La critique de la démocratie bourgeoise chez Rosa Luxemburg – Sur la dialectique de l’État bourgeois

jeudi 7 mars 2013.
 

L’approche éminemment dialectique de l’État bourgeois et de ses formes démocratiques chez Rosa Luxemburg lui permet d’échapper aussi bien aux approches sociales-libérales (Bernstein !) qui nient son caractère bourgeois, qu’à celles d’un certain marxisme vulgaire, qui ne prennent pas en compte l’importance de la démocratie.

Fidèle à la théorie marxiste de l’État, Rosa Luxemburg insiste sur son caractère d’« État de classe ». Mais elle ajoute immédiatement : « Il faut prendre cette affirmation non pas dans un sens absolu et rigide, mais dans un sens dialectique. » Que veut dire cela ?

D’une part, que l’État « assume sans doute des fonctions d’intérêt général dans le sens du développement social » ; mais en même temps qu’il ne le fait que « dans la mesure où l’intérêt général et le développement social coïncident avec les intérêts de la classe dominante ». L’universalité de l’État est donc sévèrement limitée et, dans une large mesure, niée par son caractère de classe [1].

Un autre aspect de cette dialectique c’est la contradiction entre la forme démocratique et le contenu de classe : « Les institutions formellement démocratiques ne sont, quant à leur contenu, que des instruments des intérêts de la classe dominante. » Mais elle ne se limite pas à cette constatation, qui est un locus classique du marxisme ; non seulement elle ne méprise pas la forme démocratique, mais elle montre que celle-ci peut entrer en opposition avec le contenu bourgeois : « On en a des preuves concrètes : dès que la démocratie a tendance à nier son caractère de classe et à se transformer en instrument des véritables intérêts du peuple, les formes démocratiques elles-mêmes sont sacrifiées par la bourgeoisie et par sa représentation d’État [2]. » L’histoire du XXe siècle est traversée d’un bout à l’autre d’exemples de ce genre de « sacrifice », depuis la guerre civile en Espagne jusqu’au coup d’État de 1973 au Chili ; ce ne sont pas des exceptions, mais plutôt la règle. Rosa Luxemburg avait prévu, avec une acuité impressionnante, dès 1898, ce qui allait se passer tout au long du siècle suivant.

Dialectique de l’État bourgeois

Contre la vision idyllique de l’histoire comme « Progrès » ininterrompu, comme évolution nécessaire de l’humanité vers la démocratie et, surtout, contre le mythe d’un lien intrinsèque entre capitalisme et démocratie, elle oppose une analyse sobre et sans illusions de la diversité des régimes politiques :

« Le développement ininterrompu de la démocratie que le révisionnisme, à l’instar du libéralisme bourgeois, prend pour la loi fondamentale de l’histoire humaine, ou du moins de l’histoire moderne, se révèle, quand on l’examine de près, comme un mirage. On ne peut établir de rapports universels et absolus entre le développement du capitalisme et la démocratie. Le régime politique est chaque fois le résultat de l’ensemble des facteurs politiques aussi bien internes qu’externes ; à l’intérieur de ces limites il présente tous les différents degrés de l’échelle depuis la monarchie absolue jusqu’à la république démocratique [3] ».

Ce qu’elle ne pouvait pas prévoir, bien entendu, ce sont des formes étatiques autoritaires bien pires que les monarchies : les régimes fascistes et les dictatures militaires, qui se sont développés dans les pays capitalistes – aussi bien du centre que de la périphérie – tout au long du XXe siècle. Mais elle a le mérite d’être une des rares, dans le mouvement ouvrier et socialiste, à se méfier de l’idéologie du Progrès, commune aux libéraux bourgeois et à une bonne partie de la gauche, et à mettre en évidence la parfaite compatibilité du capitalisme avec des formes politiques radicalement anti-démocratiques. (…)

Non seulement il n’y a pas d’affinité particulière entre la bourgeoisie et la démocratie, mais souvent c’est en lutte contre cette classe que les avancées démocratiques ont lieu :

« En Belgique enfin, la conquête démocratique du mouvement ouvrier, le suffrage universel, est un effet de la faiblesse du militarisme et par conséquent de la situation géographique et politique particulière de la Belgique et surtout, ce « morceau de démocratie » est acquis non pas par la bourgeoisie, mais contre elle [4]. »

Est-ce seulement le cas de la Belgique, ou plutôt une tendance historique générale ? Rosa Luxemburg semble pencher pour la deuxième hypothèse, considérant que la seule garantie de la démocratie, c’est la force du mouvement ouvrier :

"Le mouvement ouvrier socialiste est aujourd’hui le seul soutien de la démocratie, il n’en existe pas d’autres. On verra alors que ce n’est pas le sort du mouvement socialiste qui est lié à la démocratie bourgeoise, mais inversement celui de la démocratie qui est lié au mouvement socialiste. On constatera que les chances de la démocratie ne sont pas liées au fait que la classe ouvrière renonce à la lutte pour son émancipation, mais au contraire au fait que le mouvement socialiste sera assez puissant pour combattre les conséquences réactionnaires de la politique mondiale et de la trahison de la bourgeoisie.

Quiconque souhaite le renforcement de la démocratie devra souhaiter également le renforcement et non pas l’affaiblissement du mouvement socialiste ; renoncer à la lutte pour le socialisme, c’est renoncer en même temps au mouvement ouvrier et à la démocratie elle-même [5]."

En d’autres termes : la démocratie est, aux yeux de Rosa Luxemburg, une valeur essentielle que le mouvement socialiste doit sauver de ses adversaires réactionnaires, parmi lesquels se trouve la bourgeoisie, toujours prête à trahir ses proclamations démocratiques si ses intérêts l’exigent. (…)

La surprenante affirmation selon laquelle le sort de la démocratie est lié à celui du mouvement ouvrier et socialiste a été elle aussi confirmée par l’histoire des décennies suivantes : la défaite de la gauche socialiste – à cause de ses divisions, de ses erreurs ou de sa faiblesse – en Italie, en Allemagne, en Autriche, en Espagne, a conduit au triomphe du fascisme, avec le soutien des principales forces de la bourgeoisie, et à l’abolition de toute forme de démocratie pendant de longues années (en Espagne, pendant des décennies).

Le rapport entre le mouvement ouvrier et la démocratie est éminemment dialectique : la démocratie a besoin du mouvement socialiste et, vice versa, la lutte du prolétariat a besoin de la démocratie pour se développer :

« La démocratie est peut-être inutile, ou même gênante pour la bourgeoisie aujourd’hui ; pour la classe ouvrière, elle est nécessaire, voire indispensable. Elle est nécessaire, parce qu’elle crée les formes politiques (auto-administration, droit de vote, etc.) qui serviront au prolétariat de tremplin et de soutien dans sa lutte pour la transformation révolutionnaire de la société bourgeoise. Mais elle est aussi indispensable parce que c’est seulement en luttant pour la démocratie et en exerçant ses droits que le prolétariat prendra conscience de ses intérêts de classe et de ses tâches historiques [6]. »

La formulation de Rosa Luxemburg est complexe. Dans un premier moment, elle semble affirmer que c’est grâce à la démocratie que la classe ouvrière peut lutter pour transformer la société. Cela voudrait-il dire que dans les pays non démocratiques cette lutte n’est pas possible ? Au contraire, insiste la révolutionnaire polonaise, c’est dans la lutte pour la démocratie que la conscience de classe se développe. Elle pense sans doute à des pays comme la Russie tsariste – y compris la Pologne – où la démocratie n’existe pas encore, et où la conscience révolutionnaire s’éveille précisément dans le combat démocratique. C’est ce qu’on verra, peu d’années plus tard, lors de la révolution russe de 1905. Mais elle pense aussi, probablement, à l’Allemagne wilhelmienne, où la lutte pour la démocratie est loin d’être achevée, et trouve dans le mouvement socialiste son principal sujet historique. En tout cas, loin de mépriser les « formes démocratiques », qu’elle distingue de leur instrumentalisation et manipulation bourgeoises, elle associe étroitement leur destin à celui du mouvement ouvrier.

Quelles sont donc les formes démocratiques importantes ? En 1898, elle en mentionne surtout trois : le suffrage universel, la république démocratique, l’auto-administration ; plus tard – par exemple, au sujet de la révolution russe en 1918 – elle ajoutera les libertés démocratiques : liberté d’expression, de presse, d’organisation. Quid du Parlement ? Rosa Luxemburg ne refuse pas la représentation démocratique en tant que telle, mais se méfie du parlementarisme dans sa forme du moment : elle le considère comme « un instrument spécifique de l’État de classe bourgeois, un moyen de faire mûrir et de développer les contradictions capitalistes [7] ». Elle reviendra sur ce débat peu d’années plus tard, dans des articles polémiques contre Jaurès et les socialistes français, qu’elle accusera de vouloir arriver au socialisme en passant par « le marécage paisible […] d’un parlementarisme sénile ». La dégradation de cette institution se révèle dans sa soumission au pouvoir exécutif : « L’idée, en elle-même rationnelle, que le gouvernement ne doit pas cesser d’être l’instrument de la majorité de la représentation populaire, est renversée en son contraire par la pratique du parlementarisme bourgeois : à savoir la dépendance servile de la représentation populaire à la survie du présent gouvernement. » Elle salue, dans ce contexte, les socialistes révolutionnaires français qui ont compris que l’action législative au Parlement – utile pour arracher quelques lois favorables aux travailleurs – ne peut pas se substituer à l’organisation du prolétariat pour la conquête, par des moyens révolutionnaires, du pouvoir politique [8].

Les contradictions de la démocratie bourgeoise : militarisme, colonialisme

Les démocraties bourgeoises « réellement existantes » se caractérisent par deux dimensions profondément anti-démocratiques, étroitement liées : le militarisme et le colonialisme. Dans le premier cas, il s’agit d’une institution, l’Armée, hiérarchique, autoritaire et réactionnaire, qui constitue une sorte d’État absolutiste au sein de l’État démocratique. Dans le deuxième, il s’agit de l’imposition, par la force des armes, d’une dictature aux peuples colonisés par les empires occidentaux. Comme le rappelle Rosa Luxemburg dans Réforme ou révolution ?, son caractère de classe oblige l’État bourgeois, même démocratique, à accentuer toujours plus son activité coercitive dans des domaines qui ne servent que les intérêts de la bourgeoisie, « à savoir le militarisme et la politique douanière et coloniale [9] ». La dénonciation de cette « activité coercitive », militariste et impérialiste, va être un des principaux axes de la critique adressée par Rosa Luxemburg à l’État bourgeois.

Du point de vue capitaliste, « le militarisme est actuellement devenu indispensable à un triple point de vue : 1) Il lui sert à défendre des intérêts nationaux en concurrence contre d’autres groupes nationaux ; 2) il constitue un domaine d’investissement privilégié, tant pour le capital financier que pour le capital industriel ; et 3) il lui est utile à l’intérieur pour assurer sa domination de classe sur le peuple travailleur. […] Deux traits spécifiques caractérisent le militarisme actuel : c’est d’abord son développement général et concurrent dans tous les pays ; on le dirait poussé à s’accroître par une force motrice interne et autonome : phénomène encore inconnu il y a quelques décennies ; c’est ensuite le caractère fatal, inévitable de l’explosion imminente, bien que l’on ignore l’occasion qui la déclenchera, les États qui seront d’abord touchés, l’objet du conflit et toutes les autres circonstances [10]. »

Comme on le voit, Rosa Luxemburg avait prévu, dès 1898, une guerre mondiale suscitée par la concurrence entre puissances capitalistes nationales et par la dynamique incontrôlable du militarisme. C’est encore une de ces intuitions fulgurantes qui traversent le texte de Réforme ou révolution ?, même si elle ne pouvait pas, bien entendu, prévoir « les circonstances » du conflit.

Militarisme à l’intérieur et expansion coloniale à l’extérieur sont étroitement liés et conduisent à un déclin, une dégradation, une dégénérescence de la démocratie bourgeoise :

« À cause du développement de l’économie mondiale, de l’aggravation et de la généralisation de la concurrence sur le marché mondial, le militarisme et le marinisme, instruments de la politique mondiale, sont devenus un facteur décisif de la vie extérieure et intérieure des grands États. Cependant si la politique mondiale et le militarisme représentent une tendance ascendante de la phase actuelle du capitalisme, la démocratie bourgeoise doit alors logiquement entrer dans une phase descendante. En Allemagne, l’ère des grands armements, qui date de 1893, et la politique mondiale inaugurée par la prise de Kiao-Tchéou [11], ont eu pour compensation deux sacrifices payés par la démocratie bourgeoise : la décomposition du libéralisme, et le passage du Parti du Centre de l’opposition au gouvernement [12]. »

L’analyse de Rosa Luxemburg est plus ample encore : elle se rend compte que le poids croissant de l’Armée dans la vie politique des démocraties bourgeoises résulte non seulement de la concurrence impérialiste mais aussi d’un facteur interne aux sociétés bourgeoises : la montée des luttes ouvrières. Dans un article antimilitariste de 1914, elle met en évidence deux tendances profondes qui renforcent la prépondérance politique des institutions militaires dans les États bourgeois :

« Ces deux tendances sont, d’un côté, l’impérialisme qui entraîne un grossissement massif de l’armée, le culte de la violence militaire sauvage et une attitude dominatrice et arbitraire du militarisme vis-à-vis de la législation ; de l’autre côté, le mouvement ouvrier qui connaît un développement tout aussi massif, accentuant les antagonismes de classe et provoquant l’intervention de plus en plus fréquente de l’armée contre le prolétariat en lutte [13]. »

Cette « violence militaire sauvage » s’exerce, dans le cadre des politiques impérialistes, avant tout sur les peuples colonisés, soumis à une brutale oppression qui n’a rien de « démocratique ». La démocratie bourgeoise produit, dans sa politique coloniale, des formes de domination autocratique, dictatoriale. Dans un article de 1902 sur la Martinique, Rosa Luxemburg va dénoncer les massacres du colonialisme français à Madagascar, les guerres de conquête des États-Unis aux Philippines, ou de l’Angleterre en Afrique, ou enfin les agressions contre les Chinois commises, en bonne entente, par Français et Anglais, Russes et Allemands, Italiens et Américains [14].

Elle reviendra souvent sur les crimes du colonialisme, en particulier dans L’Accumulation du capital (1913). Reprenant le fil de la critique implacable de la politique coloniale dans le chapitre sur l’accumulation primitive dans le volume I du Capital, elle observe cependant qu’il ne s’agit pas d’un moment « initial » mais d’une tendance permanente du capital : « Ici il ne s’agit plus d’une accumulation primitive, le processus continue jusqu’à nos jours. Chaque expansion coloniale est nécessairement accompagnée de cette guerre obstinée du capital contre les conditions sociales et économiques des indigènes, ainsi que du pillage violent de leurs moyens de production et de leur force de travail. » Il en résulte l’occupation militaire permanente des colonies et la répression brutale de leurs soulèvements, dont les exemples classiques sont le colonialisme anglais en Inde et le français en Algérie [15]. En fait, cette accumulation primitive permanente se poursuit encore aujourd’hui, au xxie siècle, avec des méthodes distinctes du colonialisme classique, mais non moins féroces.

Michael Löwy

Sociologue et philosophe

* Extraits du numéro 59 de la Revue Agone, Révolution et démocratie. Actualité de Rosa Luxemburg, septembre 2016.

11 octobre 2016 7 h 00 : http://terrainsdeluttes.ouvaton.org... Notes

[1] Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ? [1898], in Œuvres I, Paris, Maspero, 1969, trad. Irène Petit, p. 39.

[2] Ibid., p. 43.

[3] Ibid., p. 67-68.

[4] Ibid., p. 67.

[5] Ibid., p. 70.

[6] Ibid., p. 76.

[7] Ibid., p. 43.

[8] Rosa Luxemburg, Le Socialisme en France 1898-1912, Œuvres complètes – Tome III, Toulouse/Marseille, Smolny/Agone, p. 223 pour la première citation et même ouvrage, éditions Belfond, 1971, p. 228 pour la deuxième.

[9] Rosa Luxemburg, Réforme sociale ou révolution ?, in Œuvres I, op. cit., p. 42.

[10] Ibid., p. 41.

[11] Le comptoir de Kiao-Tchéou (péninsule du Shandong, ville principale Tsing-Tao ou Qingdao) est le principal point d’appui allemand en Chine. Sa prise en 1897-1898 est une étape importante de la nouvelle « politique mondiale » (Weltpolitik) menée par l’empereur Guillaume II. [ndlr].

[12] Ibid., p. 69. Dans l’opposition au moment de la création de l’Empire allemand et du Kulturkampf, le parti catholique Zentrum (« centre ») se rallie progressivement à la majorité gouvernementale à partir des années 1880, à la fois contre la montée du socialisme et pour la nouvelle politique coloniale. [ndlr].

[13] Rosa Luxemburg, « Le revers de la médaille » [avril 1914], in L’État bourgeois et la Révolution, op. cit., p. 41.

[14] Rosa Luxemburg, « Martinique » [1902], Gesammelte Werke 1/2, Berlin, Dietz Verlag, 1970, p. 250-251.

[15] Rosa Luxemburg, Die Akkumulation des Kapitals [1913], Gesammelte Werke 5, Berlin, Dietz Verlag, 1990, p. 318-319.


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