La cuisine, c’est d’abord une question de lien social, une façon de dire je t’aime

vendredi 16 octobre 2015.
 

Pourquoi construire des mets ? Parce que la cuisine, c’est d’abord une question de lien social. Non, tout d’abord, nous ne mangeons pas des protides, des lipides et des glucides, comme une vision hygiéniste du monde voudrait nous le faire penser. Non, notre alimentation n’est pas une affaire de médecine, sauf à étendre de façon impérialiste le domaine de la médecine. Certes, tout bien portant est un malade qui s’ignore, disait le docteur Knock, qui voyait surtout dans l’affaire les siennes propres (d’affaires), mais il reste que nous mangeons d’abord des mets. Non pas des produits de l’agriculture ou de l’élevage, mais des produits transformés par le cuisinier ou la cuisinière.

La carotte ? Immangeable ! Au minimum, il faudrait l’avoir râpée, et celui qui fait un peu attention à ce qu’il mange (ne mangeons pas trop vite, voir la suite pour comprendre pourquoi) comprend vite que la façon de râper est importante, essentielle, qu’il y a toute la différence du monde entre une carotte mal râpée, avec des filaments trop fins ou trop épais, et une carotte bien râpée, fraîche, bien assaisonnée ! Oui, il faut le dire, nous ne mangeons pas des produits « naturels », mais, au contraire, des produits qui ont été travaillés par nos congénères qui cuisinent.

Autre idée fausse : réduire la cuisine à une technique. Râper une carotte, l’assaisonner correctement, ce n’est pas une question technique, mais une question de goût ! Or la question des goûts, c’est une question artistique. Et là, tout est dans l’intention et dans l’exécution. Rembrandt faisait des chefs-d’oeuvre avec du fusain, du charbon de bois en quelque sorte ! La technique n’est rien, et l’art est essentiel. Oui, mais l’art, pourquoi ? Parce que, au fond, c’est une question que je disais « d’amour ». Si nos grands-mères cuisinent si « bien », ce n’est pas qu’elles soient de bonnes techniciennes, mais c’est parce qu’elles veulent notre bien, parce qu’elles nous aiment.

Et, au fond, n’est-ce pas une évidence ? Un sandwich avec des amis, c’est le meilleur moment de la vie. Alors qu’un repas d’affaires avec des salauds sera toujours mauvais. Oui, nous mangeons l’ « amour » de ceux qui cuisinent pour nous, et de ceux avec qui nous partageons le repas. Pourquoi ? La science n’a pas de scrupule à décortiquer ces « faits », et à comprendre que l’espèce humaine est grégaire, sociale. La « convivialité » n’est pas le résultat d’une sorte de « langue de feu » qui viendrait d’une quelconque divinité, mais codée dans nos gènes. Tout comme l’appétit, la satiété ou, encore, le plaisir de manger ! D’ailleurs, le plaisir de manger ensemble a été mesuré : on a demandé à un grand nombre de personnes de juger de la qualité d’un mets, mangé seul ou mangé en groupe, et il s’est avéré que les plats sont meilleurs quand ils sont consommés en groupe. Nous sommes des animaux sociaux !

Évidemment, tout le monde ne cuisine pas - hélas ! - par amour. Certains le font par goût du pouvoir ou de l’argent. Leur « amour » étant feint, il faut sans doute dire, plutôt, que la cuisine, c’est de la technique, de l’art, du lien social.

Et notre plat du jour, au fait ? Il faut partir de la construction des mets, déjà évoquée avec le « constructivisme culinaire ». Oui, c’est une façon culinairement intéressante de faire, mais c’est surtout une façon qui dit : « Je t’aime. » Un exemple : si la sauce d’un plat est négligemment jetée dans l’assiette, le mangeur le voit, et sent intuitivement que l’on n’y a pas donné beaucoup de soin. Inversement, une construction perceptible est une façon de dire : « Je t’aime puisque je me préoccupe de toi au point de disposer les masses alimentaires d’une façon que tu peux percevoir. » La cuisine construite, c’est une cuisine qui offre à l’autre du travail, du soin, de l’attention.

Que construire ? Une des propositions a été celle des damiers à trois dimensions. Pensons à des cubes de Rubik, mais avec des alternances de cubes élémentaires durs ou mous. Si la taille des cubes élémentaires est bien choisie par rapport à la taille des dents, celles-ci pourront être « déséquilibrées », le dur résistant et le mou cédant sous la pression. Puis, quand fermera la bouche plus vigoureusement, les cubes durs céderont, et les dents se retrouveront déséquilibrées différemment, sur la rangée de cubes inférieure. Bref, on obtiendra une série de déséquilibres successifs, alternés dans l’espace.

Les sensations en cuisine ? Ce n’est pas une affaire de riches, mais une affaire de connaissance, de soin, de travail. Travaillons !

Pierre Gagnaire et Hervé This

Tribune libre dans L’Humanité


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