La crise de crédibilité et de légitimité envers les institutions républicaines.

vendredi 2 décembre 2022.
 

La crise de confiance des citoyens à l’égard des responsables et partis politiques se manifestant notamment par la montée de l’abstention ; la constitution d’une caste de gestionnaire au service des actionnaires et coupés des réalités sociales ont fait l’objet de plusieurs articles sur notre site. Mais nous allons ici creuser plus profond pour comprendre les origines de la crise des institutions républicaines actuelles.

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Introduction : Trois documents

On a réuni ici trois documents pour comprendre en profondeur les raisons de la très grave crise de légitimité frappant non seulement les « élites politiques » mais aussi les institutions républicaines en France comme aux États-Unis. Comment la coupure entre représentants et représentés s’est transformée en déchirure ou en fracture ? Comment l’État n’est plus considéré par une majorité de citoyens comme garant de l’intérêt général et du bien commun ? Comment la notion de citoyenneté abstraite et concrète s’est modifiée au cours des décennies en faisant émerger une multitude de formes d’engagements citoyens dans la société civile ?

Le texte de Jean-Pierre Worms qui a 17 ans d’âge garde toute son actualité et trouve un extraordinaire écho dans les 17 actions exposées le 10 novembre 2022 dans la conférence de presse de la France Insoumise. (La vidéo est disponible avec le lien : https://www.youtube.com/watch?v=ocv... )

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L’interview de Philippe Pettit , spécialiste reconnus mondialement du républicanisme, commence par quelques considérations sur les élections récentes de novembre aux USA. Il constate qu’il existe actuellement une crise grave de la légitimité démocratique dont il met en lumière certaines causes institutionnelles.

La seconde partie traite des conditions que doit réunir un gouvernement pour être considéré comme légitime par les citoyens.

La troisième partie, particulièrement intéressante, traite de la définition de la liberté individuelle et publique entendue que non domination, tant dans la sphère privée de la famille ou de l’entreprise que dans la sphère publique où opèrent les appareils d’État.

Cette analyse converge assez bien avec celle de Jean-Pierre Worms.

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Le troisième document (vidéo) a le mérite d’une certaine originalité puisque d’un côté Aberkane décrit des institutions étatiques en décomposition est corrompu et de l’autre des citoyens qui ne peuvent remettre en cause de telles institutions, un tel niveau de corruption leur paraissant impossible ou impensable. Être citoyen en tant que membre d’une collectivité nationale régie par un état s’est accordé globalement une crédibilité au bon fonctionnement de cet état.

Lorsque l’on est sur le point de rouler sur un pont, on ne se pose pas la question de savoir si le pont risque de s’écrouler faire remarquer Aberkane. Il commence son interrogation sur l’incroyable crédibilité accordée à la firmePfizer pour fabriquer des vaccins alors que celle-ci a été la firme la plus condamnée des États-Unis, 40 procès pour une multitude d’escroqueries : fabrication de médicaments ayant entraîné la mort de centaines d’enfants en Afrique, falsification de données, corruption massives de scientifique et d’hommes politiques dans différents pays dont la Chine, etc. le lecteur qui voudrait avoir une vision synthétique de ce niveau de corruption généralisée peut se reporter à l’article figurant sur notre site : Comment la fraude et la corruption ont été les causes de la crise sanitaire. https://www.gauchemip.org/

Fin de l’introduction

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Document 1 Crise de légitimité des élites gouvernementales et politiques françaises, et conditions d’une refondation de la république

Dans Revue du MAUSS 2005/2 (no 26), pages 105 à 120

article deux Jean-Pierre Worms (né en 1934 est décédé en 2019)

Source : Cairn info

https://www.cairn.info/revue-du-mau...

** En lisant la biographie de Jean-Pierre Worms sur Wikipédia, on comprend les raisons de l’excellente qualité intellectuelle et pratique du texte qui suit. https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-...

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1 Institutions publiques en perte d’efficacité et de légitimité, mouvements sociaux erratiques, montée des populismes, des communautarismes, de l’incivisme… tout nous invite à repenser en même temps les modes de représentation et de participation des citoyens que nous ont légués deux siècles de construction de la démocratie et de la République.

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Un sentiment d’impuissance face à l’ampleur de la tâche

2 La crise du lien civique dont on parle tant est d’abord une crise du lien « politique », une perte de crédibilité et de légitimité de la politique, voire de la démocratie – de leurs instances comme de leurs mécanismes – qui se nourrit de la dissolution du lien social en même temps qu’elle l’alimente. C’est cette conjonction qui inquiète : le tissu social se défait alors même que tombent en panne les instruments de sa réparation.

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3 Les symptômes d’un apparent retrait civique sont connus : baisse de la participation électorale, des adhésions aux organisations collectives, de la considération accordée aux institutions, aux politiques et à la politique, succession de séismes électoraux.

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4 Mais est-ce réellement si nouveau ? De tels signes d’effondrement de la régulation politique se sont produits dans le passé, liés à de graves ruptures économiques et sociales. Aussi pense-t-on souvent que ces phénomènes sont en fin compte secondaires, conséquences normales des traumatismes provoqués par la formidable transformation du monde et de nos sociétés, et qu’il suffirait que l’on s’attaque aux « vrais problèmes » de cette mutation pour que l’action publique retrouve sens et dignité et que les citoyens s’y engagent à nouveau.

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5 Il est vrai que l’accumulation et l’immensité des incertitudes qui obscurcissent notre horizon posent question quant à notre aptitude collective à y faire face. Les débats politiques les délaissent et se concentrent sur des questions qui paraissent, de ce fait, dépassées. Les problèmes qui obsèdent la conscience collective semblent échapper aux institutions de la régulation politique et être traités, pour l’essentiel, hors de l’arène politique institutionnelle. Il en va ainsi de certains des principaux problèmes de la vie quotidienne – accès au travail et changement de ses contenus et de son statut comme de ceux de la vie hors travail ; rapports entre les générations et entre les sexes ; gestion d’une société pluriculturelle ; éclatement et dégradation du cadre de vie urbain ; nouveaux fléaux sociaux : toxicomanie, sida, violences… – comme des problèmes où se joue la survie de l’humanité (environnement, pollution et réchauffement de l’atmosphère ; gestion des ressources naturelles, de l’eau, des sources d’énergie ; biogénétique ; mondialisation et déséquilibres de développement ; famines, migrations massives et génocides ; violences ethniques et montée des intégrismes ; dissémination nucléaire et menaces pour la paix… ). Autant que le mauvais fonctionnement de nos institutions publiques et de notre machine politique, ce qui retient l’attention c’est, plus gravement encore, leur impuissance, l’absence de réponses à des questions aussi lourdes de menaces et l’absence d’intervention à cette échelle. La politique (la démocratie ?) n’est pas à la hauteur de la tâche. Certains s’empressent d’en conclure qu’elle ne peut s’y hisser.

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6 Que le mauvais fonctionnement entraîne l’impuissance, chacun le comprend ; mais l’inverse est également vrai. Les deux phénomènes sont liés : comme fascinée par sa propre impuissance, la politique dérape en effet dans toutes sortes de dysfonctionnements. Délaissant l’essentiel elle se délecte de l’accessoire, tourne à vide, n’embraye plus sur les réalités et les demandes sociales ; les rigidités et l’arrogance technocratique s’amplifient ; les hommes politiques en tombent d’autant plus facilement dans les pièges et les séductions perverses du vedettariat médiatique, des jeux d’appareil, du pouvoir pour le pouvoir, voire de l’argent ; et les citoyens se détournent d’autant plus de la politique.

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7 Nul ne sait si notre société réussira rapidement à trouver des remèdes aux maux dont elle souffre, à dégager des solutions aux problèmes qui l’assaillent, du moins à se donner le sentiment d’avoir prise sur eux et, finalement, à sortir de cette obsession tétanisante de sa propre impuissance. Ce dont on peut en revanche être sûr, c’est qu’elle n’y parviendra pas sans réformer radicalement ses modes de fonctionnement politiques et administratifs. Si l’outil n’est plus adapté à sa tâche, sans doute est-ce parce que celle-ci a changé : raison de plus pour l’adapter à sa nouvelle tâche.

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Aux origines de la dichotomie représentants/représentés…

8 N’est-ce pas d’abord l’idée même de représentation qu’il faut interroger ? La principale caractéristique de la démocratie telle que les deux derniers siècles l’ont constituée est sans doute la différenciation fondamentale qu’elle établit entre représentants et représentés. Dès la Révolution française, cette différenciation a paru indispensable pour répondre à la situation paradoxale à laquelle était confrontée la démocratie naissante. D’un côté, dans la pureté radicale du raisonnement révolutionnaire, le peuple était institué comme la source de toute légitimité du pouvoir, comme l’incarnation du principe fondamental de l’unité du genre humain et donc de l’universalité des droits de l’homme et du citoyen ; mais de l’autre, dans sa réalité concrète et quotidienne, il demeurait majoritairement illettré, à l’écart de la « raison universelle », fondement de l’ordre nouveau qui s’annonçait, enfermé culturellement dans une grande diversité de langues et de cultures locales (le français était encore très minoritaire) et socialement dans une infinie variété de pratiques et compétences sociales fragmentées et contingentes. Loin d’être unique et porteur d’universel, le peuple incarnait une pluralité de particularismes.

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9 L’unité et l’universalité des valeurs de la nouvelle citoyenneté démocratique ne pouvaient donc, semble-t-il, être garanties que par une élite « éclairée » dont l’accès privilégié aux lumières de la raison pourrait justifier sa prétention à un quasi-monopole de la capacité à définir l’intérêt général, à le traduire en institutions, lois et règlements de la République, et à conduire les affaires communes. En contrepartie, deux mécanismes devaient assurer la participation originelle du peuple à la fondation de l’ordre républicain : le suffrage par lequel il déléguait son pouvoir fondateur à ses représentants, la morale civique par laquelle il faisait vivre les valeurs de la République dans le cœur des citoyens et assurait le rayonnement de cette « religion civile » dans laquelle les révolutionnaires voyaient l’assise émotionnelle et quasi spirituelle de la nouvelle citoyenneté républicaine. C’est à l’enseignement que revenait dès lors la double charge de sélectionner les élites appelées à gouverner et d’inculquer au peuple le respect des principes au nom desquels il leur déléguait son pouvoir. Le pasteur Rabaut Saint-étienne, un des penseurs les plus conséquents de la révolution, est particulièrement clair à ce sujet : « Il faut distinguer l’instruction publique de l’éducation nationale. L’instruction publique exerce et éclaire l’esprit ; l’éducation nationale doit former le cœur. La première doit donner des lumières, la seconde des vertus. L’éducation nationale est l’aliment nécessaire à tous ; l’instruction publique est le partage de quelques-uns. » Extraordinaire justification prémonitoire de la vocation des « grandes écoles » françaises à sélectionner une classe dirigeante…

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10 La légitimité des « élites » qui ont vocation à gouverner les autres est ainsi définie par leur accès privilégié, sinon exclusif, à la raison universelle. Et cette universalité de la raison qu’elles prétendent incarner repose à son tour sur son haut niveau d’abstraction, c’est-à-dire de détachement par rapport aux réalités concrètes, particulières et contingentes, dans lesquelles le reste de la population est soupçonné d’être englué. Cela ressort clairement du fait que « les élites », qui à l’issue d’une succession de concours de plus en plus sélectifs s’engagent à servir l’état pendant dix ans et se voient offrir des positions dans des filières de carrière réservées, ont été sélectionnées sur la base de critères d’une rationalité la plus abstraite possible dans leurs champs de compétence respectifs : comme si seule une telle abstraction leur permettait d’atteindre aux principes universels d’une raison qu’on estime d’autant plus pure qu’elle est dépouillée de toute référence à une réalité contingente. La mathématique est ainsi la discipline reine des concours d’accès aux grandes écoles scientifiques (et non la physique, la chimie, la biologie… ) ; le droit, et notamment le droit romain, occupa pendant longtemps les sommets des sciences de la société et règne encore en bonne place à Sciences-Po et à l’EnA (et non l’économie, la démographie ou la sociologie… ) ; et ce n’est que récemment que les langues « mortes » (latin, grec) et la grammaire ne sont plus considérées comme l’aristocratie des disciplines littéraires et la voie royale d’accès à l’école normale supérieure (et non l’histoire, la géographie, les lettres modernes ou les langues étrangères… . **

… et de la neutralisation de l’espace public

11 De même que le rationalisme de la philosophie des Lumières comme celui de la philosophie kantienne inspirèrent la pensée des révolutionnaires et des premiers républicains, le rationalisme positiviste inspira celle des fondateurs de la IIIe République et notamment l’idée fondamentale que la laïcité de l’état, inscrite dans tous les rouages et fonctionnements institutionnels, était seule susceptible de garantir durablement la liberté et l’égalité des citoyens. Ainsi cette volonté de fonder la démocratie sur les principes universels de la « raison pure » est à l’origine non seulement de l’idée que le gouvernement par une élite « éclairée » est nécessaire pour compenser l’incompétence civique quasi « naturelle » des citoyens, mais également de l’idée que les citoyens, qui demeurent la source de toute légitimité démocratique, doivent être dépouillés, dans l’exercice de leur citoyenneté, de toute influence liée à leurs croyances, situations, expériences ou compétences sociales concrètes susceptibles, tout en les distinguant les uns des autres, de brouiller et de pervertir l’unité, l’intégrité et la pureté de leur commune citoyenneté.

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12 Les citoyens sont ainsi définis comme des êtres abstraits, rigoureusement interchangeables. Un lien nécessaire est établi entre l’universalité de la raison d’une part, et l’égalité des citoyens d’autre part, garantie par l’unité et l’indivisibilité de la République et par l’uniformité du statut politique et du traitement administratif des citoyens. L’intervention d’un individu ou d’un groupe concret, unique dans sa spécificité et de ce fait non interchangeable, est donc nécessairement perçue comme perturbatrice de l’ordre républicain et de la démocratie.

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13 Le souci de se protéger contre la pénétration dans la sphère publique des particularismes contingents de la société, des identités sociales et culturelles et des intérêts privés des personnes physiques qui la composent, marque très profondément toutes nos institutions politiques, tous nos fonctionnements démocratiques. C’est vrai évidemment de l’administration centrale comme du moindre service public local, mais aussi du parlement comme des autres systèmes de représentation, y compris des partis politiques et des collectivités locales.

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14 Tous les éléments du système politico-administratif sont à cet égard solidaires, notamment les instances administratives et celles de la représentation. Dans un pays où l’appareil d’état structure autant le système politique, le pouvoir des représentants leur vient en grande partie de leur capacité d’accès à l’état et d’influence sur la décision administrative. Ils participent ainsi de l’ordre « rationnel-légal » incarné par la règle administrative et ils reçoivent en retour l’onction de cette légitimité d’essence supérieure dont elle est investie.

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Crise de légitimité des élus politiques

15 La politique elle-même a ainsi constitué un monde à part et a relevé, elle aussi, d’une sorte d’extériorité sociale. Il y a là beaucoup plus qu’une simple spécialisation de la fonction entraînant une forme de professionnalisation du personnel politique, toutes choses qui pourraient parfaitement se justifier. Ce à quoi on a assisté, c’est à un phénomène de fermeture sur lui-même de l’univers social de l’élu politique, profondément liée à l’intimité de ses relations avec l’appareil d’état et, par là, à son appartenance de fait à la sphère institutionnelle publique plutôt qu’à la société civile qu’il représente. On a souvent dénoncé les effets de la tradition spécifiquement et exclusivement française du cumul des mandats politiques : restriction de l’accès à la responsabilité politique, constitution de fiefs locaux par des mandats qui se confortent mutuellement, durée excessive dans l’occupation de chaque mandat conduisant à des aspects de gérontocratie politique… Ce sont les effets sociaux les plus communément cités du phénomène et il y en a bien d’autres moins souvent soulignés (exclusion des femmes, des minorités ethniques… ).

Mais le plus grave est encore ailleurs, dans les ressorts fonctionnels du phénomène : la prédominance de la fonction exécutive sur la fonction délibérative, de l’état sur les élus, de la fonction administrative sur la fonction politique. La raison fonctionnelle du cumul des mandats c’est, en effet, l’utilité pour un maire d’avoir accès aux différents niveaux où se prennent les décisions étatiques – traditionnellement à Paris et au niveau du département, depuis peu de la région – afin de retenir l’attention et, dans bien des cas, d’obtenir les faveurs des représentants de l’état. Cela n’est pas sans conséquence sur le statut de l’élu politique au regard de l’état d’une part, du citoyen de l’autre.

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16 Concernant ses relations à l’état, c’est là qu’on trouve la source de deux caractéristiques de notre classe politique : le poids des « notables » et celui des fonctionnaires. Cela a été souvent montré : ce qui définit un notable local, c’est moins son statut social que ses « relations » et, plus précisément, ses relations avec les représentants de l’état. C’est l’intimité de ces relations qui est à la source de son pouvoir local et de son impact électoral. À la limite, sa « représentativité » lui vient plus de l’état que de ses électeurs : sa proximité avec l’état le qualifie pour représenter utilement ses électeurs plus que sa proximité avec ses électeurs ne le qualifie pour les représenter auprès de l’état. La notabilisation du personnel politique est à la fois un indicateur et un puissant vecteur de son assujettissement à l’état. L’autre manifestation de l’exceptionnelle pénétration de la fonction exécutive de l’état au cœur de la fonction délibérative des représentants élus, c’est tout simplement la place qu’y occupent les fonctionnaires, particulièrement les hauts fonctionnaires et notamment les membres des grands corps de l’état dès qu’on s’approche des postes « importants » (maires de grandes villes, présidents des conseils généraux ou régionaux, parlementaires, dirigeants des partis politiques… ). En dehors des arguments, certes fondés, relatifs à une plus grande disponibilité que celle d’autres professions, la raison principale de cette prééminence de la fonction publique dans les fonctions politiques tient aux motivations de ceux qui les désignent dans ces fonctions de représentation : en tant que membres du sérail, pense-t-on, ils y auront plus facilement accès et sauront mieux s’y faire entendre. Aux yeux des militants comme à ceux des électeurs, le lieu du pouvoir politique, de son efficacité comme de sa légitimité, c’est l’état et non les partis ou les assemblées élues ; les fonctions qui comptent sont les fonctions exécutives, celles de l’offre politique, et non les fonctions représentatives ou délibératives, celles de l’expression, de la construction et de la transmission de la demande politique.

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17 Cela colore très profondément les rapports de l’administration avec les élus comme ceux de ces derniers avec leurs électeurs. Pour l’administration, l’élu est d’abord perçu non comme responsable de l’élaboration de la « volonté générale », c’est-à-dire, in fine, de l’intérêt général, mais comme porteur d’une démarche « partisane », c’est-à-dire d’un intérêt particulier et contingent, assimilable à celui de n’importe quel autre groupe de pression, ce qui la conforte dans sa conviction d’être le seul garant de l’intérêt général. Pour les électeurs, l’image qu’ils ont de leurs élus est rigoureusement la même : ils sont là non pour élaborer et faire valoir l’intérêt général de la nation, mais pour défendre les intérêts particuliers de leurs électeurs, y compris, le cas échéant, contre ceux du reste de la nation. C’est réduire le rôle de représentant élu au rôle d’avocat de sa circonscription. Au sein de celle-ci, chacun reproduit ce modèle à son propre profit, demandant à son élu d’intervenir pour obtenir tel ou tel avantage particulier, telle ou telle exonération des charges communes. Le rôle de l’élu est ainsi réduit pour l’essentiel à une fonction de régulation des conditions d’accès des citoyens aux droits garantis par l’état, avec toute la complexité voire les ambiguïtés de cette formulation.

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18 Dans une telle logique, le citoyen est enfermé, s’enferme lui-même, dans un rôle de « consommateur » de la politique et, à travers la politique, de consommateur d’état… un consommateur-usager-client qui se place ainsi en position de totale dépendance à l’égard de l’offre politique puisqu’il lui demande à la fois de le protéger des intrusions indues des intérêts particuliers des autres citoyens dans l’espace public par l’application à tous des rigueurs d’un égalitarisme aveugle et, en même temps, de lui accorder à titre personnel les avantages exorbitants du droit commun que justifie sa situation exceptionnelle. Une société percluse d’uniformité réglementaire et de multiples privilèges compensateurs, tel est le produit d’un système particulièrement cohérent où tout est lié, de l’intérêt général aux rôles dévolus à l’état, au service public, aux politiques et aux citoyens. Cette cohérence et cette inertie sont une force dans un environnement stable ou du moins aux évolutions lentes. Elles deviennent une faiblesse quand les changements de l’environnement s’accélèrent.

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Crise de la rationalité et du monopole des élites dirigeantes et de la référence à l’intérêt général

19 La rapidité des changements, leur ampleur et leur amplitude, la diversité des champs où ils interviennent simultanément et en interdépendance croissante, tout conduit à placer la régulation politique de nos sociétés devant un défi inédit : celui du gouvernement de sociétés d’une complexité devenue inextricable et à l’avenir parfaitement imprévisible. On sait désormais que la prévision par l’extrapolation des tendances existantes ne peut prétendre éclairer l’avenir ; la « prospective » la plus intelligente ne peut, quant à elle, proposer qu’un nombre nécessairement incomplet de scenarii possibles, tous imparfaits et dont quelques-uns sont, au mieux, un peu moins improbables que d’autres. II est désormais évident que la rationalité absolue et refermée sur elle-même qui préside à la sélection de nos élites dirigeantes ne peut plus apporter de certitudes. nous sommes entrés dans une ère d’éclatement de la rationalité en une pluralité de rationalités partielles, limitées, ouvertes sur la prise en compte d’une part incontournable d’incertitudes. Ce qui compte désormais pour la décision publique c’est la qualité de l’écoute de la société, la capacité de reconnaître et d’analyser rapidement les réalités nouvelles et imprévues à prendre en compte et la mise en mouvement de la diversité des acteurs sociaux aptes à réaliser la multiplicité des ajustements de tous ordres qu’elles appellent.

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20 Pour avoir méconnu ces évidences et cru à l’infaillibilité de leur savoir et aux vertus du pouvoir solitaire, nos élites dirigeantes ont connu bien des déboires et provoqué quelques échecs retentissants. Leur prétention à l’exclusivité de la compétence sociale n’est plus acceptable et l’arrogance de nombre de leurs comportements fait désormais scandale. Cela ne serait pas grave si, de proche en proche, ce n’était la légitimité « rationnelle-légale » du système politico-administratif tout entier qui était elle-même mise en cause et notamment dans sa capacité à incarner « l’intérêt général ».

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21 Le concept d’intérêt général jouit en effet d’un statut ontologique exceptionnel. Principe unificateur de la société, il tire sa puissance et sa légitimité de ce qui lui est extérieur, de ce qui prend sa source non dans des négociations et arbitrages sociaux contingents, mais dans les principes transcendantaux de la « raison universelle » que les élites dirigeantes ont mission d’incarner.

* 22 Mais en évacuant de la sphère publique la dimension concrète de chaque être particulier qui en relève – au nom à la fois de la laïcité de l’état et du respect de la vie privée comme de cette notion spécifiquement française de « l’intérêt général » –, en réduisant en définitive le citoyen au seul statut d’électeur et d’administré, on a involontairement engendré de graves perversions dans l’exercice de la citoyenneté où s’imbriquent étroitement la demande d’état et la révolte contre l’état, la soumission et l’indiscipline, le conformisme et l’individualisme, l’égalitarisme et la recherche de privilèges.

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23 Théoriquement évacués de la sphère publique, les intérêts particuliers et les spécificités identitaires de la sphère privée y pénètrent en fait de multiples façons mais subrepticement. Ils sont dès lors d’autant plus aptes à la pervertir qu’ils n’y sont pas reconnus et traités comme tels. Si la nation française est, selon la belle expression de Dominique Schnapper, une « communauté de citoyens », elle est aussi souvent une « communauté délinquante ».

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24 Progressivement, des détournements de la loi et des règlements se sont généralisés et perpétués au point de devenir une norme acceptée par tous alors que, parallèlement, l’incrustation statutaire de certaines inégalités sociales en assurait la reproduction durable.

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25 Les effets pervers, tant culturels qu’institutionnels et sociaux, de cette coupure entre représentants et représentés et de cette neutralisation de l’espace public ont été longtemps masqués par la perfection théorique du modèle ; ils sont devenus intolérables ces dernières années au point de menacer la légitimité même des mécanismes démocratiques de la régulation politique.

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L’irruption des citoyens dans l’espace public

26 À l’incompétence avérée de certains dirigeants s’oppose la compétence non moins avérée de certains « simples » citoyens. nombre d’entre eux sont en effet parfaitement capables d’accéder aux éléments prétendument « rationnels » de la décision publique : le monopole d’accès aux lumières de la raison universelle de leurs représentants ne leur semble donc plus justifié. Le roi est nu et ils s’en sont aperçus. Le retrait civique dont on les accuse n’est souvent que l’expression de ce constat et de leur refus d’entrer dans ce qu’ils perçoivent comme la comédie d’un pouvoir vide de sens et de puissance. Cela ne signifie nullement, bien au contraire, un désintérêt pour les enjeux de la vie collective ni un renoncement à l’action. Mieux formés, mieux informés, mieux armés pour communiquer entre eux que jamais dans le passé, ces citoyens plus doués de capacité d’initiatives autonomes sont capables et souvent désireux d’intervenir directement dans l’espace public en court-circuitant les canaux d’intervention que les institutions leur proposent.

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27 Le constat s’impose : il y a aujourd’hui en France des capacités de mobilisation civique considérables, ignorées voire étouffées par les institutions. De tous côtés, on déplore la crise du lien civique mais c’est du lien civique institutionnel qu’il s’agit. Car les manifestations d’un renouveau de l’engagement civique ne cessent de se multiplier – mais hors des institutions établies de la vie publique, plus précisément hors des institutions de la politique. À bien des égards, on pourrait même montrer que le lien civique ne se défait pas, qu’il se retisse au contraire au fur et à mesure que se défait le lien politique.

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28 Dans le désenchantement démocratique dont souffre notre société, il n’y a pas que le repli égoïste sur les valeurs individualistes de la me now society. Cela existe évidemment mais on observe simultanément d’innombrables signes d’une grande disponibilité de nos concitoyens pour des formes d’engagement civique porteuses de valeurs altruistes exigeantes. La liste est impressionnante de ces mobilisations massives contre l’exclusion, de ces gestes de générosité et de solidarité, de ces luttes pour les droits de l’homme, de ces initiatives citoyennes qui s’attaquent justement à ces « grands problèmes » que la politique instituée semble ignorer, faute de savoir les traiter. Et la vie locale de nos villes et de nos villages bruisse toujours autant d’activités associatives dans tous les secteurs intéressant la vie quotidienne des habitants. L’énergie humaine est là, en attente d’un projet collectif mobilisateur et de moyens crédibles de mise en œuvre.

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Fin de l’espace public aseptisé

29 Mais ces citoyens dont les interventions envahissent l’espace public ne sont pas ces citoyens aseptisés, dépouillés de tout caractère distinctif que voudrait la conception française du modèle républicain idéal. Bien au contraire, ce qu’ils y apportent d’initiatives, de revendications ou de propositions est le fruit d’expériences vécues et de situations sociales et culturelles concrètes et particulières.

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30 C’est à partir de communautés d’intérêts, de problèmes et d’identités spécifiques que les gens se retrouvent pour faire entendre leur parole, négocier sa prise en compte, construire eux-mêmes certains éléments de réponse à leurs problèmes et créer les conditions de leur présence dans l’espace public commun. Ce qui caractérise nombre de ces mobilisations politiques nouvelles, c’est leur dimension expressive : l’affirmation d’une dignité, l’exigence de respect, la demande de reconnaissance d’une identité.

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31 Au-delà de la tentation de repli communautaire s’exprime une demande de participation à la construction d’un espace public commun mais avec tous les attributs d’une identité sociale particulière. Ainsi, plutôt que de « mouvements sociaux », les manifestations publiques auxquelles elles donnent lieu mériteraient d’être qualifiées « d’événements civiques », à travers lesquels émane une conception très nouvelle de l’intérêt général : non pas un intérêt général surplombant la société, inscrit dans les tables de la loi et du règlement, mais un processus négocié de coproduction du bien commun et des règles du jeu de son partage entre les éléments différenciés du corps social. Contrairement à l’affirmation selon laquelle le droit à la différence serait la différence des droits, il s’agit en fait d’une demande d’inscrire la reconnaissance des différences comme la base de la construction d’un droit commun.

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La politique hors ses murs

32 La citoyenneté n’est plus seulement une citoyenneté « attributive », un ensemble de droits et de devoirs conférés par l’état à ses ressortissants, c’est aussi, et peut-être surtout désormais, une citoyenneté choisie, investie par les citoyens, nourrie de toutes les richesses personnelles de chacun, de leur « capital humain », mais aussi de tout ce qu’ils construisent collectivement en s’associant les uns aux autres et en coopérant à la production d’un bien commun d’utilité sociale, bref de tout le « capital social » de la société. Et la politique elle-même change de visage, ou du moins doit impérativement en changer. Elle ne peut plus, faute d’être non seulement délaissée mais également récusée par les citoyens, rester l’apanage de quelques-uns, d’une classe politique autoreproduite, demeurer confinée dans des pratiques institutionnelles étroitement circonscrites. De plus en plus de politiques publiques se définissent et tentent de s’organiser en politiques « partenariales » pour mobiliser les ressources des personnes concernées au sein de la société civile et du monde économique en les faisant participer à la production du bien public qui les intéresse.

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33 Il y a là plus qu’un effet de mode ou une référence idéologique obligée. C’est une nécessité pratique, la condition inéluctable d’une action publique efficace. C’est aujourd’hui l’ensemble de ces pratiques publiques partenariales qui constitue le lieu de la politique, et c’est l’ensemble des acteurs sociaux impliqués qui deviennent effectivement des acteurs politiques et qui souvent se revendiquent comme tels. La politique est sortie de ses murs ; on a ouvert dans la totalité des activités sociales de nouveaux espaces de négociation politique. On a élargi le champ et les acteurs de la politique.

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34 Mais ce n’est plus la même politique. Ce n’est plus la politique comme propriété exclusive des partis, porteurs d’un programme global, avec leurs élus déroulant, secteur par secteur, théoriquement de façon cohérente, les conséquences législatives et réglementaires du modèle de société que les adhérents souhaitent voir advenir et inscrire dans le « projet » qui les réunit. C’est une politique qui se construit pragmatiquement, secteur par secteur et même morceau par morceau ( piece-meal selon l’expression de la science politique américaine), en fonction ou au gré des problèmes à résoudre et des acteurs sociaux qui se mobilisent à leur sujet. Là aussi le rapprochement avec la tradition américaine de problem-solving, issue oriented politics est flagrant. C’est une politique, en définitive, qui se légitime par ses résultats plutôt que par le sens que ceux qui l’initient ont voulu lui donner.

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35 On voit clairement le dilemme auquel on est confronté : si l’approche traditionnelle française faisait courir le risque d’un décrochage de la politique par rapport à la réalité sociale concrète vécue par les citoyens, son immersion totale dans cette réalité, complexe, diverse et souvent contradictoire, pose à l’évidence d’immenses problèmes de cohérence, de lisibilité, de légitimité et de sens de l’action politique. Hors ses murs, la politique risque de se dissoudre dans le social.

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Des fonctions de représentation à préserver

36 On le voit, ce sont tous les cadres conceptuels autant qu’institutionnels et sociaux de la démocratie représentative qui sont contestés. C’est donc bien la politique, en tant que telle, qui est radicalement mise en cause, voire disqualifiée.

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37 D’une certaine manière, la réalité politique se situe hors les murs de la vie politique, comme si s’opposaient sans qu’on puisse les articuler le politique, enjeu de société digne de respect et d’attention, et la politique, ensemble d’institutions et de pratiques contingentes dont on constate l’irréparable dégradation et que l’on voue aux gémonies.

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38 Puisqu’il en est ainsi, certains seraient tentés de faire l’économie de la médiation des institutions et des appareils politiques pour combler ce déficit de perspectives et de sens en mobilisant directement l’énergie et la créativité de la population dans la définition et la mise en œuvre d’un nouveau projet collectif.

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39 Il y a dans ces constats et les raisonnements qu’ils induisent à la fois l’inspiration d’une demande de démocratie plus « participative », voire de démocratie directe – par opposition à la démocratie « représentative » –, et la source potentielle de toutes les démarches populistes et des dérives autoritaires qu’elles appellent inévitablement.

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40 Car à travers la mise en cause de la « représentation », c’est la démocratie elle-même qui peut être menacée. Le temps de la délibération nécessaire à la formation du jugement, à la prise de distance par rapport à l’intensité émotionnelle de l’événement, est en effet une composante essentielle de la démocratie. Or ce temps de la délibération démocratique est précisément celui que donnent les mécanismes de la représentation. La décision et la responsabilité collectives ne peuvent se réduire à une succession de passions et d’opinions instantanées, reflétées par les sondages, amplifiées par les médias, sanctionnées le cas échéant par un référendum.

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41 De même, seuls les mécanismes de la démocratie représentative peuvent permettre l’élaboration d’une « politique publique », c’est-à-dire l’organisation d’une indispensable cohérence dans le temps et dans l’espace des diverses réponses apportées à la multiplicité des demandes sociales particulières, séparées les unes des autres, souvent présentées comme concurrentes voire contradictoires… et seul le débat public organisé de la démocratie représentative peut donner leur légitimité à ces choix et arbitrages politiques.

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42 La démocratie a besoin d’un « débat public » organisé au sein d’un « espace public » dont les cadres sont identifiés et stabilisés, notamment grâce à la périodicité des élections qu’exige toute démocratie « représentative ».

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43 L’indispensable critique des modalités d’exercice de la représentation (et notamment du statut des représentants et des représentés construit au cours des deux derniers siècles) ne doit donc pas conduire à ignorer ce qui en fait une dimension incontournable de la démocratie.

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Des insuffisances de la démocratie participative à prendre en compte

44 De même, la reconnaissance du formidable potentiel de régénérescence démocratique que représente l’irruption des initiatives citoyennes dans l’espace public ne doit pas en masquer certains manques, voire certaines perversions, qui relèvent autant de leurs formes collectives que des individus eux-mêmes.

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45 La liberté associative, ce droit de s’associer pour intervenir collectivement et librement dans l’espace public, fut une longue et difficile conquête démocratique. Mais au-delà de ce droit, la reconnaissance par les pouvoirs publics de l’utilité de cette intervention n’est pas sans poser problème quant à la capacité des associations de demeurer le vecteur privilégié de la participation autonome des citoyens à la construction de l’espace public. Dès lors que la reconnaissance de l’utilité d’une association par les pouvoirs publics implique sa mobilisation pour la mise en œuvre d’une politique publique particulière, dans une relation de quasi-sous-traitance, et la prise en charge publique de tout ou partie de cette mobilisation, l’association court le risque d’être traitée comme un simple instrument de son commanditaire et d’être perçue comme telle par les citoyens. Ce qu’elle gagne en reconnaissance, elle peut le perdre en autonomie. Or, pour les raisons de complexité et d’incertitude précédemment évoquées, les pouvoirs publics, tant locaux que nationaux, éprouvent de plus en plus la nécessité de mobiliser les citoyens et de faire appel aux associations à cette fin. Le risque d’« instrumentalisation » des associations en est accru d’autant. En résulte pour elles celui d’être aspirées hors du champ de l’expression autonome des citoyens dans celui de la représentation institutionnelle, voire dans celui de l’exercice d’une fonction exécutive publique… et d’en connaître toutes les dérives potentielles – de notabilisation et de distance bureaucratique et technocratique notamment – qui sont à l’origine de la désaffection des citoyens. Ce risque, les grands réseaux associatifs en sont conscients. Alors qu’ils sont historiquement porteurs de la diffusion de la liberté associative au sein du corps social, notamment dans les vastes secteurs de l’action sociale et de l’éducation populaire, alors qu’ils mobilisent, de ce fait, la grande majorité des moyens humains et financiers du monde associatif, ce sont eux aujourd’hui qui connaissent les plus grandes difficultés de renouvellement de leurs militants et de canalisation de cette énergie civique qui sourd de tous les pores du corps social.

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46 Cette énergie, en revanche, s’oriente volontiers vers ce nombre croissant de petites associations qui naissent chaque année, sans permanents et sans argent. Les citoyens et particulièrement les jeunes s’y engagent non pour adhérer à un projet associatif global longuement mûri et débattu et dont la réalisation s’inscrit elle-même dans la longue durée, mais pour mener une action spécifique, concrète, au résultat précisément circonscrit dans l’espace et dans le temps. Ensuite, désireux de choisir et de maîtriser à tout moment le but et les conditions de leur engagement, ils passent à autre chose. Cela conduit à une extrême mobilité et diversité des engagements de chacun, à une citoyenneté active, certes en croissance constante mais qui, fruit d’un individualisme consumériste dans le champ politique comme dans les autres champs de la vie sociale, produit un capital civique fragmenté discontinu dans le temps et l’espace, dont les éléments ne se connectent ni entre eux ni avec les éléments institutionnels stabilisés de la participation citoyenne.

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47 Un autre effet pervers d’une participation politique reposant essentiellement sur la capacité d’initiative civique des individus apparaît ici : celui d’accentuer les inégalités sociales en matière d’accès à la citoyenneté. En effet, plus l’intervention des individus dans l’espace public s’éloigne des chemins balisés de la participation démocratique institutionnelle, de leurs langages, de leurs codes et de leurs outillages établis et reconnus, plus elle ne fait appel qu’à l’aptitude de chacun à se créer les conditions de son intervention et à s’inventer des formes nouvelles de prise de parole et d’action, plus, en contrepartie, les différences de capital culturel liées à l’origine sociale risquent de se révéler discriminantes. Quels que soient la valeur d’une « citoyenneté active », l’apport inappréciable de l’imagination créatrice des initiatives citoyennes, il ne faut jamais oublier que les formes les plus banalisées de la citoyenneté offerte par les institutions de la démocratie – le vote dans l’isoloir – sont aussi celles qui établissent le mieux l’égalité d’accès à la citoyenneté entre tous les citoyens.*

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48 La citoyenneté est toujours le produit d’un mouvement d’en haut et d’un mouvement d’en bas, la rencontre entre une citoyenneté instituée, un ensemble de droits et de devoirs qui circonscrivent de l’extérieur l’espace d’appartenance politique de l’individu, et une citoyenneté instituante, l’ensemble des actes par lesquels un être libre adhère aux normes et aux valeurs d’une collectivité dont il se réclame et participe à la création des règles et des institutions qui la constituent comme une entité douée de souveraineté politique sur un territoire déterminé. tout le problème démocratique est celui de l’équilibre entre ces deux mouvements et de leur articulation.

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49 Il ne peut donc s’agir d’opposer démocratie directe ou participative et démocratie représentative et encore moins de prétendre substituer l’une à l’autre, mais bien plutôt de chercher les moyens de stimuler l’une par l’autre, de permettre à ce foisonnement de compétences et d’initiatives citoyennes d’irriguer et de féconder nos systèmes de représentation, de délibération et de gestion, et, en même temps, d’ouvrir des espaces où puisse s’épanouir à l’air libre cette puissance, contenue parce que souterraine, de la créativité sociale et politique.

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50 Pour détecter ce potentiel d’énergie et d’initiative du corps social lui-même, l’écouter, le canaliser, le valoriser, il faut des institutions adaptées, dans leur structure comme dans leur fonctionnement. Qui peut prétendre qu’il en soit ainsi aujourd’hui ? Bref, c’est précisément la politique qu’il nous faut réformer, dans ses structures et ses mécanismes autant que dans ses contenus. Parce qu’elle est incontournable et qu’il est urgent de définir les conditions de sa réhabilitation – à la fois de sa rénovation et de sa revalorisation – pour qu’elle puisse enfin s’occuper sérieusement du politique.

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Une nouvelle intégration républicaine à inventer

51 L’intégration républicaine a consisté, historiquement en France, à construire une communauté d’appartenance, une identité commune, sur la base d’une adhésion exigée de tous à un même corpus de droits et de devoirs, aux règles et institutions qui les incarnent et aux valeurs universelles dont elles se réclament, et à organiser un « espace public » commun comme lieu et outil d’expression de la citoyenneté ainsi constituée. Les autres communautés d’appartenance, les autres identités culturelles et systèmes de valeurs, les autres lieux et outils d’expression collective pouvaient exister librement à condition de ne pas menacer l’ordre républicain ; ils ne lui étaient même pas soumis, ils en étaient simplement mais rigoureusement séparés, interdits d’accès dans l’espace public, confinés dans l’espace privé. telle est la « laïcité » de notre République, qui protège les différences au sein de la communauté nationale en les excluant de ce qui la constitue comme telle. Or c’est précisément cette laïcité républicaine comme outil d’intégration de la nation qu’il nous faut désormais revisiter. non pour détruire l’unité de la citoyenneté, pour contester la nécessité d’un espace public commun, d’un système de droits et de valeurs partagées, mais pour les reconstruire et les conforter. Il s’agit de refaire l’unité nationale, de rebâtir une citoyenneté partagée avec tout son appareillage juridique et institutionnel et son système de valeurs, non sur la base de l’exclusion des particularismes existant au sein de la communauté nationale, mais sur le principe de leur inclusion, de la reconnaissance de la valeur pour la communauté nationale des apports particuliers de chaque acteur social, individuel et collectif qui s’en réclame. « Reconnaissance des apports », cela signifie clairement que les différences culturelles, voire identitaires, mais aussi territoriales n’accèdent à l’espace public commun et n’y sont reconnues que pour leur contribution spécifique à la construction du bien commun et des bases éthiques, juridiques et institutionnelles dans lesquelles et grâce auxquelles il peut se développer. Les autres aspects des différences et particularismes sociaux présents au sein de la société française qui ne sont pas mobilisés dans la construction du bien commun continuent bien évidemment de relever des exigences de la laïcité telles qu’elles ont été spécifiées plus haut.

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52 Chacun est conscient que cette approche nécessitera un important travail intellectuel d’ingénierie institutionnelle – et même sans doute constitutionnelle – pour imaginer la forme juridique non pas d’un « droit à la différence », mais d’un droit commun de la différence, l’encadrement juridique de la diversité des « expériences » dans l’espace public. Cette nécessité de règles publiques inscrites dans le marbre de la loi, d’une visibilité et d’une permanence des références et disciplines collectives n’est contestée par personne. Elle s’impose d’autant plus que s’accroissent et se diversifient les possibilités, les lieux et les occasions pour nos concitoyens de traduire en actes leur liberté d’expression et d’initiative, que se manifeste l’irruption dans l’espace public d’une autonomie personnelle considérablement accrue et revendiquée.

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53 Ce qui fait problème, c’est la façon de produire la légitimité de cette nouvelle architecture institutionnelle et législative et de ces nouveaux mécanismes de régulation. La légitimité de cette « maison républicaine » rénovée dépendra de la légitimité reconnue à son processus de construction. Pour être portée par les forces vives de la société tout entière, elle devra être l’aboutissement d’un large débat public, suffisamment ouvert et diversifié pour que tous ceux qui le souhaitent puissent y participer et y être entendus, instaurant un processus de négociation sociale et politique des fondements consensuels de notre communauté nationale. Cette fabrication progressive et négociée d’un consensus national préalable à son inscription dans l’ordre juridique ne fait pas partie de notre héritage culturel. L’apprentissage de cette nouvelle façon d’inventer collectivement les cadres nouveaux d’une manière de vivre ensemble également nouvelle prendra beaucoup de temps. Mais tout indique que c’est la condition nécessaire pour édifier et consolider cette nouvelle puissance intégratrice de la République dont chacun sent l’urgente nécessité.

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Jean-Pierre Worms

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https://doi.org/10.3917/rdm.026.0105

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Document 2 : Comment penser le bien commun aujourd’hui

Source : En toute philosophie. France Culture. 10/11/2022 https://www.radiofrance.fr/francecu...

Les institutions républicaines sont-elles les garantes d’un esprit commun ? Cette politique commune s’oppose-t-elle à l’individualisme ? Comment se mettre d’accord sur ce que nous protégeons en commun ?

Invité : Philip Pettit professeur de philosophie politique à l’université de Princeton

Bibliographie de l’auteur.

Philip Pettit, Républicanisme. Une théorie de la liberté et du gouvernement, Gallimard, 2004 Philip Pettit, The Common Mind. An essay on psychology, society and politics, 1993

Philip Pettit, On The People’s Terms : A Republican Theory and Model of Democracy, 2016 Philip Pettit, The Common Mind. An essay on psychology, society and politics, 1993 ** **

Document 3 La Dissonance Citoyenne par Idriss Aberkane

Source : site Aphadolie (vidéo de 30 minutes)

https://aphadolie.com/2022/11/03/co...

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Commentaire de HD

Dans toute société, les institutions, un état reposent sur un certain type de structure économique comprenant un mode de production dominant. La classe économiquement dominante exerce son pouvoir par l’instrumentalisation de ces institutions et de l’État.

Les appareils d’État ne sont pas neutres, ne sont pas seulement des instruments techniques mais aussi des entités politiques traversées par des conflits de classes.

Depuis 1789, l’analyse institutionnelle des différents états qui se sont succédés doit aussi être mis en relation avec l’évolution des structures économiques, dont les outils technologiques, et les différents appareils idéologiques pour assurer la légitimation et la reproduction de la classe dominante.

Les gestionnaires du capitalisme temps dans la sphère privée que dans la sphère étatique doivent être mis en perspective avec l’évolution du capitalisme : d’abord marchand, puis industriel, puis financiarisé et de plus en plus mondialisé.

Le développement du néolibéralisme depuis les années 1980, la construction technocratique européenne a fait apparaître une une nouvelle caste de hauts fonctionnaires intégrant les valeurs économiques et idéologiques du néolibéralisme.

Le pantouflage et le rétro pantouflage entre secteur public et secteur privé devient de plus en plus massif et la confusion entre intérêt général et intérêts privés s’accroît.

La notion même de conflit d’intérêts semble disparaître du champ mental dans l’esprit des membres de cette caste oligarchique.

L’intérêt des multinationales et de leurs actionnaires devient alors dominant. On assiste alors à une sorte de « privatisation de l’État » et à une double vassalisation des états européens : par les multinationales inter reliées et par l’État économiquement le plus puissant : les États-Unis d’Amérique.

Cette hégémonie idéologique et politique des USA et notamment assurer par des organes d’influence comme la French American Fondation.

Ainsi, l’État n’apparaît plus pour un nombre croissant de citoyens comme garant de l’intérêt général du bien commun ce sont donc les fondements mêmes du contrat social et de la république qui sont ainsi dynamitées. La porte est ainsi grande ouverte à l’extrême droite dans le champ politique.

La dégradation des fonctions de l’État par les ultralibéraux est donc que lourde de conséquences.

La mise en place des politiques ultralibérales depuis 1980 coïncide avec la progression à la fois de l’abstention et de l’extrême droite.

Les causes ne sont pas seulement d’ordre économique, comme nous les avons analysés dans un article précédent, mais aussi d’ordre politique et institutionnel : la décrédibilisation de l’État, de ces hauts fonctionnaires et des institutions républicaines.

L’extrême droite qui n’a jamais accepté la république issue de la révolution française de 1789 qui n’a cessé de dénoncer la bureaucratie technocratique de la haute fonction publique exploitent politiquement cet affaiblissement de l’État.

La NUPES doit répondre efficacement à cette offensive idéologique du RN en rappelant notamment une refonte complète de la république à partir d’une assemblée constituante. Cette refonte doit aboutir à la mise en place d’une sixième république fondée sur la souveraineté populaire et défendant l’intérêt général et le bien commun.

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Hervé Debonrivage


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