A) Rationalisme « L’avenir de l’humanité dépend de sa capacité à se conduire rationnellement » Par Zeev Sternhell, historien
B) Rationalisme Les révolutions ont toujours été taxées de folie Par Domenico Losurdo, philosophe et historien
C) Rationalisme. Défendre et développer l’égalité sociale des droits Par Antoine Casanova, historien
D) Rationalisme : Psychanalyse : outil de libération ou un instrument pervers de la bourgeoisie ? (par Michel Tort)
Par zeev sternhell, historien israélien
Dans vos ouvrages, en particulier les Anti-Lumières (*), vous rapprochez irrationalisme et anti-individualisme. À quel individualisme se réfère alors, selon vous, le rationalisme ?
Zeev Sternhell. Le rationalisme se réfère à l’individualisme au sens propre du terme, c’est-à-dire une conception dans laquelle l’individu constitue le but ultime de toute action sociale et politique. C’est cette idée que porte l’anthropologie philosophique des XVIIe et XVIIIe siècles. Les fondateurs de la modernité rationaliste, Hobbes, Locke et Rousseau, ont utilisé durant un siècle la fiction d’un état de nature d’où l’individu s’extrait pour fonder la société et le pouvoir politique. L’individu choisit de fonder la société pour son bien. Car il comprend que celle-ci servira mieux ses besoins que l’état de nature. Il s’agit donc d’une décision volontaire et rationnelle. L’individualisme rationaliste a donc aussi une dimension utilitariste, au sens où il s’agit d’assurer le plus de bonheur possible au plus grand nombre de personnes possible. Individualisme, rationalisme et utilitarisme forment un seul et même complexe intellectuel.
Mais, aujourd’hui, l’individualisme est communément compris comme la raison du plus fort, comme une valeur cardinale du néolibéralisme…
Zeev Sternhell. Il y a une grande différence entre l’individualisme que je viens d’évoquer et celui du néolibéralisme. Ce dernier ne se soucie pas du bien de l’individu, mais de la richesse de l’ensemble de la société. Peu importe pour lui qu’une majorité se retrouve dans la misère, exclue de l’accès aux richesses. Ce qui l’intéresse, c’est le mécanisme de l’activité sociale et de l’activité économique. J’ajouterais que, contrairement à ce que l’on entend souvent, le néolibéralisme n’est pas du tout réfractaire à un État fort, intervenant dans la vie économique et sociale. D’ailleurs, la non-intervention de l’État est aussi une intervention, en faveur du plus fort. Pour le néolibéralisme, la misère est le prix de la liberté. Et pour que la liberté soit assurée, il s’agirait que l’État intervienne le moins possible pour la masse des défavorisés, c’est-à-dire intervienne, par son laisser-faire même, pour les plus favorisés. C’est ainsi qu’en France, comme aux États-Unis, on peut voir des gens ayant objectivement intérêt à ce que l’État intervienne s’élever contre cette intervention au nom de la défense de leur liberté individuelle. Ma sécurité sociale m’intéresse, pas celle de mon voisin. Voilà l’idée, en substance. Ces gens votent contre leurs propres intérêts économiques !
L’individualisme néolibéral renvoie notamment à un culte de la puissance, un refus de vieillir entretenu par certaines publicités… Pourrait-on parler à cet égard de traits fascisants du néolibéralisme ?
Zeev Sternhell. Non, je ne pense pas que le culte de la puissance, le refus de la vieillesse soient des traits fascisants en tant que tels. Ils peuvent l’être, mais ce n’est pas l’essentiel. La grande innovation du fascisme, notamment mussolinien, c’est d’avoir dissocié l’économie libérale, capitaliste, des valeurs intellectuelles du libéralisme des origines, centré sur les droits de l’homme. Le fascisme conserve le libéralisme économique et rejette, détruit, les valeurs intellectuelles du libéralisme. C’est pour cette raison, aussi, que je n’approuve pas quand j’entends, à gauche, des mots d’ordre antilibéraux. Il y a là une grave ambiguïté, qu’il faut lever. Il ne faut pas que la gauche française tombe dans la perversion néoconservatrice américaine. Le socialisme, dans la diversité de ses courants, n’est pas venu pour enterrer le libéralisme, il en est au contraire son successeur dans ce qu’il a de meilleur, à savoir l’affirmation de la primauté de l’individu rationnel, politique, sur toutes les formes de culturalisme, qui enferment par définition l’individu dans un cadre déterministe excluant la notion de choix.
Comment articulez-vous l’opposition gauche-droite et celle entre rationalisme et irrationalisme ? Sont-elles, au moins en partie, superposables ?
Zeev Sternhell. En effet, la gauche, depuis la moitié du XVIIIe siècle, en appelle davantage à la raison, tandis que la droite se réfère plutôt aux sentiments, aux instincts, à la peur, à l’idée d’une communauté culturelle, ethnique, religieuse,etc., qu’il faut défendre jalousement contre l’autre, le non-moi. Il me semble que la gauche se fonde davantage que la droite sur la raison individuelle. Mais évidemment, sur ce sujet, il ne faut pas procéder à la hache. Il faut effectuer un découpage chirurgical.
De nos jours, le rationalisme hérité des Lumières est parfois attaqué comme une idéologie sous-jacente au productivisme destructeur de l’environnement. Que répondre ?
Zeev Sternhell. On en revient à la question essentielle, celle de la capacité de l’individu à maîtriser son monde, à être maître de son destin. L’avenir de l’humanité dépend de cette capacité à se conduire de façon rationnelle. Se conduire avec raison, c’est savoir ne pas céder à la peur, à la panique, à la rapacité, à l’appât du gain immédiat. Avoir un comportement rationnel, c’est aussi savoir anticiper, ne pas dilapider ses ressources sans songer à demain. Face à la crise écologique, l’issue est dans la responsabilité envers soi-même et envers les générations futures. Le rationalisme porte ces valeurs.
Entretien réalisé par Laurent Etre, L’Humanité
(*) Les Anti-Lumières, une tradition du XVIIIe siècle à la guerre froide (édition augmentée). Éditions Folio histoire, 2010.
Par Domenico Losurdo, philosophe et historien italien.
Comment expliquer la grande crise historique qui débute avec la Révolution française et qui, un quart de siècle plus tard, se conclut (provisoirement) avec le retour des Bourbons ? Friedrich Schlegel et la culture de la Restauration n’ont de cesse de dénoncer la « maladie politique » et le « fléau contagieux des peuples » qui font rage à partir de 1789 ; mais c’est Metternich lui-même qui met en garde contre la « peste » ou le « cancer » qui dévaste les esprits. Pour être plus exacts – renchérit cet autre idéologue de la Restauration qu’est Baader –, nous sommes en présence d’une « folie de possession satanique » ; au renversement de l’Ancien Régime a succédé non pas la démocratie mais bien la « démonocratie », c’est-à-dire le pouvoir de Satan.
Plus tard la révolution de 48 et surtout la révolte ouvrière poussent Tocqueville à dénoncer l’emballement de la maladie révolutionnaire : c’est un « virus d’une espèce nouvelle et inconnue ». Ne manque pas non plus la référence à des forces en quelque sorte infernales : dans les journées de juin, Tocqueville entend résonner « une musique diabolique » dans les quartiers qui s’apprêtent à résister. Au lendemain de la Commune de Paris, c’est Taine qui met tout sur le compte du « virus » et de l’« altération de l’équilibre normal des facultés ». Dans ce cas aussi, la folie a quelque chose de diabolique. Si Voltaire est un « démon incarné », Saint-Just est le protagoniste d’une sorte de rite satanique : « Écraser et dompter devient une volupté intense, savourée par l’orgueil intime, une fumée d’holocauste que le despote brûle sur son propre autel ; dans ce sacrifice quotidien, il est à la fois l’idole et le prêtre, et s’offre des victimes pour avoir conscience de sa divinité. »
Comparable au cycle révolutionnaire français est celui qui débute en Russie en 1905. La culture dominante va alors réactualiser le « diagnostic » déjà opéré. Le « virus d’une espèce nouvelle et inconnue » migre de France en Russie : c’est ainsi, dans un renvoi explicite à Tocqueville, qu’argumentent François Furet et le soviétologue états-unien Richard Pipes. Le second, en particulier, affirme qu’après s’être manifesté en France dès les Lumières et les sociétés de pensée, le virus maudit aurait fait rage en Russie non pas à partir de Staline ou d’octobre 1917 mais de la révolution de 1905. Pour se rendre compte de l’absurdité du renvoi à la psychopathologie, il suffit de réfléchir au fait que le caractère catastrophique de la crise révolutionnaire en Russie a été prévu avec des décennies d’anticipation par des auteurs très différents entre eux. En 1811, de Saint-Pétersbourg encore ébranlé par la révolte paysanne de Pougatchev, Maistre voit se profiler une révolution (cette fois appuyée par des « Pougatchev de l’université », c’est-à-dire par des intellectuels d’origine populaire) d’une ampleur et d’une radicalité à faire pâlir la Révolution française.
En 1859 Marx prévient : si la noblesse continue à s’opposer à une réelle émancipation des paysans, il en émergera un cataclysme social « sans précédents dans l’histoire ». S. Witte lui-même, premier ministre russe, s’exprime en termes similaires en 1905 ! Pour confirmer la vanité de l’approche psychologiste, on rappellera ce qu’il advient au milieu du XIXe siècle dans le sud des États-Unis. Le nombre des esclaves fugitifs augmente et les idéologues de l’esclavage s’étonnent : comment est-il possible que des gens « normaux » se soustraient à une société aussi bien ordonnée ? Nous voici clairement en présence d’un esprit troublé. Mais de quoi s’agit-il ? En 1851, Samuel Cartwright, éminent chirurgien et psychologue de Louisiane, partant du fait qu’en grec classique « drapetes » est l’esclave fugitif, conclut triomphalement que le trouble psychique qui pousse les esclaves noirs à la fuite est précisément la drapétomanie. Historiquement, il n’y a pas eu de défi à l’oppression qui n’ait été taxé de folie. Les choses ont-elles vraiment changé aujourd’hui ?
Texte traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio.
Domenico Losurdo est notamment l’auteur de Fuir l’histoire ? Essai sur l’autophobie des communistes, Éditions le Temps des cerises, 2007.
Domenico Losurdo.
Par Antoine Casanova, historien, directeur de la Revue La Pensée.
La voie bourgeoise mais aussi largement démocratique de la Révolution française, au travers même de ses contradictions et de ses limites, est pour son temps marquée par une radicalité sociale et politique profonde ; il en va notamment ainsi avec l’abolition définitive et sans indemnité (1793) de l’essentiel des droits seigneuriaux, et aussi avec l’instauration, ou, au moins, avec la proclamation de droits et de principes politiques, d’une force démocratique alors inconnue ailleurs. Ils seront souvent mis en question, parfois dès la Révolution elle-même, et plus encore après elle. Pensons à l’instauration du suffrage universel (en 1792 mais point pour les femmes) ; ou encore à l’égalité des droits pour tous, protestants et juifs compris ; pensons au divorce républicain par consentement mutuel (1792), ou à la suppression de la puissance paternelle. (…)
Avec la proclamation de l’égalité des droits entre tous les êtres humains (inséparable du droit à la liberté de conscience et de penser, et donc de la séparation des religions et de l’État) énoncée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, est apparu, dira Jaurès, un « principe nouveau ». Il est pour lui inséparable des élaborations théoriques, et aussi « du mouvement social ». Ce « droit nouveau » (1) concerne toutes les dimensions de l’existence humaine. Un droit nouveau dont la vie historique n’a rien depuis deux cents ans d’un fleuve tranquille. Plutôt « une flamme tourmentée », avec « réaction et éclipses » que despotisme et contre-révolution s’acharneront à éteindre « et, qui toujours ranimée, s’élargira en une ardente espérance socialiste ». (2) (…) Les efforts pour dénigrer et/ou couvrir d’opprobre les Lumières, la Révolution française, et à travers elles, nier et/ou rapetisser le rationalisme moderne et la capacité d’une révolution à transformer une société se manifestent avec des enjeux immensément renouvelés, aiguisés et élargis dans le contexte radicalement inédit des années 2000.
Dans les dernières décennies, mouvement du capitalisme financiarisé et « mondialisé », traits et évolution des luttes et mouvements sociaux sont inséparables d’une transformation des capacités productives de l’humanité de portées potentielles immenses et inédites à l’échelle de l’histoire de l’hominisation. Il y a en tout cela devant nous des potentialités de natures profondément contradictoires. Rien n’est ici simple, linéaire, prédéterminé. Les grandes sociétés capitalistes transcontinentales et les États, face aux défis du XXIe siècle, veulent nous conduire aujourd’hui et demain vers un système où tout, emploi, santé, éducation, nourriture, environnement, droits politiques, souveraineté des peuples, n’aurait d’autre consistance majeure que ce qu’imposent les stratégies mondialisées de recherche du profit financier.
C’est là ce que Jean Ziegler appelle la « reféodalisation du monde » (3). Cette stratégie est dangereuse mais elle n’a rien d’éternellement irrésistible. La crise capitaliste actuelle, avec son cours accéléré, profond, planétaire, ses dimensions économiques, sociales, politiques entrelacées, remet en place centrale des combats, des questions majeures longtemps occultées et refoulées.
Une autre voie, celle d’une véritable et profonde alternative, se cherche. Elle se construit de manières très diversifiées, difficiles. Elle est en genèse sur un mode multipolaire sur la planète, en France, en Europe et, notamment aussi, en Amérique latine où entre plusieurs pays associés on voit émerger l’esquisse d’un « socialisme du XXIe siècle ». Cette voie est celle d’une perspective de libération (des sujets humains, de leurs nations, de leurs échanges) de la pesée du capital financier afin d’instaurer un nouvel ordre de relations entre les peuples, ordre d’échanges fraternels et mutuellement enrichissants de coopération et de paix. Dans ce monde en mouvement, ce qui est tout à la fois essentiel, historiquement spécifique, impossible à répéter et à prendre comme modèle dans le monde du début du XXIe siècle et, en même temps, irrécupérable et intolérable pour la classe dominante, c’est que la Révolution française a constitué un vaste et victorieux processus révolutionnaire qui, rejetant toute voie de compromis avec l’aristocratie, a mis fin à l’hégémonie de l’ancien mode de production, celui de la domination de l’aristocratie qui avait pris les apparences et la dignité de l’éternité. Ce sont ces réalités contradictoires qui contribuent fortement à donner acuité renouvelée et hauteur neuve aux enjeux et combats qui se cristallisent sur les Lumières, le rationalisme moderne et une révolution comme la Révolution française. Dans les diverses versions de leur rejet, c’est, centralement, l’idée selon laquelle l’égalité sociale des droits et un autre monde que celui aujourd’hui dominant sont envisageables et désirables qu’il s’agit d’incriminer et d’éteindre.
Extraits de l’article « Lumières, rationalisme, révolution », la Pensée nº 358, avril-juin 2009, revue éditée par la Fondation Gabriel-Péri.
(1) Histoire sociale de la Révolution française, édition revue et annotée par Albert Soboul, Paris. Éditions Messidor, tome VI, p. 433.
(2) Ibid., p.453.
(3) La Haine de l’Occident, de Jean Ziegler. Éditions Albin Michel, 2008.
Antoine Casanova
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