Une manipulation sémantique : la démocratie illibérale pour jeter la confusion et imposer un manichéisme simpliste.

mardi 10 septembre 2024.
 

Un pseudo concept

Pourquoi les médias bourgeois libéraux éprouve-t-il donc le besoin d’inventer d’utiliser le terme de « démocratie illibérale » ?

Nous partageons un article du très bon site Élucid – média pour aborder cette question.

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Démocratie illibérale » : la désignation politico-médiatique du camp du mal

L’expression « démocratie illibérale » est passée dans l’usage dans les médias et le monde politique. Mais, au juste, qu’est-ce qui se cache dessous ?

Source : Élucid média.

https://elucid.media/democratie/dem...

Au mitan des années 2010, une nouvelle expression intègre la langue corrompue du vedettariat médiatico-politique : « démocratie illibérale ». Le « libéral » Emmanuel Macron (1) l’emploie ainsi à plusieurs reprises pour désigner les régimes autoritaires d’Europe centrale et de l’est.

Depuis lors, à la suite de son histrion de chef, la valetaille de la République en marché et des éditocrates en répète l’écho. Encore récemment, Valérie Hayer, tête de liste Renaissance aux élections européennes, se fendait d’un tweet, récitant : « Viktor Orban fait de ce pays magnifique un régime illibéral à sa solde. La Hongrie n’est plus une démocratie fonctionnelle ».

Ne discutons pas du « concept », mais considérons-en l’usage. Dans un précédent article, nous écrivions qu’un mot peut en cacher un autre. Quand surgit une nouvelle expression, il convient d’adopter le réflexe de se questionner : de quoi est-ce le cache-sexe ?

Depuis qu’il a essaimé dans la sphère endogamique des médias de masse et de l’arrivisme parlementaire, l’épithète « illibéral » sert à désigner un ennemi, un « camp du mal » à peine plus subtil que « l’Axe du mal » de George W. Bush, « conceptualisé » au début des années 2000. Il sous-entend que la démocratie, la « vraie », serait libérale : celle qui articule économie de marché, régie par la concurrence, et État de droit, garant des libertés fondamentales (expression, publication, réunion, circulation, manifestation).

De la répression des gilets jaunes à celle des manifestants de Sainte-Soline, en passant par la loi sur le secret des affaires, les magouilles pour contourner l’Assemblée pour la réforme des retraites, l’interminable séquence des années Macron, n’est peut-être pas « illibérale », mais abonde en lois liberticides et atteintes à l’esprit de la démocratie.

« Oui mais », répète le larbinat macronâtre, « le peuple a voté », tout est fait « dans le respect des institutions » et c’est donc « la démocratie » qui prévaut. Tout d’abord, l’argument est si indigent qu’à ce titre, la Roumanie des Ceausescu ou l’Iran des mollahs seraient aussi des démocraties. Mais surtout, curieusement, il affirme la valeur suprême du suffrage populaire dans la définition d’une « démocratie libérale ».

Ah ? Pourtant, la ratification du traité de Lisbonne par le Congrès (Assemblée et Sénat) en 2008, piétinant le « Non » au Traité constitutionnel européen lors du référendum de 2005, avait montré le peu de cas que cette « démocratie libérale » faisait du vote. Et démontré que, le libéralisme – économique – comptait bien davantage que la démocratie.

C’est une vieille affaire, dans les libéralismes, que la tension entre marché et souveraineté populaire. Si maints théoriciens ont mis en garde – à raison – contre le risque d’un « despotisme de tous » ou d’une « tyrannie de la majorité » pouvant se retourner contre la liberté, ces réserves prennent, dans le fourre-tout du néolibéralisme (écoles autrichiennes, de Chicago ou de Genève, ordolibéralisme, Public Choice, libertariens…), une teinte de défiance qui peut aller jusqu’à l’hostilité vis-à-vis de la démocratie elle-même.

Figure majeure du néolibéralisme, l’intellectuel et journaliste Walter Lippmann considérait la politique comme trop sérieuse pour être laissée au peuple. La complexité de la société industrielle exigeait, selon lui, de limiter la portée du débat public et laisser le pouvoir aux experts (2). D’autre part, son darwinisme social le conduisant à tenir la population comme trop bête pour s’autodéterminer, il préconisait de la « fabrication du consentement » (3). Dans un même esprit, le philosophe Louis Rougier se prononçait en 1938 pour une constitution qui protégeât l’élite « des intérêts économiques et des appétits populaires » (4).

Le professeur d’économie politique à l’université de Genève, Bruno Amable, rappelle dans son ouvrage Le néolibéralisme (Que sais-je ?, 2023), que le lauréat du « Nobel » (5) d’économie 1982, George Stigler, membre de l’École de Chicago, proche de Milton Friedman et conseiller de Ronald Reagan, préférait « que les choix de politique économique soient préservés de l’influence des masses pour être confiés à des élites, principalement celles du monde des affaires ».

La conception néolibérale tend à substituer le consommateur et l’investisseur au citoyen et au travailleur et n’accorde pas d’intérêt à la démocratie en tant qu’auto-détermination collective ; son darwinisme social entretient d’ailleurs la défiance contre l’électorat (6), comme l’explique Bruno Amable :

« L’idée d’une démocratie du marché ou du consommateur sera reprise [après Frank Fetter] par [l’économiste de l’École autrichienne Ludwig von] Mises puis par [Wilhelm] Röpke [l’un des théoriciens de l’ordolibéralisme] pour contrer l’idée que le libéralisme est un élitisme et faire du marché le véritable lieu de la représentation et de l’exercice de la souveraineté. »

Or, le propre de la démocratie est de pouvoir entraîner des réorientations politiques et économiques – donc d’être instable. Aussi, « l’objectif de la politique néolibérale est de construire un cadre institutionnel propre à empêcher les masses de s’opposer démocratiquement, par la loi du plus grand nombre, à une économie régie par la concurrence de marché ».

En constituant comme ennemis (selon les circonstances) Marine Le Pen, Jean-Luc Mélenchon et les « démocraties illibérales » – figures interchangeables du « mal » –, les derniers avatars du néolibéralisme se rangent dans le camp unique du « Bien ». Et puisque la démocratie appartient au camp du Bien, ils se pensent alors tous démocrates. Le philosophe et spécialiste du libéralisme, Mikaël Garandeau (7), pointe là une erreur fondamentale :

« Cette confusion, qui fait aujourd’hui de la démocratie et du capitalisme des synonymes du libéralisme, profite sans doute à certains desseins politiques dont il est permis de se demander s’ils sont eux-mêmes libéraux : les récents développements du libéralisme économique, qui semblent renouer avec la loi du plus fort tout en se réclamant d’un certain nombre de droits naturels, ont ainsi tout avantage à se présenter comme les continuateurs d’une tradition ininterrompue. »

Et il n’est pas vain de rappeler qu’un libéral de premier plan, Raymond Aron, mettait en garde, considérant que « si l’on voulait, à l’époque moderne, avoir un système économique libéral tel que le souhaitent M. [Friedrich] von Hayek ou M. Jacques Ruff, il faudrait la dictature politique ». C’est d’ailleurs ce qui s’est passé au Chili d’Augusto Pinochet, bien conseillé par les « libéraux » de l’École de Chicago… Un régime à la fois libéral… et en même temps illibéral, donc ? Avec les liberticides, on en perd son latin.

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Notes

[1] Ainsi se définissait-il dans son manifeste Révolution (2016), précisant « si par libéralisme on entend confiance en l’homme ».

[2] « La méfiance de Lippmann à l’égard de l’opinion publique reposait sur la distinction épistémologique entre vérité et simple opinion. Dans sa conception, la vérité surgissait d’une enquête scientifique désintéressée ; tout le reste était idéologie », précise ainsi Christopher Lasch dans La révolte des élites (1996, Climats). Aussi, Lippmann envisageait-il le journalisme comme devant non pas encourager le débat mais fournir des informations pour permettre aux décisionnaires politiques et économiques d’administrer pour ainsi dire scientifiquement la société et l’économie. On reconnaît les grandes lignes – libérales, darwinistes – d’un imaginaire contemporain : élites contemporaines revendiquant l’expertise, la nécessité de faire la « pédagogie » ou le mythe du journalisme « objectif ».

[3] Il emploie l’expression en 1922 dans Public Opinion. Lire aussi La Fabrique du consentement (1988), de Noam Chomsky et Eward S. Herman, éd. Agone.

[4] Cité par Bruno Amable, in Le néolibéralisme, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2023.

[5] Si ce prix est souvent abrégé en « prix Nobel d’économie », il faut toujours rappeler qu’Alfred Nobel n’avait jamais créé un tel prix, qu’il est né en 1968 et s’intitule en réalité « Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel ».

[6] Le prisme économiste peut aller jusqu’à affirmer par exemple, dans le cas de George Stigler, dans un article de 1992 dans le Journal of Law and Economics, que « la politique n’est qu’un marché de plus, constitué d’acheteurs et de vendeurs de législation ».

[7] Le libéralisme. Textes choisis et présentés, Mikaël Garandeau, Flammarion, 1998.

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Annexe

voir aussi sur notre site : l’idéologie démocratique du capitalisme. https://www.gauchemip.org/spip.php?...


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