplication, dans le Sud-Ouest, au printemps 1790, de révoltes paysannes dont les autorités locales affirment qu’elles n’ont pu les empêcher du fait que les émeutiers ne comprennent pas le français qui amène l’abbé Grégoire, prêtre rallié au tiers état et devenu député de la Convention, à préparer un « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le “patois” et d’universaliser l’usage de la langue française ». Supprimer le « patois », c’est ôter un écran entre les masses et la parole normative des nouveaux maîtres. Non sans naïveté, ceux-ci se disent  : quand ils parleront comme nous, ils penseront comme nous et ne bougeront que dans les limites que nous leur fixerons.

Les langues autres que le français n’ont jamais été ressenties comme une menace pour l’unité territoriale de la France. Ce qui est en jeu est fondamentalement d’ordre social. Et ce n’est pas la peur mais un grand mépris qui accompagne l’illégitimation de toute pratique langagière non conforme à celle des dominants.

Les historiens bourgeois ont assez tôt mis au point un discours sur l’histoire nationale qui réintégrait dans une continuité, depuis les temps les plus anciens, l’ensemble des faits qui se sont déroulés sur le territoire de la France, relativisant d’autant l’importance de la rupture révolutionnaire. Cela permet d’ailleurs, encore aujourd’hui, à certains de saluer l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539 comme fondement de la politique républicaine en matière de langue. Ce travail sur l’histoire avait une fonction politique bien précise  : il devait servir de base à une réconciliation entre la France d’avant 1789 et celle d’après, sous la direction idéologique d’une bourgeoisie se présentant comme la dépositaire de la totalité de l’héritage historique et culturel français. Il permettait ainsi le ralliement de la plus grande partie des monarchistes puis des catholiques à la République.

Cependant, pour tous ces ralliés tardifs, l’appartenance à la communauté nationale n’est pas fondée sur l’adhésion aux valeurs abstraites de liberté, égalité, fraternité mais sur le culte d’une entité présentée comme éternelle et charnelle. Elle n’est pas fondée sur le choix en conscience d’un projet d’avenir pour la société, mais sur un acte de foi impliquant de la part de quiconque est porteur d’une autre mémoire et d’une autre parole que celle de la nation, qu’elle soit provinciale ou étrangère, le sacrifice de cette mémoire et de cette parole. D’où le culte du français comme langue unique et mystique, et la nécessité du reniement de tout ce qui lui est étranger.

Depuis le XIXe siècle, le mouvement ouvrier, quant à lui, est passé à côté d’une réflexion sur la culture intégrant la dimension de classe de la question linguistique. Pour les militants syndicalistes, socialistes, anarchistes, communistes, d’accord sur ce point à de rares exceptions près, il allait de soi que la seule politique culturelle qu’il convenait de mener au bénéfice des classes populaires était de leur ouvrir l’accès à la culture des élites sans la critiquer, sans se poser la question des valeurs véhiculées. Et sans admettre que les cultures des classes subalternes pouvaient être porteuses de valeurs progressistes. Or, se référer à la République impose de garder à l’esprit ses contradictions. L’école de Jules Ferry donne le savoir au peuple, mais un savoir partiel, sans commune mesure avec celui réservé aux enfants des classes dominantes. La République chante le progrès social, mais elle fait tirer sur les ouvriers en grève. Elle est humaniste, mais elle mène une politique coloniale agressive et nie la culture des peuples dominés.

Le français a été au cours des siècles le véhicule des discours les plus progressistes comme des plus régressifs. Il en va de même pour toutes les autres langues. L’enjeu aujourd’hui est de faire circuler au maximum les éléments de connaissance de la diversité culturelle française, d’abord pour restituer aux cultures qui en sont partie prenante le respect dont elles ont été privées. Ensuite parce que l’éducation à l’acceptation de la diversité, dans les sociétés plurielles du siècle qui commence, doit être une priorité absolue. Les langues de France ont été, à leur façon, le laboratoire où se sont élaborées les convictions simples qui ont mené à la négation des cultures des peuples colonisés. Elles peuvent avoir leur place dans le laboratoire où se fabrique un fonctionnement culturel et idéologique de type nouveau, apte à répondre aux défis des temps qui viennent.

3) Chronologie

1539. Ordonnance de Villers-Cotterêts  : 
pour éviter tout problème d’interprétation 
du latin, les actes officiels seront désormais rédigés en « langage maternel françois ».

1635. Création de l’Académie française nommée par le roi.

1850. Loi Falloux  : « Le français sera seul 
en usage dans l’école », article repris 
par Jules Ferry en 1881.

1941. Le régime de Vichy autorise l’enseignement facultatif des « idiomes locaux ».

1951. Après des propositions de loi communistes pour le breton et le catalan, la loi Deixonne autorise l’enseignement des langues régionales à l’école publique.

1992. Apparition dans la Constitution 
du français comme « langue de la République ».

2001. La délégation générale à la langue française s’adjoint à son nom « et aux langues de France ».

2008. Article 75-1 ajouté à la Constitution  : « Les langues régionales appartiennent 
au patrimoine de la France. »

2011. Examen de français pour les étrangers demandant leur naturalisation.

Marie-Jeanne Verny

1) Analyser rationnellement l’ordonnance de Villers-Cotterêts (Jacques Serieys)

La première moitié du XVIème siècle voit se développer en Europe deux tendances contradictoires :

- d’une part l’épanouissement de la Renaissance au plan économique, culturel, politique (affermissement de grands Etats : Espagne, France, Angleterre) et religieux (développement de la Réforme protestante)

- d’autre part la volonté de la papauté et des Habsbourg d’unifier le monde chrétien.

Les ordonnances de Villers-Cotterêts doivent être analysées dans ce cadre. Elles sont valorisées à la fois :

- par les royalistes car, pour eux, elles symbolisent le rôle de la dynastie dans la création de la France

- par le républicanisme bourgeois qui postule comme progressiste le rôle de l’Etat central français depuis le Moyen Age

Un point de vue socialiste sur ces ordonnances doit nécessairement s’affirmer ancré dans la réalité historique et dialectique, par delà un point de vue moral bien ou mal.

Notons,

Parmi les aspects positifs de la centralisation française :

La montée en puissance du royaume sous François 1er a affaibli Charles Quint comme le projet conservateur d’hégémonie idéologique européenne de la papauté permettant l’épanouissement des fleurs économiques, culturelles et politiques de la Renaissance.

Globalement, la marche vers des Etats nationaux unifiant par exemple les procédures de justice représente un processus historiquement progressiste.

Parmi les aspects négatifs

L’imposition du français comme langue administrative et juridique unique a progressivement écrasé, bientôt éliminé les autres langues et cultures parlées en France. Ce processus est évidemment antidémocratique.

L’unification administrative par la royauté s’est accompagnée d’une éradication des formes politiques locales avancées et d’un écrasement sanglant des minorités (Protestants en particulier). Ce processus n’est évidemment pas démocratique non plus.

Sur le fond, dans le débat sur ces ordonnances de Villers Cotterêts, il est utile de prendre ce type de recul historique afin d’avancer des éléments de programme pour aujourd’hui. En particulier, la revitalisation des cultures minoritaires dans le cadre de la nation française par les locuteurs de ces langues doit évidemment être confortée.

G) Villers-Cotterêts : les déclarations erronées d’Emmanuel Macron

Gilles Manceron

Inaugurant le 30 octobre 2023 la Cité de la langue française à Villers-Cotterêts, Emmanuel Macron a déclaré que « tous les grands discours de décolonisation [ont été] pensés, écrits et dits en français », et il a pris l’exemple du grand révolutionnaire, Toussaint Louverture, qui a conduit la première guerre de décolonisation dans la principale colonie française de l’Ancien régime, Saint Domingue, qui deviendrait Haïti. Au nom des idées émancipatrices de la Révolution française, il a affronté l’armée envoyée par Bonaparte pour rétablir l’esclavage.

Emmanuel Macron a affirmé par erreur qu’il avait été « émancipé par la République », alors qu’il était déjà libre en 1776 et que c’est quinze ans plus tard qu’au lendemain des débuts de la Révolution française, il a pris, en 1791, la tête de la révolution menée par les anciens esclaves pour leur liberté.

Est-il vrai comme l’a dit Emmanuel Macron que Toussaint Louverture a pensé, écrit et s’est exprimé en français ? Dans quelles langues, en réalité, parlait-il et écrivait-il ?

Et que vise chez le président de la République ce discours exagérant la place historique de la langue française dans notre histoire au prix d’un certain nombre d’omissions ou de distorsions des faits ? En particulier en ignorant que la République, notamment en Corse, a communiqué dans d’autres langues que le français.

Dans un fil sur X (ex-Twitter) que le site histoirecoloniale.net a reproduit, la Fondation pour la mémoire de l’esclavage (FME) a apporté une réponse à cette question, en se fondant sur un article de Philippe R. Girard paru dans la revue Annales. Histoire, Sciences Sociales. En fait, Toussaint Louverture parlait trois langues : l’ewe-fon de ses ancêtres déportés depuis le Bénin, le créole de Saint-Domingue sans lequel il n’aurait pu se faire comprendre de ses hommes qui venaient de différentes régions d’Afrique et dont c’était la langue commune, et enfin le français colonial, qu’il écrivait de manière phonétique et assez maladroite.

La FME explique qu’en 1791, 90% des habitants de Saint-Domingue étaient esclaves et que, parmi eux, la majorité était « bossales », c’est-à-dire nés en Afrique et déportés par la traite. Leur langue maternelle était donc l’une des nombreuses langues alors parlées sur le continent africain et seuls les colons d’origine européennes (qui s’appelaient eux-mêmes les « blancs »), qui n’étaient que 5% de la population, parlaient le français, comme aussi les « libres de couleurs », qui n’en maitrisaient pas forcément l’écriture. Mais la langue de la colonie que parlaient tous ses habitants était le créole.

Toussaint Louverture, quant à lui, parlait sa langue maternelle, l’ewe-fon de ses ancêtres venus du Bénin, le créole de Saint-Domingue, langue de la colonie, essentiellement orale, et aussi le français colonial, même s’il l’écrivait, on le verra, de manière approximative.

De son côté, la République française a utilisé le créole, parce qu’il était compris de tous, pour faire connaître des textes révolutionnaires importants comme, en 1793, la proclamation de l’abolition de l’esclavage par les représentants de la Convention, Polverel et Sonthonax.

Les écrits de Toussaint Louverture ont pour la plupart été rédigés par des secrétaires européens qui prenaient ses paroles à la dictée, probablement en créole, qu’ils rétablissaient ensuite en français. Mais on connaît quelques textes de lui en créole, comme celui-ci.

Les quelques textes manuscrits en français qu’on possède, écrits de la main de Toussaint Louverture, montrent qu’il l’écrivait phonétiquement.

Il voulait parler le français dans lequel il voyait la langue de la Déclaration des droits de l’Homme, et voulait aussi que ses fils le parlent puisqu’il les envoya à l’école en France, mais on peut penser qu’il le maitrisait mal, surtout à l’écrit.

La République a communiqué en Corse dans une autre langue que le français Par ailleurs, tout au long de son histoire, la République ne s’est pas interdit de communiquer dans d’autres langues que le français. D’autant que, dans plusieurs de ses provinces comme dans ses colonies, des langues régionales étaient davantage parlées que le français. A destination de la Corse, par exemple, sous la Première République, Condorcet a rédigé le 23 mai 1793 une adresse de la Convention nationale aux citoyens corses tout en précisant que « La Convention nationale décrète que la présente adresse sera traduite en langue italienne »(1), car le français était peu parlé en Corse et les textes administratifs imprimés étaient transcrits en italien puisque la langue corse était surtout employée à l’oral et les Corses lisaient plus facilement l’italien que le français.

D’autres textes ont été transcrits en allemand à destination des provinces de l’Est.

Que cherche le président Macron ?

Pourquoi Emmanuel Macron a-t-il eu tendance, dans le discours qu’il a tenu le 30 octobre 2023 lors de l’inauguration de la Cité de la langue française à Villers-Cotterêts, à exagérer ainsi, au prix d’erreurs ou d’omissions, la place historique de la langue française dans notre histoire ? Cette langue est un trésor et la République l’a utilisée et servie.

Il n’est pas illégitime d’en faire l’éloge. Des écrivains venus de pays que la France a colonisés l’ont utilisée et enrichie et le font encore aujourd’hui. Tel l’écrivain algérien Kateb Yacine, qui a dénoncé les crimes coloniaux tout en revendiquant son droit d’écrire dans cette langue qu’il considérait comme un « butin de guerre ».

Mais il ne faudrait pas qu’un éloge de la langue française cherche à servir de soubassement à la recherche d’une alliance avec la droite extrême et l’extrême droite nationalistes fondée sur un éloge d’une France mythique et intemporelle, au mépris de la diversité linguistique qui a fait son histoire et des nombreux apports humains et lexicaux qui ont produit sa réalité d’aujourd’hui.

(1) Adresse de « La Convention nationale aux citoyens de Corse » du 23 mai 1793 rédigée par Condorcet, Œuvres complètes, édition Arago (1847-1849), tome XII, pages 599 à 601.

Jacques Serieys

Sitographie :

https://books.google.fr/books?id=Hv...

http://partages.univ-rennes1.fr/fil...


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