France-Arabie saoudite : le « prince meurtrier » à l’Élysée

mardi 2 août 2022.
 

En échange de son retour sur la scène diplomatique internationale, après quatre ans de mise au ban en raison de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, Emmanuel Macron entend obtenir de Mohammed ben Salmane une augmentation substantielle de la production de pétrole du royaume.

Décidément, Emmanuel Macron semble avoir pris goût, cet été, aux relations et aux échanges avec des autocrates et des dictateurs. Même les pires. Le 18 juillet, il a reçu à dîner royalement, au Grand Trianon, Mohamed ben Zayed al-Nayane (MBZ), président des Émirats arabes unis, dont Amnesty international dénonce avec constance le despotisme brutal, souvent éclipsé par la réputation de paradis touristique et fiscal de Dubaï ou Abu Dhabi. Mais MBZ a commandé à Dassault 80 Rafale et héberge sur son territoire trois bases militaires françaises.

Une semaine plus tard, Macron recevait à l’Élysée le dictateur égyptien Abdel Fattah al-Sissi, à qui il avait remis en décembre 2020, lors d’une visite d’État, la plus haute distinction française, la grand-croix de la Légion d’honneur, apparemment indifférent au sort des quelque 60 000 prisonniers politiques qui croupissent dans les prisons du régime. Mais Al-Sissi, comme son allié et protecteur MBZ, a également acheté 54 Rafale et d’autres équipements militaires aux industriels français.

Jeudi 28 juillet, de retour d’une visite en Afrique où il a été aimablement reçu par le président camerounais Paul Biya, qui fêtera dans quelques mois ses 40 ans de pouvoir sans partage, c’est celui qu’Agnès Callamard, secrétaire générale d’Amnesty international, appelle « le prince meurtrier » qui est invité à dîner à l’Élysée. Il s’agit de la première visite en Europe et d’un véritable retour sur la scène internationale de Mohammed ben Salmane, prince héritier d’Arabie saoudite et homme fort du royaume, depuis sa mise au ban diplomatique, à la suite de l’assassinat du journaliste et opposant Jamal Khashoggi, le 2 octobre 2018, dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul.

Grâce, notamment, à l’implacable rapport de 100 pages rédigé en juin 2019, au terme d’une enquête de six mois, par Agnès Callamard, à l’époque « rapporteure spécial sur les exécutions extrajudiciaires, sommaires ou arbitraires » du Conseil des droits de l’homme de l’ONU, on sait aujourd’hui que Jamal Khashoggi a été assassiné, démembré à la scie de boucher, et que ses restes ont sans doute été dissous à l’acide. Le tout par une équipe venue tout spécialement d’Arabie saoudite et dont la plupart des membres appartenaient à la sécurité personnelle ou à la garde royale affectée au prince héritier.

On sait aussi que, selon le document de l’ONU, la responsabilité de l’Arabie saoudite, en tant qu’État, est établie dans l’assassinat de Jamal Khashoggi. Quant à celle de Mohammed ben Salmane, le rapport indique qu’il « existe des éléments de preuves crédibles justifiant une enquête supplémentaire sur la responsabilité individuelle des hauts responsables saoudiens, y compris celle du prince héritier ». Mais selon un document de la CIA, déclassifié après l’entrée à la Maison Blanche de Joe Biden, une telle opération ne pouvait avoir été menée sans l’aval du prince héritier qui contrôle étroitement les services de sécurité du royaume. Ce qui explique sans doute en grande partie la décision initiale du président américain de refuser tout contact avec MBS. Décision sur laquelle il est revenu récemment lors de sa visite au Proche-Orient, où il a accepté de rencontrer le prince et d’échanger en public avec lui, sinon une franche poignée de main, du moins, un prudent « poing contre poing ». La complaisance de la France

Même si les collaborateurs d’Emmanuel Macron invoquent volontiers aujourd’hui le « précédent Biden » pour tenter de banaliser la visite du « prince meurtrier » à Paris, le président de la République n’avait pas attendu le geste d’ouverture américain pour se montrer beaucoup plus tolérant que la plupart des chefs d’État occidentaux avec MBS. Il lui avait fallu près de deux mois après l’abominable assassinat d’Istanbul pour marquer sa réprobation en décidant, après Washington, Londres et Berlin, d’interdire le territoire national à 18 ressortissants saoudiens. Et il avait alors qualifié de « pure démagogie » la décision d’Angela Merkel qui venait d’annoncer un embargo sur les livraisons d’armes allemandes à l’Arabie saoudite.

Emmanuel Macron avait aussi été le premier dirigeant occidental à se rendre en Arabie saoudite en décembre dernier. C’était deux mois avant l’explosion de la crise ukrainienne et les tensions qu’elle a fait naître sur les cours du brut. Tensions qui constituent désormais une préoccupation majeure pour les États consommateurs. Mais la prospérité des pays producteurs et la spirale inflationniste qui menace leurs clients ont changé la donne énergétique et stratégique.

Aujourd’hui, Riyad, premier producteur mondial de pétrole, et Abu Dhabi doutent de la capacité de Washington de tenir son rôle de gardien de la sécurité régionale et apprécient le soutien diplomatique que vient de leur apporter Moscou en s’abstenant lors du vote de deux résolutions de l’ONU sur la guerre que poursuivent l’Arabie saoudite et les Émirats au Yémen. D’où leur refus de s’aligner sur les positions occidentales dans le conflit ukrainien. La nouvelle donne énergétique

Dans le même temps, les monarchies pétrolières du Golfe engagent un dialogue ou rétablissent peu à peu leurs relations avec les autres acteurs régionaux que sont Ankara et Téhéran. Même entre Riyad et Téhéran, on négocie désormais grâce à la médiation irakienne. Les partenariats économiques régionaux se diversifient vers l’Asie, avec le Japon, la Chine, la Corée du Sud, l’Inde. Les Occidentaux, notamment les États-Unis, disposent, en d’autres termes, d’arguments de moins en moins convaincants ou de contreparties de moins en moins attractives pour négocier.

Emmanuel Macron, qui souhaiterait, comme Joe Biden, obtenir de l’Arabie saoudite et des Émirats une augmentation de 2 millions de barils par jour de leur production pour enclencher une baisse du prix de l’énergie, parviendra-t-il à ses fins en aidant MBS à redevenir fréquentable ? Ou en le protégeant des poursuites à présent engagées contre lui devant la justice française pour « complicité de torture et disparition forcée » par deux ONG ?

La réponse ne dépend pas seulement du prince saoudien. Le 3 août doit se tenir une réunion de l’Opep + (les 13 pays membres dont l’Arabie saoudite + 10 pays associés, dont la Russie). Pour l’instant, ils n’envisagent pas une augmentation de production supérieure à 650 000 barils. Si on en reste là, le pari de Macron aura surtout profité au « prince meurtrier ».

René Backmann


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