Forte mobilisation dans l’Aveyron : « Ça reste un territoire de lutte, c’est dans les gènes ! »

lundi 10 avril 2023.
 

Pour la onzième fois en trois mois, les opposants à la réforme des retraites sont appelés à manifester ce jeudi 6 avril. Dans l’Aveyron, où plusieurs records de mobilisation ont été battus, la colère du monde paysan, des ouvriers et des habitants lassés de se sentir comme des « sous-citoyens » soude les cortèges depuis janvier.

C’est une manifestation qui aurait eu « de la gueule », se réjouissait la CGT. L’intersyndicale de l’Aveyron voulait frapper un grand coup, ce jeudi 6 avril, pour la onzième journée de mobilisation contre la réforme des retraites. Elle avait appelé à un rassemblement départemental sur le viaduc de Millau, emblématique ouvrage de l’autoroute A75, surplombant la vallée du Tarn sur près de 2,5 kilomètres.

Mais la préfecture a dit non, arguant que « la sécurité de la manifestation » sur cette portion autoroutière n’était pas « démontrée et donc non garantie ». Un repli vers deux rassemblements distincts, à Rodez et dans le centre de Millau, a donc été acté par l’intersyndicale qui a renoncé, la mort dans l’âme, au viaduc. « Force est de constater que l’image de ce lieu symbolique est plus facile à exploiter pour le tourisme ou la pratique sportive que pour l’expression revendicative », déplore son communiqué.

Car l’idée était bien de donner « encore plus de visibilité » au mouvement social, en investissant le colossal édifice, souvent présenté comme l’ouvrage de tous les records.

Et en matière de records, l’Aveyron s’est particulièrement distingué ces trois derniers mois contre la réforme des retraites. 31 janvier, 7 mars, 23 mars… À ces dates, des mobilisations historiques ont été enregistrées à Rodez, la préfecture de 23 000 habitant·es. Entre 14 000 et 30 000 personnes y ont défilé. Tout un symbole dans une ville qui a placé Emmanuel Macron en tête dès le premier tour des présidentielles de 2017 et 2022. C’est d’ailleurs à Rodez qu’il avait terminé sa première campagne il y a six ans, puis organisé un « grand débat » dédié à la question des retraites en 2019.

Outre les cortèges fournis dans le chef-lieu aveyronnais, des rassemblements animent depuis janvier d’autres villes, plus petites, en tous points du vaste département : à Villefranche-de-Rouergue, Decazeville, Millau ou encore Saint-Affrique.

« Même sous des seaux d’eau, même par deux degrés, il y avait du monde ! », se félicite Nathalie, habitante d’une commune à quarante kilomètres de Rodez. La quinquagénaire, qui s’occupe d’un centre culturel, a participé à toutes les journées d’action, en enfilant un bleu de travail, la tenue de ralliement des « Rosies », ces militantes féministes qui enfièvrent les cortèges avec chants et chorégraphies.

« Mais on n’est pas les pom-pom girls du coin venues pour faire le spectacle !, prévient Nathalie. On met en avant les paroles percutantes des chansons, mises en ligne par Attac [qui a lancé les Rosies en 2019 – ndlr] et qui racontent vraiment à quel point nous, les femmes, allons morfler avec cette réforme. »

L’Aveyron, « territoire de lutte »

Nathalie, militante de La France insoumise, se souvient de manifestations peu garnies, en 2020, contre la loi de sécurité globale : « On était douze à Rodez, sans blague ! » Elle se dit aujourd’hui heureuse de retrouver un Aveyron effervescent. « Ça reste un territoire de lutte, c’est dans les gènes ! », se réjouit-elle devant « l’engouement retrouvé » dans ce haut lieu de résistance de paysans pour défendre leurs terres.

Les paysans sont d’ailleurs, depuis janvier, aux côtés des salarié·es du public et du privé. « Plus on est unis, mieux c’est ! », commente Sébastien Persec, éleveur de vaches près de Laguiole, au cœur de l’Aveyron, et porte-parole de la Confédération paysanne du département.

« L’alliance entre le monde ouvrier et le monde paysan est née en 1973, pendant la lutte du Larzac. Et elle continue. Nous sommes le seul syndicat agricole présent dans les manifestations, on défile aux côtés de l’intersyndicale avec des tracteurs. »

Selon lui, s’engager contre cette réforme « était une évidence » car le report de l’âge légal concerne aussi les paysans « qui attendent déjà bien souvent d’avoir 65 ans pour partir, avec des retraites de 700 ou 800 euros ». Les éleveurs inventent d’autres formes de soutien, en ravitaillant les grévistes avec des produits de la ferme. « On l’a déjà fait en 2019 pour les cheminots », précise Sébastien Persec.

Chacun doit avoir conscience qu’il contribue à écrire une page du grand livre de l’histoire sociale du pays.

David Gistau, de la CGT Aveyron

La solidarité est un indispensable ciment pour tenir bon après de longues et éreintantes semaines de mobilisation. Valentin Couvert, salarié chez Enedis à Rodez et membre de la CGT Énergie, raconte que des retraités de l’entreprise, « des ex-ERDF », viennent apporter à manger aux grévistes sur les piquets et participent à la caisse de grève. « Ils nous soutiennent énormément », s’émeut-il. « La grève reconductible a été votée le 14 février et depuis, on tient. Il y a un piquet de grève à Rodez et sur deux autres sites, à Millau et Saint-Affrique. »

Valentin Couvert et certains de ses collègues débrayent, a minima, une heure par jour pour aller sur le piquet. « Pour le seul mois de mars, des salariés cumulent 80 heures de grève, ça fait des salaires bien réduits. » L’objectif est d’empêcher les sorties de l’entreprise « sauf pour les véhicules d’astreinte, pour assurer la mise en sécurité des personnes et les dépannages d’urgence », souligne Valentin Couvert qui se dit « très attaché aux missions de service public ». « Les gros chantiers, en revanche, sont impactés mais personne n’en parle. On parle de nous uniquement quand on coupe l’électricité ! »

La mobilisation, inédite, suscite en tout cas l’admiration des plus anciens. « Ils disent qu’ils n’avaient pas vu ça depuis longtemps, voire jamais », s’enthousiasme le syndicaliste.

« Ce mouvement social est en tout point exceptionnel. Chacun doit avoir conscience qu’il contribue à écrire une page du grand livre de l’histoire sociale du pays », abonde David Gistau, secrétaire départemental de la CGT en Aveyron. Dans les cortèges, il raconte avoir croisé pour la première fois « des petits patrons, des kinés, des fleuristes... » qui ferment boutique le temps de manifester.

La triple peine pour les licenciés de la SAM

Les chiffres record de la mobilisation dans son département témoignent, selon lui, d’un agrégat de colère dans les territoires ruraux où les gens se sentent « comme des sous-citoyens ». « Ici, ils voient une maternité fermer. Là, c’est un bureau de poste. Ailleurs, ce sont les finances publiques... », énumère David Gistau, citant aussi les tourments du secteur de l’industrie.

Et il en sait quelque chose. Lui-même est un ancien métallo de la SAM, fonderie de l’Ouest aveyronnais dont la cessation d’activité a été prononcée en novembre 2021. Les salarié·es l’ont ensuite occupée durant 154 jours, avec le soutien massif de la population.

333 personnes ont perdu leur emploi. Évoquer cet épisode ravive le ressentiment du syndicaliste. Son ton se fait plus dur : « Nous avons découvert que, dans le cadre du licenciement économique, les périodes de chômage seraient validées mais non cotisées pour la retraite. C’est la double peine, et même la triple peine en cas de réforme et c’est insupportable ! »

David Gistau en est convaincu, la fermeture récente de la fonderie cristallise davantage la colère dans le département. Et il le promet : il n’y aura « ni oubli ni pardon » envers l’exécutif. Les ex-SAM viennent régulièrement grossir les rangs des manifestations mais toutes et tous ne sont pas là. « Certains viennent de retrouver un emploi, souvent précaire, et ne peuvent pas se le permettre », explique le cégétiste, qui fut leur représentant syndical.

Il connaît sur le bout des doigts la situation des anciens employé·es de la fonderie. « Deux-cent personnes ont repris une activité mais seulement quatre-vingt-dix sont en CDI. » Les autres sont en CDD ou en intérim, parfois à une autre extrémité du département. Beaucoup de femmes – l’usine en comptait 120 – travaillent maintenant dans les services à la personne. « Des métiers pénibles, pas toujours à temps plein et avec des salaires bien inférieurs à ceux de la SAM », déplore David Gistau, rappelant que « 55 % des femmes de la métallurgie sont concernées par des troubles musculo-squelettiques ».

Chez Bosch, la réforme pèserait lourd

Eux aussi ont le sentiment de subir « une double peine » et se mobilisent à plein depuis trois mois. Les ouvriers de l’usine Bosch, premier employeur privé du département, débrayent massivement à chaque appel national. « Les taux de grévistes atteignent 80 % les jours de manifestation », indique Pascal Raffanel, cadre chez Bosch et délégué CFE-CGC.

L’usine voit ses effectifs fondre depuis la signature d’un « accord de transition », visant à réduire de moitié d’ici à 2025 le nombre de salarié·es. Mediapart raconte depuis 2018 les difficultés du site, qui produit exclusivement des éléments de moteurs Diesel. Or, le groupe allemand arrête presque totalement la fabrication de ces pièces.

« On a déjà perdu 350 salariés et 250 autres partiront d’ici deux ans », souffle le cadre syndicaliste, rappelant que les effectifs dépassaient encore récemment les 1 200 salarié·es. « Il n’y a aucun licenciement contraint, que des départs volontaires dont une vague massive de départs en pré-retraite. » C’est cette « vague » que la réforme des retraites pourrait percuter violemment. L’allongement de l’âge légal de départ de 62 à 64 ans et l’accélération de la réforme Touraine sur la durée de cotisation – trois fois plus vite que prévu – risquent d’en plonger plus d’un·e au chômage.

« L’entreprise assure la portabilité du salaire, à hauteur de 70 % ou 80 %, jusqu’au taux plein pendant seulement douze mois, explique Pascal Raffanel. À cause de la réforme, certains salariés auraient besoin de quinze voire dix-huit mois de portabilité. Et seront donc contraints de s’inscrire à Pôle emploi jusqu’au taux plein. Après 35 ans dans l’entreprise, finir au chômage, c’est très difficile psychologiquement. »

On a décidé que la réforme était bonne pour vous et si vous ne voulez pas le comprendre, on va vous le faire rentrer à coups de matraque !

Sébastien Persec, de la Confédération paysanne

Les ouvriers de Bosch ont le sentiment d’avoir été trompés. Dès 2021, ils avaient fait part de leurs craintes sur le sujet à Bruno Le Maire, ministre de l’économie. « On avait reçu des réponses plutôt optimistes », se souvient le syndicaliste de la CFE-CGC. « Finalement, la réforme est plus dure que prévu et c’est une sacrée douche froide », conclut-il, amer.

L’animosité envers l’exécutif est criante. « Ce ne sont pas des politiques, mais des financiers », tacle l’ex-SAM David Gistau. « Leur logique est de toujours écraser les petits. Et les gens en ont assez de leur mépris et de l’humiliation », ajoute-t-il.

Le porte-parole aveyronnais de la Confédération paysanne ne dit pas autre chose. Lui n’a pas supporté les propos d’Emmanuel Macron au Salon de l’agriculture, début mars. À propos de la suppression des régimes spéciaux, le chef de l’État avait lancé, face aux caméras : « Quand vous parlez à un éleveur qui ne sait pas ce que c’est qu’un jour férié, qu’un samedi ou un dimanche où il peut se reposer, il trouve ça juste. »

« De quel droit parle-t-il au nom des paysans ? », tempête Sébastien Persec. « Utiliser des gens qui travaillent dans des conditions difficiles pour faire passer les autres pour des privilégiés, c’est d’un cynisme venant d’un poly-privilégié ! »

Selon l’éleveur, « le gouvernement est obtus et joue sur le pourrissement du mouvement ». « On a décidé que la réforme était bonne pour vous et si vous ne voulez pas le comprendre, on va vous le faire rentrer à coups de matraque ! », ajoute-t-il, furieux, à propos des violences policières. Il n’oublie pas qu’un membre de la Confédération paysanne a été blessé le 8 mars dernier, lors d’une tentative d’opération « péage gratuit » au viaduc de Millau, au cours de laquelle les forces de l’ordre sont intervenues.

Sébastien Persec en est convaincu, les opposant·es à la réforme ne lâcheront pas. « Les gens sentent que c’est la digue qui ne doit pas céder. Si Macron gagne, il va s’attaquer à d’autres acquis. »

« Nous sommes à quelques jours de grève de la victoire », pressent aussi David Gistau. « Plus on avance, plus on en a ras-le-bol mais moins on lâche ! », commente enfin Nathalie. « On a atteint un cap, c’est la onzième manif, on ne peut plus lâcher, c’est impossible après autant d’investissement ! »

Ce jeudi, elle ira défiler et danser en tenue des Rosies. « Parce que la danse est une arme de guerre... avec la fleur sur le casque ! »

Cécile Hautefeuille


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