Disons qu’une vertu républicaine est la qualité d’une personne mise au service du Bien de la République. C’est-à-dire une qualité qui sert les valeurs (liberté, égalité, fraternité) et les principes (démocratie, indivisibilité, laïcité et République sociale), la philosophie politique (en premier lieu celle des Lumières) et les références historiques (celles de la Révolution française), qui forment le républicanisme . Plusieurs vertus concourent au Bien de cette vision exigeante de la République. Si l’on parle de la vertu républicaine et pas seulement des vertus républicaines, c’est que l’on veut insister sur leur unicité, justement dans la fidélité, le rapport et l’apport à la République.
Reposer, comme nous le faisons, la question de la République, nous amène à rechercher tout ce qui servirait à sa définition, à sa défense et à son approfondissement. La vertu est au cœur de cette démarche, puisqu’elle met en relation des individus, des idées et un régime. A son propos et pour en donner une vision présente, claire et distincte, à nous de tirer des conclusions de l’observation des origines et de l’évolution du républicanisme. Toutefois, nous nous arrêterons ici à la réflexion sur la vertu républicaine que pourraient partager les citoyens et qui pourrait conduire leur action dans la Cité. Ce qui exclut sans doute d’autres composantes vertueuses qui concerneraient spécifiquement les élus, les gouvernants et les représentants, exerçant le pouvoir délégué par les citoyens.
L’héritage révolutionnaire
Les révolutionnaires, riches de leurs références à la philosophie antique et à l’histoire romaine, ne s’étaient pas trompés en mettant la vertu au centre de leur réflexion et de leur action. Robespierre et Saint Just notamment, voulaient établir une République démocratique et vertueuse, une République de petits propriétaires indépendants tous dévoués au bien commun. Dans la société nouvelle, la vertu, favorisée par des institutions neuves et efficaces, assurerait alors le bonheur général, éliminerait l’égoïsme et la spéculation pour assurer à chacun le nécessaire. Saint Just écrivait que le révolutionnaire devait être « sensé, frugal, simple, policé sans fadeur ». Et au temps des jacobins, le soldat de l’an II était présenté comme le modèle du citoyen, généreux, magnanime, loyal, franc, portant à leur quintessence les vertus civiques par son abnégation et son abandon à l’intérêt de la patrie.
Mais cela illustre le fait que la vertu, selon les révolutionnaires, renvoyait à des définitions très diverses. Elle recouvrait des aspects très et même trop épars de la personne humaine, des qualités purement civiques à des qualités plus morales. Le sens mis derrière le mot était trop variable pour donner une définition à peu près nette, un ensemble assez circonscrit pour repartir de lui tel quel, sans éviter des dérives moralisantes.
Saint Just (encore) écrit ainsi, dès le début des Fragments sur les institutions républicaines : « Les institutions ont pour objet de mettre dans le citoyen, et dans les enfants même, une résistance légale et facile à l’injustice ; de forcer les magistrats et la jeunesse à la vertu ; de donner le courage et la frugalité aux hommes ; de les rendre justes et sensibles ; de les lier par des rapports généreux ; de mettre ces rapports en harmonie, en soumettant le moins possible aux lois de l’autorité les rapports domestiques et la vie privée du peuple ; de mettre l’union dans les familles, l’amitié parmi les citoyens ; de mettre l’intérêt public à la place de tous les autres intérêts ; d’étouffer les passions criminelles ; de rendre la nature et l’innocence la passion de tous les cœurs et de former une patrie . » Sur la République et sur la vertu, il y a tout dans Saint-Just : ce qu’il faut et ce qu’il ne faut pas, ce qui est fondamental et ce qui manque, ce qui est clair et ce qui est obscur. En effet, il y a déjà ce à quoi nous nous référons communément et forcément : la supériorité de l’intérêt public, la souveraineté de la loi, la primauté de la justice. Mais dans les objectifs et les vertus de la République, Saint Just embrasse tous les rapports humains et son discours devient flou. Il déborde même sur des thèmes qui ne relèvent franchement plus de la politique et du fonctionnement des institutions, mais des caractères ( l’innocence, la passion) ou de ce que l’on rangerait aujourd’hui dans la sphère privée (l’amitié, l’union dans les familles). Il se contredit alors puisque, auparavant, annonçant la laïcité, il met de côté les « rapports domestiques » et « la vie privée ».
Ce flou et ces débordements de la notion de vertu sont à prendre en considération dans le contexte de la République naissante, sans que ses principes aient tous été bien établis et pensés (même si tous étaient évidemment au moins en gestation), notamment celui de laïcité, qui sépare la sphère privée (celle des religions et de morale privée) de la sphère publique (celle du politique et du civisme). De plus, l’enjeu était d’enterrer l’Ancien régime, monarchique, absolutiste et nobiliaire, avec tout un système de valeurs et de représentations à défier, qui poussait sans doute à la surenchère. L’être humain entier, toutes ses vertus devenaient objet de réflexion et d’idéal politiques. Il nous faut trier là-dedans.
Après plus d’un siècle d’expérience républicaine et face à de nouveaux enjeux
La tâche est plus facile pour nous. Les institutions et l’idéal républicains, les critères du républicanisme se sont définis au cours du 19ème siècle, ont été mis à l’épreuve de l’histoire. Les organisations intégrant les masses dans la vie politique et sociale, syndicats puis partis en tête, qui n’existaient pas au temps de Saint Just, se sont développées et ont même été institutionnalisées. Elles permettent de concevoir le rôle des citoyens autrement qu’à travers des « batteries » de vertus.
Le républicanisme se façonne et la République se perfectionne à travers différentes expériences : la seconde République et la Commune, qui posent définitivement la question sociale au sein de l’idéal républicain ; puis le triomphe de la France républicaine et laïque après 1870, sous la 3ème République. Et c’est ainsi, après l’éclipse tragique de Vichy, quand la République est restaurée (sous la forme assez classique de la 4ème République), que les 4 principes fondamentaux du républicanisme (démocratie, laïcité, indivisibilité, République sociale) sont alors constitutionnalisés. Plus besoin pour nous de balayer tout un ordre social et économique, mais aussi politique ancien.
Pour les républicains socialistes, il s’agit toujours de révolutionner la société et les structures économiques, mais à partir et au nom d’un ordre politique acquis, au moins dans ses valeurs et principes et plus ou moins dans la pratique et les institutions : la démocratie républicaine. Certes, les formes institutionnelles sont toujours perfectibles et susceptibles d’être remises en question. C’est aujourd’hui vital pour mettre fin à la 5ème République, qui n’est pas une République républicaine, mais une République d’inspirations monarchique, césariste et bonapartiste. Mais, tout de même, il ne s’agit plus d’instituer et de créer de toute pièce la République (avec ses droits les plus vitaux : le suffrage universel et les libertés) et son ressort vertueux. Notre tâche et de défendre, dynamiser et améliorer la République et d’y attacher une vertu en fonction de repères bien situés et à l’intérieur de valeurs et de principes bien délimités.
La vertu républicaine, une vertu politique et civique
C’est à travers le parti pris (politique et doctrinal) républicain, et donc dans une optique laïque, que l’on établira un ensemble constituant la vertu républicaine. Il s’agit alors d’une vertu politique et civique et pas d’une vertu morale. Or, comme les vertus politiques sont variables suivant les régimes auxquelles elles se rapportent, il faut écarter la conception de la vertu politique républicaine comme celle de l’homme de Bien, invariant, absolu, celle d’un être moral tout court, pour se situer en fonction d’un parti pris assumé. Reste ensuite à cerner les vertus assimilables au parti pris républicain. La vertu républicaine se définit alors à partir des principes politiques de la République et doit permettre le Bien d’un idéal, d’un régime et d’un système politique préexistants.
Dans la réalité, la vertu révolutionnaire puis républicaine elle-même n’a pu se définir qu’une fois que la Révolution puis la République , même de façon temporaire d’abord, ont pu exister et que leurs principes ont pu alors commencés à être définis. Les vertus politiques ne peuvent naître que des régimes et des idées qu’elles sont censées servir. Donc la vertu républicaine ne peut naître que du régime et de l’idéal républicains prédéfinis. La vertu républicaine n’a pas été la condition la création de la République. Mais elle peut participer grandement à sa défense et son perfectionnement.
La vertu républicaine est la vertu du citoyen, de l’individu en tant que détenteur d’une portion de la souveraineté, qui s’assume comme « animal politique ». C’est une conduite politique, une disposition à vouloir le Bien de la République. C’est un ensemble de dispositions, appuyées sur des idées, de pratiques et d’actes, qui doivent se fonder sur l’expérience, l’esprit critique et la connaissance des faits et phénomènes socio-économiques, culturels et politiques à l’œuvre dans l’histoire et l’actualité. La vertu républicaine ne s’impose pas d’en haut car elle relève de la responsabilité du citoyen qui se reconnaît dans le projet républicain . La vertu n’est pas le principe de la République, comme le pensaient Robespierre ou Saint Just, mais une application (intellectuelle et concrète) des principes de la république.
Une vertu ancrée dans le réel et l’expérience
Le risque est bien la tentation moralisatrice, la définition d’une morale vertueuse globale, de laquelle découlerait l’ordre politique et social. Robespierre n’a-t-il pas fini par s’engager sur cette voie ? Car pour fonder une société nouvelle, où l’efficacité de la vertu serait l’assurance du bonheur, il a dérivé vers l’établissement d’une « morale publique ». A sa décharge, comme à celle des autres révolutionnaires, on peut dire qu’il ne disposait pas d’une expérience et d’un équipement institutionnel et doctrinal aboutis, mais seulement balbutiants. Mais son histoire nous montre que le risque est de rechercher un ordre moral , que l’on doit refuser, même au nom d’une société idéale. Sinon, on oublie le poids des systèmes (politiques, sociaux, idéologiques) et des rapports sociaux qui restent les moteurs de l’évolution de l’histoire et du progrès des sociétés. Et la définition de la vertu déborde sur la sphère privée, ce qui ne sert pas directement la République et trahit son idéal laïque. Même le bonheur, objectif louable par excellence, ne relève-t-il pas d’ailleurs de cette sphère et non de la République et de son action, qui doit plutôt garantir l’état de bien-être pour tous ?
Ce sont les mutations idéologiques, l’analyse des systèmes et des structures politiques, socio-économiques, avec toutes les contingences historiques qui les accompagnent, qui doivent primer dans notre engagement. Négliger cette approche, c’est être tenté de définir la vertu républicaine comme une vertu morale, pour transcender théoriquement toutes ces contingences et tous les contextes qui s’imposent aux idées, aux régimes et à la recherche du progrès. La vertu républicaine ne serait plus une qualité politique mais l’expression d’une morale absolue dans laquelle on retomberait évidemment sur l’idée que, finalement, seule la république représente le Bien.
Or la morale et les vertus morales, parce qu’elles ont tendance à déborder sur la sphère privée, celle du non-politique, parce qu’elles ne se réfèrent pas à un modèle politique tranché qu’est un régime préexistant ou ayant été expérimenté, parce qu’elles ont comme repère non pas ce que l’on considère comme le bon régime à servir mais les normes du Bien en général, sont contestables à l’infini. La définition de la vertu républicaine, dans le cadre moral, s’égare, ne peut plus être clairement circonscrite. Ses buts, la promotion, l’établissement et le perfectionnement de l’idéal républicain et du citoyen ne peuvent plus être efficacement poursuivis. Car si l’on considère la vertu républicaine comme uniquement politique, c’est bien d’efficacité qu’il est question.
Une vertu recentrée
Vue ainsi, la vertu républicaine est avant tout une traduction de la culture politique républicaine, qui mettrait de côté, pour prévenir toute dérive exhaustive et moraliste, les qualités qui ne servent pas directement des objectifs politiques.
Evidemment, il faut dénoncer avec force tous les conservatismes qui s’efforcent d’introduire les vertus d’une morale bourgeoise, traditionnelle ou religieuse dans le champ politique (le sens du travail et de la famille en particulier). Mais écartons même les qualités qui apparaissent les meilleures quand elles sont mises au service du Bien, comme l’honneur, la loyauté, la franchise… Restons enfin très prudents et méfiants vis-à-vis des « vertus cardinales » (la sagesse, le courage, la tempérance, la justice) qui semblent vite moralisantes : nous verrons que seule celle de la justice, à condition de la préciser, reste éminemment politique.
On pourrait dire d’une part, que la vertu républicaine se distingue des vertus particulières qui relèvent des relations personnelles, du comportement d’un individu par rapport à un autre (l’amitié, la charité, la loyauté, la franchise…). Elle ne retient que certaines qui se rapportent à la dimension sociale de l’individu et le mettent en relation avec la Cité. D’autre part, la vertu républicaine se sépare des vertus, relevant certes du rapport à la société pour son gouvernement et son fonctionnement, mais pouvant être mises au service de n’importe quel régime et ne nécessitant pas l’implication et le pouvoir de tous (la modération, la sagesse…).
Des vertus-idées ou vertus-dispositions : le sens de l’intérêt général et de la justice, la méfiance à l’égard des chefs
Robespierre et les révolutionnaires avaient raison de mettre au cœur de la vertu, dans la lignée de Montesquieu, « l’amour des lois », c’est-à-dire à travers elles « la préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre ». A condition que l’âme de la République reste l’égalité qui garantit les droits des citoyens et leur pouvoir de fonder ces lois. On rejoint alors l’importance du civisme, qualité du citoyen qui s’assume en tant que tel, tourné vers la chose publique, et qui, en assumant sa part de souveraineté, accepte les exigences de la vertu et les devoirs collectifs . Le terme d’intérêt général (ou public) ne peut alors être accepté quand il est utilisé dans un sens trop vague et trop large, extérieur au débat démocratique. Ce n’est pas simplement la prétention de faire le mieux pour tous, ou de garantir une addition (naturellement) harmonieuse des intérêts privés.
Sa supériorité sur tous les autres intérêts doit lui être consubstantiellement attachée. L’intérêt général n’a au-dessus de lui et n’a en même temps comme références que les principes politiques républicains. Il ne peut être invoqué que s’il s’impose aux intérêt particuliers et privés : comprenons par là aussi bien ce qui relève des intérêts personnels, que ce qui relève de la sphère privée (libre mais soumise au respect de la laïcité et de la loi une et indivisible) comme de la propriété privée (inférieure au caractère social de la République). L’intérêt général n’est pas ce que jugent bon les gouvernants pour le pays et les lois qu’ils font pour satisfaire leurs vœux. La priorité que chacun accorde à l’intérêt général n’est valable que si celui-ci est bien la traduction de la volonté générale du peuple souverain, c’est-à-dire le produit d’une construction collective et volontaire, de délibérations démocratiques. Sinon l’intérêt général n’est qu’une incantation et une justification facile pour n’importe quel gouvernement. Sinon, il devient illégitime de demander aux citoyens d’être vertueux, de penser et d’agir pour un prétendu bien commun, non constitué clairement et extérieur à leur décision souveraine.
Le sens de l’intérêt général est donc lié à la souveraineté populaire et à l’égalité, au respect des droits des citoyens et donc à la Justice. L’attachement à la Justice reste une vertu essentielle pour les Républicains. Mais pour qu’il puisse être particulièrement républicain, il faut concevoir la justice dans un sens affiné. Si l’on envisage la justice comme le maintien d’un bon équilibre social et comme l’équitable application des lois, cela ne suffit pas : tout le monde pourrait plus ou moins s’en prévaloir en défendant n’importe quel ordre établi. Pour s’attacher spécifiquement au républicanisme véritable, exigeant et progressiste, la Justice est fondée sur l’égalité des droits et le respect de l’intérêt général. Aujourd’hui, si l’on insiste sur le thème de l’égalité, le minimum est d’inclure dans les fondements de la Justice républicaine, la Justice sociale. En effet, elle s’est inscrite progressivement, dès les origines (avec le thème du droit à l’existence des Jacobins) et au cours de l’histoire, au cœur de la démarche républicaine, avec tous les droits sociaux, les garanties et les protections que la République a apporté, apporte encore ou qu’elle devrait apporter en réalité ou en plus : la protection sociale, le droit au travail, au logement et à l’existence, l’égal accès aux services vitaux (comme l’éducation), le droit au loisir et au temps libre, le pouvoir dans l’entreprise… Comme élément à part entière de la vertu républicaine, on trouve ainsi l’attachement aux institutions qui mettent en œuvre la justice sociale est : la Sécurité sociale et les services publics au premier rang.
En outre, dans le cadre républicain, la définition de droits universels est ouverte, puisqu’elle dépend de la confrontation ou du débat démocratiques. Pour les plus progressistes, tout est alors envisageable et possible dans le cadre républicain, à travers le thème originel de l’égalité des droits. Tout nouveau droit peut devenir exigible à condition d’être fidèle aux principes républicains et d’être porté par la volonté générale. Et la participation à sa conquête devient bien une manifestation de vertu républicaine.
L’intérêt général et les droits, qui s’articulent à la Justice, engendrent donc des qualités essentielles à la vertu républicaine. C’est la loi qui est faite pour véhiculer droits et la justice. Dans la République indivisible, la loi est centrale et souveraine et elle est la traduction de la volonté du peuple. La volonté du peuple s’exerce par le mandatement de représentants . Mais le système de délégation et de représentation risquent toujours d’être confisqués par les gouvernants et les élus, quand ils agissent et font des lois selon leurs vœux et non selon la volonté générale et le mandat que le peuple leur a donné. C’est alors une « aristocratie » de dirigeants toujours plus ou moins reconduits qui tient l’Etat. C’est la dérive vers une sorte de démocratie aristocratique et plus représentative qu’il faut craindre. La vertu républicaine devrait alors nécessiter une autre qualité, que l’on chérissait déjà pendant la Révolution et que l’on attribuait aux soldats de la République eux-mêmes : la méfiance à l’égard des chefs. La bonne marche de la démocratie représentative exige la vigilance et l’attention portées au respect de leurs mandats par les responsables politiques. Même par le suffrage universel, ce ne sont pas des chefs que l’on doit imaginer désigner. Cela implique une certaine irrévérence face à ceux qui ont reçu le pouvoir, pour toujours les considérer comme les serviteurs fidèles de leur mandat et de la volonté générale. La vertu républicaine exige que le peuple ne soit pas modeste face aux délégués qu’il s’est choisi.
Méfiance à l’égard des chefs, sens de la Justice et des droits, sens de l’intérêt général, tout cela implique des dispositions, intellectuelles, des idées, voire une culture politique, mais pas de pratiques ou de gestes concrets. Ce sont eux qui ensuite, dans la réalité, peuvent traduire, prouver et matérialiser la vertu républicaine.
Des vertus-pratiques : la Révolte, l’Engagement et la frugalité
Ainsi la qualité d’attachement à la Justice et à l’égalité devrait en engendrer une autre, la capacité de Révolte du citoyen : révolte contre les injustices et les atteintes aux droits des citoyens, révolte contre la régression ou même l’absence de progrès des droits politiques et sociaux, révolte contre sa propre condition d’individu exploité ou aliéné. Mais la Révolte, pour avoir une réelle portée, doit dépasser la seule indignation. Souvent nécessaire cette indignation est toujours insuffisante. Réduite à cela, la Révolte n’est plus que de la colère, avec laquelle on ne bâtit pas des perspectives politiques et sociales. La Révolte est un exercice de l’esprit pour nourrir, comprendre et justifier son indignation face à l’injustice. Elle implique l’information et la réflexion autonome sur les enjeux historiques, politiques, économiques et sociaux de la Cité.
Pour que la Révolte soit effective, elle doit s’accompagner de l’Engagement, mise en œuvre de la liberté. Par ailleurs, l’Engagement des citoyens est indispensable pour que l’intérêt général ait un sens, puisque c’est de la volonté populaire qu’il tire sa légitimité. Accepter la primauté de l’intérêt général sans contribuer à son élaboration relève plus de la soumission à l’ordre établi que du civisme. Le premier geste de l’engagement est bien sur le vote. Mais il est bien faible seul, car déléguer le pouvoir ne doit pas revenir pour le citoyen à l’abandonner à ses élus. On rejoint là la méfiance à l’égard des chefs qui doit pousser les citoyens à ne pas abdiquer leur pouvoir ne serait-ce que périodiquement, entre deux élections : c’est toujours en eux que résident la souveraineté et dans une démocratie, la souveraineté populaire ne s’éclipse pas. C’est pourquoi l’Engagement passe par l’implication dans des organisations et des institutions réelles (syndicats, associations, partis), avec des actes (manifestations, grèves, délégations…) des tâches (matérielles et intellectuelles) qui sont autant de manifestations de la vertu républicaine.
Pour compléter, revenons un peu aux origines, dans l’œuvre de Montesquieu et de Robespierre en particulier, avec l’importance accordée à la frugalité. Ils refusent l’égalitarisme, mais pour eux, la frugalité assurerait la juste allocation des ressources et l’égalité en bornant les besoins et les désirs. Cette notion semble trop « spartiate » aujourd’hui risquerait de renvoyer à une vision « malthusienne » de la création de richesses. Les révolutions industrielles, la production et la consommation de masse ont permis, avec l’intervention des Etats et les revendications des masses, de combler justement des désirs et des besoins matériels croissants. Les progrès techniques conjuguée à la recherche du temps libéré, ont abouti à la baisse du temps de travail et au développement des loisirs. Les conditions de vie du plus grand nombre se sont améliorées, surtout au temps de l’Etat providence et des trente glorieuses, sans qu’il soit question de limiter les désirs des masses. Ce n’est donc pas condamner les envies de mieux-être, l’aisance et le confort de tous, que la question de la frugalité doit impliquer aujourd’hui. Mais cette question mérite d’être posée nouvellement, sous une autre forme. C’est aujourd’hui le désir d’accumulation de richesses qu’il faut uniquement viser.
En effet, quand la concentration des richesses et la montée des inégalités provoquent des écarts de revenus hors de proportion et de toute justification, c’est l’attachement à la justice qui impose de le refuser. C’est la simple bonne foi de reconnaître cette injustice. Ni le mérite, ni la récompense de la responsabilité ne pourront jamais justifier des écarts de revenu de un à plusieurs dizaines ou centaines. Ce n’est même pas l’économie (même si l’on acceptait tous le capitalisme) qui peut être invoquée quand un petit nombre possède des richesses qui ne pourront jamais être toutes dépensées et qui ne sont de fait jamais toutes investies. Le désir d’accumulation se traduit aussi par la spéculation. Sous la forme du marché noir, qui se développe dans des situations de crises extrêmes ou de guerre, l’enrichissement fait oublier la souffrance et la simple survie des autres. Sous la forme de l’immobilier, en cas de tensions sur le marché, la spéculation impose aux non propriétaires des tarifs locatifs ou d’achat aberrants et le désir de richesse fait perdre aux propriétaires le simple sens de la mesure et avec lui de la justice et de l’intérêt commun. Sous la forme de l’actionnariat, il pousse les actionnaires à privilégier la valeur de leurs titres au détriment de l’emploi et des salaires, il provoque des crises spéculatives et financières qui déstabilisent régulièrement toute la société. C’est alors l’intérêt général le plus élémentaire qui est bafoué. Opposée à la volonté d’accumulation, entendons la frugalité non pas comme le fait de se contenter de peu, mais le refus de vouloir trop, si cela nuit aux autres.
Au final, en essayant de trier, on a donc identifié ici 6 vertus formant ensemble la vertu républicaine d’un citoyen. A partir de ces 6 composantes, il apparaît que la vertu républicaine reste parfaitement opérante face aux enjeux de notre temps : sociaux (l’atomisation, la montée de l’individualisme et en même temps des communautarismes…), économiques (la montée des inégalités, le chômage, la financiarisation…) et politiques (la domination actuel de l’ordre libéral et conservateur). Elle paraît d’autant plus nécessaire face à la crise des institutions et de la représentation que connaissant les démocraties libérales. Et à ce propos, citons une dernière fois Saint Just, qui écrit dans les Fragments sur les institutions républicaines : « Malheur à ceux qui vivent dans un temps où la vertu baisse les yeux, la rougeur au front et passe pour un vice auprès du crime adroit ! Malheur à ceux qui vivent dans un temps où l’on persuade par la finesse de l’esprit, et où l’homme ingénu au milieu des factions est trouvé criminel, parce qu’il ne peut comprendre le crime ! Alors toute délibération cesse, parce que, dans son résultat, on ne trouve plus, et celui qui avait raison, et celui qui était dans l’erreur ; mais celui qui était le plus insolent et celui qui était le plus timide. Toute délibération cessant sur l’intérêt public, les volontés sont substitués au droit : voilà la tyrannie. » On voit là que la question de la vertu touche aussi spécifiquement les gouvernants et les responsables politiques. Ce n’était pas notre sujet, mais toujours est-il qu’aujourd’hui, ces mots pourraient dénoncer le marketing et le mimétisme politiques, le lobbying. Ils frapperaient encore les auteurs de phrases chocs et de propos autant méprisables qu’irresponsables (les « odeurs » de Chirac, le « nettoyage au karcher » de Sarkozy, les propos insultants des ouiistes), les adeptes du néolibéralisme, qui veulent « ringardiser » les formes d’organisation et d’action collective (les syndicats seraient donc « corporatistes », le peuple ne serait que la « rue », qui ne gouverne pas…) Mais, comme la vertu nous renforce, c’est à eux que nous souhaiterons malheur aujourd’hui.
La démocratie républicaine :
* 3 valeurs, et 4 principes fondamentaux, articulés avec l’égalité des droits.
* 3 vertus-idées ou dispositions : Méfiance à l’égard des chefs, Sens de l’intérêt général, Attachement à la Justice
* 3 vertus-pratiques : Engagement Révolte « Frugalité »
Gérard Perrier, PG Bouches du Rhône
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