Rosa Luxemburg, moderne au-delà du mythe

mardi 16 août 2022.
 

Souvent invoquée sur des bases biographiques, la pensée politique et économique de l’autrice révolutionnaire assassinée en janvier 1919 est peu connue. Notre époque a pourtant beaucoup à apprendre de ses écrits. Premier volet de notre série « Les penseurs oubliés de la gauche ».

A priori, Rosa Luxemburg n’est guère une figure oubliée de la gauche. Elle est omniprésente dans l’imaginaire progressiste, à l’image du Che Guevara ou d’autres martyrs révolutionnaires. Mais ce qui prédomine, c’est d’abord le mythe. Celui de la femme qui sait s’imposer et résister dans le monde très masculin de la social-démocratie d’avant-guerre ; celui de la militante de la paix qui n’hésite pas à risquer sa liberté ; celui, enfin, de la martyre révolutionnaire assassinée par les milices nationalistes avec la bénédiction des réformistes.

Cette image laisse cependant dans le flou la pensée riche de Rosa Luxemburg, qui a longtemps subi le discrédit imposé par la pensée officielle soviétique. Le « luxemburgisme » était une déviance ridiculisée par les bolcheviks et leurs adversaires « bourgeois », qui se sont volontiers alignés sur cette opinion.

Les mouvements des années 1960 et 1970 ont parfois puisé leur inspiration dans les textes de « Rosa la rouge » et, depuis, certains auteurs, comme Michael Löwy, ont utilisé ses textes comme sources de réflexion. Mais son influence intellectuelle sur la gauche politique contemporaine reste cependant extrêmement faible.

Or, depuis quelques années, ses textes sont à nouveau disponibles et discutés (voir la bibliographie dans les annexes de cet article). Et ils révèlent que Rosa Luxemburg est incontestablement une source importante pour saisir notre époque et ses enjeux, mais aussi pour définir une stratégie. Évidemment, le contexte dans lequel ses textes ont été écrits n’a plus grand-chose à voir avec le nôtre, si ce n’est que le système politique et économique dominant reste proche. Il y a donc un travail de « traduction » et d’« adaptation » à réaliser. Mais pour le faire, il faut dépasser le mythe.

Bien sûr, il n’est pas question de décrire ici l’intégralité et la complexité de la pensée de Rosa Luxemburg. On se contentera de mettre en avant quelques éléments qui nous semblent pertinents pour la situation économique et politique actuelle.

Une pensée économique pas si dépassée

La grande œuvre de Rosa Luxemburg, celle dont elle était le plus fière, c’est son ouvrage économique majeur, L’Accumulation du capital, publié en 1913. C’est un texte qui s’appuie sur une lecture très contestée des schémas de reproduction du capital du livre 2 du Capital de Marx. Pour Luxemburg, le schéma de reproduction élargie, qui décrit la possibilité d’une accumulation du capital, n’est possible que si les capitalistes s’appuient sur un « extérieur », des sociétés non capitalistes qu’ils exploitent et, en même temps, intègrent dans le capitalisme.

Ce « métabolisme » détruit les sociétés dont il a besoin. Une fois le monde entier soumis au capitalisme, le système est voué à l’effondrement. Un effondrement qui laissera la place au socialisme, mais non sans heurts ni conflits. L’exacerbation des impérialismes, jusqu’à la guerre, en est le symptôme.

Si le capitalisme vit des formations et structures non capitalistes, il vit plus précisément de la ruine de ces structures.

Rosa Luxemburg

Aujourd’hui, les fondements théoriques de la thèse de Luxemburg ont été largement rejetés, y compris par l’immense majorité des marxistes. Mais ce défaut initial n’invalide pas l’intégralité de l’analyse. Bien au contraire, il semble que sa lecture soit plus que jamais utile.

D’abord, elle permet de décrire les effets de l’expansion capitaliste dont notre monde est le point culminant. En se déployant, le système économique intègre ce qui lui est étranger et le détruit. « Si le capitalisme vit des formations et structures non capitalistes, il vit plus précisément de la ruine de ces structures », écrit-elle. Nul besoin d’accepter le cœur de la thèse de Luxemburg pour reconnaître cette vérité. Dans son processus d’accumulation, le capitalisme tend à trouver sans cesse de nouveaux marchés à intégrer, géographiquement ou dans d’autres domaines de la vie.

Dans ce cadre, la critique de Luxemburg permet de comprendre plusieurs éléments centraux du capitalisme contemporain. Ses pages sur la colonisation de l’Inde ou de l’Algérie, très puissantes, ne sont pas seulement des réponses au retour actuel des défenseurs du colonialisme comme mode de développement, tel Éric Zemmour, par exemple. Elles constituent aussi une réponse à la thèse centrale de la défense de la mondialisation néolibérale comme voie suprême de développement.

La métabolisation du secteur public

Des auteurs comme Steven Pinker, applaudi par les milieux patronaux, ont pu défendre l’idée que la mondialisation avait fait disparaître la pauvreté. Mais comme l’a souligné Jason Hickel, cette thèse s’appuie sur la seule « pauvreté monétaire » et fait l’impasse sur l’ensemble des destructions qu’elle a produites en termes de solidarité collective et de modes de vie non marchands. Rosa Luxemburg décrit justement ce phénomène de marchandisation par destruction.

C’est un point essentiel au moment où le capitalisme est mondialisé mais où l’internationalisme a quasiment disparu. Derrière la mise en concurrence des travailleurs du monde entier, il y a aussi une destruction des modes de vie anciens. Les victimes de la mondialisation sont alors partout dans la classe des travailleurs et travailleuses. En être conscient offre des arguments contre tout arbitrage entre les conditions des uns et des autres. Opposer l’internationalisme à la mondialisation permet de résoudre ces contradictions. Or, précisément, Rosa Luxemburg offre, là aussi, des perspectives, on le verra.

Dans cette vision, un autre « extérieur » attaqué par le capitalisme saute aux yeux contemporains : les formes de socialisation que sont les éléments d’État-providence issus de l’après-guerre. « On peut considérer qu’il existe le même type d’interaction entre le secteur capitaliste et les services publics et la sécurité sociale qu’entre ce que décrit Rosa Luxemburg avec les secteurs précapitalistes », explique Ulysse Lojkine, doctorant en philosophie et en économie, qui participe à l’établissement des œuvres complètes de Rosa Luxemburg. Dès lors, l’offensive néolibérale de marchandisation des secteurs publics (qu’on appelle souvent « modernisation ») peut se comprendre dans la logique du « métabolisme » décrit par Luxemburg.

Les services publics sont progressivement gérés comme des entités capitalistes et perdent de ce fait leur caractère « extérieur ». L’hôpital public applique une tarification à l’acte qui implique des stratégies « marketing » et des logiques de financement : progressivement il est intégré, en dépit même de son caractère formellement « public », dans la sphère capitaliste et il y perd sa vocation de service public universel. Le capitalisme peut survivre longtemps, mais il est destructeur.

La notion « d’effondrement » du capitalisme est souvent très critiquée, y compris dans les milieux marxistes, qui y voient une forme de fatalisme supposant la passivité. Mais Rosa Luxemburg ne voyait nullement dans cette perspective une raison d’abandonner la lutte, bien au contraire. L’effondrement du capitalisme ne peut être la condition du socialisme que parce qu’il se produit face à des masses mûres pour y parvenir. Il n’y a aucun automatisme, ici.

On aurait tort, en réalité, de repousser d’un revers de main cette idée de l’effondrement. Le terme, certes, a une saveur un peu mystique qui n’est pas du meilleur goût. Mais ce dont il s’agit, c’est une forme d’épuisement du capitalisme, une incapacité à poursuivre l’accumulation sans fin. Cet épuisement ne prend donc pas forcément une forme cataclysmique. Il peut aussi s’agir d’une immense crise économique dont le système ne peut plus sortir et qui a des conséquences sociales, politiques et militaires considérables. On est alors loin du millénarisme : le capitalisme peut survivre longtemps dans un tel contexte, mais il est destructeur.

Or qu’observe-t-on actuellement ? Depuis 50 ans, le capitalisme s’est répandu sur la quasi-totalité de la planète, a rongé de plus en plus les formes de socialisation issues des Trente Glorieuses, et, en même temps, a perdu de plus en plus de vitesse. Il est progressivement devenu plus difficile pour lui de dégager de la croissance et les crises se succèdent à un rythme de plus en plus marqué. Serait-on si éloigné de la vision de Rosa Luxemburg ?

En réalité, il n’est pas nécessaire de valider les prémices de la pensée de l’intellectuelle polonaise pour s’en convaincre. D’autres tendances marxistes permettent d’expliquer ce phénomène, notamment celle qui, après Henryk Grossmann et Paul Mattick, insiste sur la baisse du taux de profit ou celle qui, au contraire, avec Robert Brenner, l’explique par une sous-consommation chronique due à la suraccumulation productive.

Et à la fin, les dépenses militaires remontent

Dans la postface à la dernière édition en français de L’Accumulation du capital, Mylène Gaulard et Loren Goldner estiment que la pensée de Luxemburg permet de réconcilier ces deux visions et de mieux comprendre notre époque. Selon elles, l’autrice « ne se situe pas dans l’opposition à la thèse de Marx sur la suraccumulation du capital dans l’appareil productif et la baisse tendancielle du taux de profit ». Elles jugent même que cette pensée permet de réconcilier les deux courants qui correspondent à deux aspects de la crise : « Le mode de développement capitaliste est parvenu à un stade où ni la baisse des salaires pour redresser le taux de profit ni leur hausse ne constituent en elles-mêmes des solutions pour relancer durablement la croissance et l’accumulation », expliquent-elles.

Rosa Luxemburg permet donc de saisir au mieux la situation actuelle du capitalisme contemporain et ses impasses. Les deux postfacières soulignent d’ailleurs combien cette analyse est moderne. Car face à ce blocage, le seul relais de croissance possible devient l’augmentation des dépenses militaires. On l’avait déjà vu avec la course à l’armement des années 1980, mais on y assiste à nouveau avec évidence. L’agression russe en Ukraine, suivie par le réarmement massif de l’Allemagne (annoncé) et des États-Unis (en cours), semble suivre tragiquement la vision luxemburgiste. Sans doute avait-elle anticipé trop tôt la crise ultime du capitalisme, mais sa théorie de l’impérialisme est d’une étonnante actualité.

Celle qui a été une pacifiste acharnée et une opposante absolue à « l’Union sacrée » invite-t-elle alors à une position campiste dans la situation actuelle ? Sans doute est-ce impossible et un peu vain de chercher à répondre à cette question. Mais la pensée de Rosa Luxemburg permet toujours de remettre le conflit militaire dans le contexte économique. La guerre n’est pas que le produit d’une « folie » des hommes ou de dirigeants avides de pouvoir, elle est aussi et d’abord le fruit de ce contexte.

La question décisive pour Luxemburg était celle de savoir comment allait se dérouler l’extension violente, toujours possible, du capitalisme.

Michael Krätke

Si la guerre ressurgit au cœur de l’Europe, c’est d’abord un symptôme de l’épuisement que l’on a décrit plus haut. En être conscient ne signifie pas chercher à dédouaner l’agresseur et encore moins à le soutenir. C’est d’abord chercher à trouver une vraie « solution » qui répondra aux causes les plus profondes. Ulysse Lojkine rappelle ainsi que Rosa Luxemburg avait clairement dénoncé l’agression et le projet impérialiste allemand comme cause de la Première Guerre mondiale tout en rappelant que cette action se produisait dans un contexte structurel de concurrence impérialiste où chaque puissance jouait aussi sa partition.

Rosa Luxemburg permet donc de mieux comprendre notre monde. Dans un texte récent publié dans un numéro spécial consacré à Rosa Luxemburg de la revue Actuel Marx, Michael Krätke résume parfaitement cette utilité : « La question décisive pour Luxemburg était donc celle de savoir comment allait se dérouler l’extension violente, toujours possible, du capitalisme […] et comment le capitalisme pouvait se développer et se transformer à nouveau une fois devenu le mode de production dominant à l’échelle mondiale. »

Et de conclure : « Cette question se pose aujourd’hui pour nous de manière plus pressante encore que ce n’était le cas à l’époque de Rosa Luxemburg. » Évidemment, il y a une « traduction » historique à effectuer pour remettre cette pensée en contexte, pour en corriger certains points. Mais ce travail ne peut que nous aider à comprendre et, partant, à résoudre les impasses de notre temps.

Un guide pour l’action

Car, comme on l’a souligné, la perspective de l’effondrement capitaliste n’induit pas la passivité, mais bien plutôt l’intensification de l’action. Cette action est d’ailleurs au cœur de la pensée de la militante révolutionnaire. La pensée luxemburgiste est donc aussi une pensée politique centrée sur la recherche d’une voie menant au dépassement du capitalisme. C’est ce que l’on a pu appeler une « Realpolitik révolutionnaire ».

Ce choix n’est pas anodin, il est précisément issu de ce que l’on a décrit ci-dessus. Si le capitalisme est dans l’impasse, sa survie se fera au prix de désastres perpétuels pour les travailleurs. Il faut donc construire une voie de sortie rapidement pour répondre à ce choix que Rosa Luxemburg avait posé et qui est plus que jamais d’actualité : « socialisme ou barbarie ».

C’est en ce sens que sa pensée devient plus que jamais nécessaire pour la gauche contemporaine, puisque cette dernière est en effet confrontée à un capitalisme en crise structurelle. Mais quelle voie propose Rosa Luxemburg, concrètement ? Il faut parvenir à la saisir à travers les grands débats de l’époque, auxquels elle a activement participé, qui peuvent paraître abstraits et étrangers à notre temps, mais qui sont d’une grande actualité.

La révolutionnaire trace en effet, à travers trois textes, Réforme sociale ou révolution (1899), Grève de masse, parti et syndicats (1906) et enfin La Révolution russe (1918), une voie originale dans la pratique sociale-démocrate.

Le premier point est celui du refus du réformisme, contre les propositions d’Eduard Bernstein. Ce dernier avait, dans Les Présupposés du socialisme et la tâche de la social-démocratie, publié en 1898, proposé d’abandonner toute ambition révolutionnaire. Son point de départ était celui de nombreux progressistes d’aujourd’hui : le capitalisme ne s’effondrant pas, il est plus utile pour les travailleurs de construire le socialisme dans le capitalisme. Pour cela, il faut participer aux gouvernements, si nécessaire en alliance avec les partis « bourgeois », pour modifier de l’intérieur le système économique.

Cette Rossinante fourbue sur laquelle tous les Don Quichotte de l’histoire ont galopé vers la grande réforme du monde

Rosa Luxemburg, à propos du réformisme

Rosa Luxemburg rejette la vision de Bernstein, fondée sur la morale néo-kantienne de la lutte contre « l’injustice », selon elle un idéalisme vain, une véritable « utopie ». « Nous en revenons donc au principe de la justice, écrit-elle, à ce vieux cheval de bataille que, depuis des millénaires, chevauchent tous les réformateurs du monde entier […], à cette Rossinante fourbue sur laquelle tous les Don Quichotte de l’histoire ont galopé vers la grande réforme du monde, pour revenir déconfits avec un œil au beurre noir. »

Ce que Rosa Luxemburg critique fondamentalement dans le réformisme de Bernstein, c’est de penser que régler, par des réformes, la question de la répartition sera chose suffisante. Pour elle, cette politique corrective fondée sur des grands principes est une tâche de Sisyphe. Sans modification du mode de reproduction du capital, donc du mode de production capitaliste, les « injustices » sont vouées à réapparaître immanquablement. Et finalement, le capitalisme continue son train d’enfer, rendant la tâche réformiste de plus en plus difficile et vaine.

Cette analyse frappe aujourd’hui par sa justesse. Si le New Deal états-unien et les avancées de la social-démocratie européenne des années 1945-1965 avaient pu laisser penser que Bernstein avait raison, le retour de bâton du néolibéralisme et la pression croissante sur le travail depuis la crise de 2008 redonnent de l’importance à l’analyse de Rosa Luxemburg. Le réformisme n’avait obtenu qu’une victoire temporaire après la crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale, victoire par ailleurs nécessaire à l’accumulation capitaliste désormais fondée sur la consommation de masse.

La social-démocratie ne s’est pas « arrêtée » dans les années 1970, elle a poursuivi son adaptation au régime capitaliste.

Mais une fois que l’accumulation a, à nouveau, connu des difficultés, le réformisme a dû abandonner ses ambitions, devenir au mieux défensif, au pire acteur du détricotage de ce qu’elle avait construit. Vouloir sortir du néolibéralisme par la voie réformiste apparaît donc impossible et vain. On voit pourtant se développer un vaste mouvement pour un retour à ce chemin, mené d’abord par Thomas Piketty qui, dans son dernier ouvrage, défend l’idée de « reprendre la social-démocratie là où elle s’est arrêtée, en 1974 » et invite à relancer une politique de redistribution sociale.

Mais la social-démocratie ne s’est pas « arrêtée » dans les années 1970, elle a poursuivi son adaptation au régime capitaliste, donc aux nécessités de l’accumulation. C’est en cela que l’analyse de Rosa Luxemburg permet, encore aujourd’hui, de lever le voile sur l’utopie réformiste au sein même de la gauche.

Pour autant, et c’est sa particularité, Rosa Luxemburg est aussi fondamentalement attachée à l’idée de démocratie et aux libertés individuelles. Mieux même, dans son débat avec les bolcheviks après la suppression de l’Assemblée constituante russe par ces derniers, elle considère nécessaire de maintenir les institutions parlementaires aux côtés des conseils de travailleurs.

Certes, elle ne se fait guère d’illusions sur le parlementarisme bourgeois, à la différence d’un Bernstein. Au début du XXe siècle, elle critique fortement la logique « participative » des socialistes français qui ont accepté qu’un d’entre eux, Alexandre Millerand, entre au gouvernement Waldeck-Rousseau (il deviendra un des politiques les plus conservateurs de France dans les années 1920, démissionnant de son poste de président de la République après la victoire du Cartel des gauches en 1924, donnant ainsi encore raison à Rosa Luxemburg). Pour elle, les Français ont accepté de rejoindre « le marécage paisible […] d’un parlementarisme sénile ».

« Spontanéité des masses »

Pour Rosa Luxemburg, il n’y a pas de révolution possible par la voie parlementaire. Mais il n’y a pas non plus de révolution possible sans une adhésion majoritaire des masses. La « conquête révolutionnaire sera démocratique, non parce qu’elle se réalisera dans le cadre des institutions de la démocratie bourgeoise, mais parce qu’elle sera l’action collective de la grande majorité populaire », résume Michael Löwy dans un texte de 2016 publié dans la revue des éditions Agone.

Cette vision l’amène donc aussi à être fortement opposée à toute voie « blanquiste » visant à la prise de pouvoir par une minorité agissante. Et c’est ce qu’elle détecte dans la démarche bolchevik en 1918.

Contrairement à la légende construite par ses adversaires, Rosa Luxemburg n’est pas « spontanéiste » au sens où il suffirait d’attendre le moment où les masses deviendraient révolutionnaires passivement.

Pour elle, l’adhésion des masses se construit d’abord par la pratique de ces dernières, notamment à travers la « grève de masse ». C’est la leçon qu’elle a retenue de la révolution russe de 1905, un moment qui l’a frappée par la transformation même de la population. « Elle y a vu un épisode clé de politisation des masses par l’événement lui-même », explique Alice Vincent, doctorante en philosophie qui travaille à la traduction des oeuvres complètes de Rosa Luxembourg avec Ulysse Lojkine et a écrit avec lui un livre de présentation, Découvrir Luxemburg (éditions sociales, 2021).

Mais cette « spontanéité des masses » n’est ni automatique, ni indépendante des conditions politiques. Contrairement à la légende construite par ses adversaires, Rosa Luxemburg n’est pas « spontanéiste » au sens où il suffirait d’attendre le moment où les masses deviendraient révolutionnaires passivement. Cette spontanéité se construit par l’action de terrain, autour des syndicats, et s’entretient par le débat démocratique dans lequel la gauche politique doit jouer le rôle d’aiguillon.

Pour un « espace public prolétarien »

Le parti doit donc aider à cette construction et le Parlement peut alors être, non pas un moyen d’améliorer le sort des masses comme le prétendait Bernstein, mais une tribune pour les idées socialistes capable de soutenir les masses et de leur offrir un relais. « Une des plus grandes craintes de Rosa Luxemburg, c’est la déconnexion du parti des masses de travailleurs », explique Alice Vincent. Son rôle est, alors, ajoute-t-elle, d’aider les masses « à s’auto-former ». Cela a d’ailleurs été une des tâches majeures de Rosa Luxemburg au sein de la social-démocratie allemande : assurer des cours d’économie aux ouvriers. Le parti et son groupe parlementaire doivent donc toujours éviter tout surplomb.

C’est aussi dans ce cadre que l’on doit comprendre l’importance des libertés publiques et le rôle des parlementaires de gauche pour Rosa Luxemburg. Isabel Loureiro, dans un texte publié dans la revue Agone déjà citée, explicite cette démarche : « La défense que Rosa Luxemburg fait des libertés démocratiques ne signifie pas un retour au libéralisme […] mais un élément fondamental dans la constitution d’un “espace public prolétarien” où les couches populaires ont la possibilité de participer amplement à la construction d’une société libre et égalitaire. »

C’est aussi pour cette raison que Rosa Luxemburg ne rejette pas les formes de la démocratie, qui n’est bourgeoise que parce que le système économique est capitaliste. Ces formes ne sont pas en soi bourgeoises, la preuve en est que, dès que le pouvoir bourgeois est en danger, il s’en débarrasse rapidement.

C’est d’ailleurs là encore un signe de la modernité de Rosa Luxemburg que d’avoir su mettre en avant la possibilité d’un libéralisme autoritaire pour défendre le capitalisme au sein de son instabilité. Une possibilité que l’on peut aujourd’hui observer avec évidence : partout, « démocratie » et autoritarisme se mêlent sur fond de crise structurelle du capitalisme.

La démocratie et sa défense peuvent donc être utilisées contre le système à condition de s’inscrire dans une démarche globale de contestation du capitalisme. C’est pourquoi Rosa Luxemburg a défendu en 1918 la dualité du pouvoir entre Parlement classique et conseils de travailleurs.

La démarche révolutionnaire de l’autrice est donc à la fois exigeante et complexe. Elle s’appuie sur une dialectique entre les conditions existantes et l’acquisition d’une conscience par une pratique de la lutte et des idées. Dans ce cadre, l’existence d’un groupe parlementaire conséquent est une donnée importante : elle permet de soutenir les actions de masse et d’orienter le débat démocratique, mais c’est un outil parmi d’autres qui ne saurait se suffire à lui-même.

Dans la situation actuelle, Rosa Luxemburg a donc quelque chose à nous dire sur l’organisation et la stratégie de la gauche. Elle permet de replacer dans un rôle réduit et limité la démarche électorale et parlementaire. Si elle est un élément important des luttes en permettant de disposer d’une tribune, elle ne saurait être une fin en soi. Une victoire parlementaire ou présidentielle ne saurait suffire et le faire croire serait signe de défaite parce qu’elle ouvrirait la voie à une passivité des masses qui laisserait le gouvernement de gauche seul face aux forces du capital, comme en 1981-1983.

Le dépassement du capitalisme doit donc se construire par le bas, par la pratique de la lutte sociale qui permet d’éveiller la conscience des conditions historiques des rapports sociaux. Syndicats et partis ont pour mission d’accompagner, d’encourager et d’amplifier ces pratiques. On ne peut s’empêcher de penser que la poussée inflationniste actuelle et les luttes pour les salaires qu’elle entraîne peuvent jouer ce rôle. Mais il ne peut y avoir de « fabrique de la révolution », comme le souligne Isabel Loureiro, « parce qu’elle conduit à la substitution des masses populaires ».

Dans un moment où les masses populaires sont encore très largement coupées de la gauche, la pensée de Rosa Luxemburg est donc utile et vivifiante. Elle impose une démarche : celle de reconnecter l’action politique et sociale par un travail de terrain et des échanges constants entre les luttes et les élus, mais aussi celle de mener la bataille des idées avec détermination pour la construction d’un nouvel espace public. La tâche est considérable, mais plus d’un siècle après sa mort, Rosa Luxemburg doit rester une source d’inspiration centrale de la gauche.

Romaric Godin


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message