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Nul ne contestera que notre temps est celui d’une grande confusion des idées. Des formules comme “ni gauche-ni droite”, ou “en même temps” y ont très largement contribué. Mais, à mon estime, la principale cause vient de ce que, depuis 1983, des gouvernements qui revendiquaient le label de « gauche » ont pratiqué sur l’esssentiel – l’économique, le social et l’écologique, bref la place de l’Etat – exactement la même politique que la droite, faite d’inscription des dogmes néolibéraux productivistes dans les traités et accords européens et faite ensuite d’application servile de ces dogmes au niveau national.
Quel choix peut-il encore exister pour le citoyen dès lors que les majorités élues pratiquent les mêmes politiques ? On ne peut oublier, à titre d’exemple, que c’est le gouvernement dit « de gauche plurielle » (PS-PC-Verts) de Jospin qui a défendu dans les textes européens le principe de la libéralisation de l’énergie et des transports et que ce sont les gouvernements de droite qui ont suivi qui l’ont mis en œuvre. Si voter PS ou UMP/LR, cela signifie de la même manière privatiser les institutions publiques seules de nature à rendre possible l’égalité d’accès à certains droits fondamentaux comme les gouvernements de Sarkozy et Hollande nous en ont fourni la démonstration, à quoi bon voter pour l’un ou l’autre ? Si voter PS, LR ou LREM signifie détruire l’hopital public et privatiser la santé, comme ce fut le cas depuis tant d’années et cette année encore, à quoi bon voter ?
Je ne crois pas me tromper en affirmant que l’Histoire retiendra qu’à partir de 1983, le courant politique dont la mission historique était de lutter contre la pauvreté, les inégalités, pour la justice tout court, mais aussi pour la justice sociale, bref, pour un rôle de l’Etat régulateur et redistributeur, a complètement failli à sa tâche en se ralliant aux délires reaganiens et thatchériens du néolibéralisme, bref en démantelant tout ce que la gauche avait conquis pour sortir la condition humaine des fers du libéralisme du XIXe siècle et en particulier les acquis du programme du Conseil National de la Résistance.
Pas une seule fois, malgré les revers de 2002 et de 2017, le PS n’a eu le courage de procéder à la propre analyse de ses dérives. Le « devoir d’inventaire » pour Jospin comme pour Hollande et ceux qui les ont soutenus reste une obligation impérieuse si l’on veut réhabiliter le beau mot de « socialisme ». Décréter que le clivage gauche-droite est dépassé, comme on le fait dans certains cercles PS et LREM, quand on a tout mis en œuvre pour qu’il en soit ainsi, n’est-ce pas vouloir, en fait, nier une réalité où demeurent exploiteurs et exploités ? N’est-ce pas nier la permanence de la lutte des classes, même si la nature de celles-ci et les formes des luttes ont changé ? N’est-ce pas refuser de reconnaître que la somme des intérêts privés ne fournit jamais la satisfaction de l’intérêt général ?
Nous sommes en 2021, à la veille de ce qui est devenu le moment principal de la vie politique française, du fait d’une présidentialisation accrue du système politique voulue par le tandem Chirac-Jospin, avec l’inversion du calendrier électoral faisant passer l’élection présidentielle avant les élections législatives. Et nous assistons, depuis des années, à un désenchantement croissant des citoyens pour cette Ve République et ses institutions. Celles-ci sont l’incarnation d’un modèle qu’on appelle la démocratie représentative. De quoi s’agit-il ? Les électeurs confient aux élus un mandat. Certes, il n’est pas impératif. Puisqu’il repose sur ce qu’on pourrait appeler, dans le langage d’aujourd’hui, l’ADN de la démocratie : la confiance. Or, le taux d’abstention le confirme, cette confiance est rompue. Les mandatés, qui pratiquent quelle que soit leur étiquette politique, les mêmes politiques économiques et sociales (combien de fois n’a-t-on entendu « ce que Sarkozy n’a pas osé faire, Hollande l’a fait » ?) n’inspirent plus confiance. Ils sont perçus comme obéissant à des intérêts particuliers peu soucieux de l’intérêt général, ou encore comme agissant en fonction de leur propres intérêts, ou ce qu’ils perçoivent comme étant de nature à garantir leur réélection, au point, fort souvent, de faire le contraire de ce que promettait leur propagande électorale.
Bref, le lien de confiance est rompu et le besoin d’aller voir ailleurs croît de scrutin en scrutin avec pour conséquences les succès du FN/RN, la curiosité pour la nouveauté qu’a représenté Macron et sa REM et surtout l’abstention, désormais massive.
C’est la notion de mandat qui est ainsi questionnée. Et avec elle le principe de la démocratie représentative. La IIIe République comme la IVe se sont effondrées en premier lieu parce que le modèle de démocratie représentative dont elles étaient porteuses a détourné les représentés de leurs représentants. Il en va de même aujourd’hui, avec une Ve République qui a conféré au président des pouvoirs tels que seuls les dictateurs peuvent prétendre en avoir davantage. Le président de la République française est, dans les démocraties que nous connaissons, le plus puissant de tous. Peu nombreux et faibles sont les contrepouvoirs qui limitent sa toute puissance. Avec la Ve République et l’accentualisation du présidentialisme voulue par Chirac-Jospin, nous avons connu un degré jamais atteint d’impuissance de la représentation nationale que la réforme de la Constitution de 2008 n’a que très partiellement atténuée.
Le moteur de la représentation nationale, c’est le mandat. C’est lui qu’il convient de réformer pour lui rendre sa respectabilité et son rôle dans une démocratie vraiment représentative.
Cela passe d’abord par le mode de scrutin. Avec le scrutin majoritaire, on ne peut pas valablement représenter les courants divers tels qu’ils se présentent dans une même circonscription. Seul un scrutin proportionnel le permet. J’entends de suite hurler à l’impuissance générée par un tel scrutin dont la IVe République nous a fourni un exemple magistral. Mais si la volonté prime de voir l’Assemblée nationale représenter légitimement les principaux courants d’opinion tels qu’ils s’expriment en France, il faut adopter un mode de scrutin proprotionnel qui protège contre les dérives connues dans le passé. Un taux plancher pour permettre la représentation d’une liste et l’introduction de la technique de la motion de méfiance constructive permettront de balayer les objections des partisans du statu-quo. Mais il faut davantage pour restaurer la confiance. Non seulement l’interdiction du cumul des mandats doit s’imposer dans tous les cas, mais il doit s’accompagner d’une interdiction du cumul des indemnités et d’une interdiction absolue des conflits d’intérêts.
Enfin, restaurer la confiance implique, non pas d’instaurer le mandat impératif qui abolirait la liberté de conscience, mais d’organiser une capacité de révocation de l’élu en cas de manquement à son mandat politique, bien entendu selon des modalités très précises afin d’éviter un abus de la pratique.
Enfin, restaurer la crédibilité des mandataires exige que ceux-ci se regroupent en fonction de projets de société clairs, dépourvus des ambiguïtés chères à ceux qui refusent de choisir. Le marais politique, le « en même temps », c’est le lieu de la dillution démocratique. Le « consensus » tant vanté au centre et à droite et auquel les sociaux-démocrates se sont si souvent ralliés n’est pas un idéal démocratique.
La démocratie a besoin de projets qui présentent des alternatives ; elle dépérit quand elle se réduit à des alternances de personnes pratiquant les mêmes politiques sous des étiquettes différentes. Sur ce point, pour ce qui me concerne, il est impératif de définir un projet de gauche pour les défis de notre siècle. Un projet fondé sur le devoir historique de la gauche d’être aux côtés des plus faibles, des plus démunis, des victimes de toutes les injustices et de toutes les discriminations. Un projet fondé sur l’égalité des droits pour tous.
Un projet qui s’inscrit dans le cadre historique de notre République laïque conquise de haute lutte contre l’obscurantisme religieux et dont la mission est d’intégrer dans le creuset national toutes celles et ceux qui acceptent la France pour patrie. Un projet qui rejette toute idée de droit à la différence à l’origine de la différence des droits génératrice du communautarisme qui organise les inégalités selon des critères étrangers à la République. Un projet qui dote l’Etat des outils dont il a besoin pour garantir, à tous et dans tous les territoires, ces droits fondamentaux que sont le droit à la santé, à l’éducation, à la culture, au logement, au travail, au transport, à un environnement de qualité, à une terre dont nous ne sommes que les usufruitiers.
La gauche, pour moi, ce n’est ni le néolibéralisme d’Hidalgo, ni l’euro-capitalisme vert de Jadot, ni le communautarisme de Mélenchon. La gauche, aujourd’hui et demain, c’est le souffle du socialisme de Jaurès, c’est la lucidité écologique de René Dumont, c’est l’universalisme de Stéphane Hessel. Qui va l’incarner ?
Raoul M. JENNAR
Essayiste
Ecosocialiste païen (un des animateurs de la campagne de 2005 pour un « non » de gauche au Traité constitutionnel européen ; auteur de « Europe la trahison des élites » ; « Quelle Europe après le non ? », « Le Traité transatlantique, une menace pour les peuples d’Europe » ).
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