Le gouvernement veut continuer à vider de sa substance la grande loi sur la liberté de la presse et la liberté d’expression du 29 juillet 1881. Elle est pourtant au fondement de notre démocratie et constitue la traduction législative de la Déclaration des droits de l’homme de 1789 (Laurent Mauduit)
imprimerie et la librairie sont libres. » Durant des lustres, il aurait été politiquement inconcevable qu’un gouvernement ose toucher à la grande loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et la liberté d’expression, dont le caractère progressiste est tout entier contenu dans son article 1, ainsi rédigé. Car ce texte a toujours été considéré, à gauche aussi bien qu’à droite, comme l’un des fondements de notre démocratie ; comme la première véritable traduction législative des idéaux des Lumières et de la Révolution française à ses débuts, consignés dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, et notamment dans son célèbre article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
C’est dire la gravité de la régression démocratique à laquelle travaille Emmanuel Macron depuis le début de son quinquennat. Car, le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il a, sur ce sujet, de la suite dans les idées, puisqu’il ne cesse, depuis de longs mois, par l’entremise de ministres successifs, de donner des coups de boutoir contre cette loi du 29 juillet 1881 qui garantit en France la liberté d’expression et la liberté de la presse.
Et la dernière tentative, celle que veut mener à bien le garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti, sur instruction du chef de l’État, est sans doute l’une des plus dangereuses. Car elle risque, si elle aboutit, d’enrayer encore un peu plus ce ressort majeur de notre démocratie.
Pour une fois, ce n’est pas un coup de sonde, comme il y en eut dans le passé, pour vérifier s’il existe une fenêtre politique pour s’attaquer à cette grande loi. C’est un projet abouti, que le garde des Sceaux a détaillé devant de nombreux acteurs de la presse et qu’il a résumé dans un document qu’il leur a ensuite adressé, en précisant que la réforme pourrait être insérée dans le projet de loi sur le séparatisme.
Le prétexte de cette nouvelle attaque contre la loi de 1881, c’est évidemment l’assassinat du professeur Samuel Paty. Le gouvernement cherche à en tirer argument pour justifier cette réforme. Explication du document : « Le ministère de la justice souhaite faire évoluer le cadre procédural applicable à la poursuite des délits de provocation à la commission d’infractions et à la haine discriminatoire afin d’apporter une réponse rapide aux comportements qui portent une atteinte grave à notre capacité à faire société. Internet et les réseaux sociaux constituent à la fois de formidables outils de partage et de sociabilité mais aussi de puissants vecteurs de diffusion de la haine. La dématérialisation et la durée potentiellement illimitée de ces messages leur confèrent un impact considérable. Il convient de mettre fin à l’impunité par laquelle certains s’autorisent en ligne des propos qu’ils n’oseraient jamais tenir dans le monde réel, et d’instaurer une réponse pénale empreinte de célérité. »
Il s’agirait donc, dans le prolongement d’autres réformes antérieures, de vider encore un peu plus de sa substance la loi du 29 juillet 1881, en faisant en sorte que « les personnes suspectées d’avoir commis l’une des infractions prévues » à l’article 24 de cette loi « puissent faire l’objet d’une procédure de comparution immédiate ou à délai différé dans les conditions de droit commun prévues par les articles 393 à 397-5 du code de procédure pénale ».
Or ce basculement en procédure de « comparution immédiate » réservé aux non-journalistes représenterait un grave affaiblissement du droit et de son effectivité. Faut-il rappeler pourquoi ? En comparution immédiate, les débats sont de faible qualité, sinon expéditifs ; le risque est fort d’être jugé à minuit entre deux affaires qui n’ont rien à voir ; les magistrats n’y sont pas spécialisés et pourront n’avoir jamais croisé la loi de 1881 pendant leurs fonctions, ne pas maîtriser en tout cas la jurisprudence ; le temps accordé au prévenu, qui risque d’ailleurs la détention provisoire, est réduit à peau de chagrin pour préparer sa défense.
Le document énumère ensuite toutes les infractions qui entreraient dans le champ de la comparution immédiate : « provocation publique et directe, non suivie d’effets, à commettre certaines infractions graves », etc. Et le document se termine par deux habiletés – nous verrons vite ce qu’il faut en penser. « Cette modalité de poursuite ne saurait se justifier s’agissant de propos pour lesquels la distinction entre la libre opinion et les délits de provocation mérite un débat approfondi. Le code de procédure pénale prévoit ainsi la possibilité pour le tribunal de renvoyer le dossier au procureur de la République s’il estime que la complexité de l’affaire nécessite des investigations complémentaires. Dans ces cas, une information judiciaire pourrait être ouverte, afin de poursuivre les investigations », annonce d’abord la Chancellerie. Et elle ajoute : « De même, afin de protéger les journalistes et les entreprises de presse, les garanties procédurales prévues par la loi de 1881 ne seraient pas affectées. »
Il s’agit donc bel et bien, cette fois, d’un coup de boutoir très important dans la loi de 1881, qui fait peser sur la liberté d’expression et la liberté de la presse de très graves dangers. À cela, il y a de très nombreuses raisons.
D’abord, il faut bien avoir à l’esprit que c’est un travail de démolition progressive que le gouvernement a entrepris – en précisant à chaque fois, avec beaucoup d’hypocrisie, que les journalistes ne seraient pas affectés. Pour dire vrai, la première réforme a été engagée avant même le début de ce quinquennat. Déjà, la loi antiterroriste du 13 novembre 2014, promulguée sous le gouvernement de Manuel Valls, avait sorti l’apologie et la provocation au terrorisme de la loi sur la presse pour en faire des délits de droit commun. Alors que cette même loi sur la presse, bien évidemment, permettait déjà de sanctionner ces délits - pas en comparution immédiate, il est vrai.
Puis, après l’accession à l’Élysée d’Emmanuel Macron, le coup de boutoir suivant a assurément été la loi sur le secret des affaires, qui a été promulguée en juillet 2018 et a constitué un véritable big-bang juridique. Un big-bang parce que l’on est sorti d’un système où la transparence était la règle et l’opacité l’exception, pour entrer dans un système qui fonctionne exactement à l’inverse, l’opacité devenant la règle et la transparence l’exception. Avec, en bout de course, la conséquence que l’on devine : de nombreuses informations d’intérêt public sont devenues plus difficilement accessibles aux journalistes, et donc aux citoyens.
Cette inversion du système, il n’est guère difficile d’en prendre la mesure. L’article 1 de la loi de 1881 consacre un principe majeur, celui de la liberté de la presse, même si, dans d’autres articles ultérieurs, elle détermine les sanctions dont sont passibles ceux qui abusent de cette liberté.
Si l’on se penche, en revanche, sur la loi sur le secret des affaires, on a tôt fait de constater que le système est inversé, puisque le « secret » devient la loi commune. Et quelques exceptions sont prévues, notamment au profit des journalistes. Mais ces exceptions sont en réalité très fragiles, car les lanceurs d’alerte ne bénéficient pas des mêmes garanties, ce qui évidemment peut tarir les sources des journalistes.
C’est donc, avec cette loi, tout un pan, celui qui concerne la vie économique, qui a été sorti, de facto, du champ d’application de la loi de 1881.
Après cette attaque qui a abouti, il y en a eu d’autres, qui ont connu des sorts variés. Mais l’accumulation de ces projets établit clairement l’acharnement du pouvoir macronien à mettre par terre la loi de 1881. Il y a ainsi eu la précédente ministre de la justice, Nicole Belloubet, qui a annoncé en juin 2019, à la faveur d’un entretien au site internet du Journal du dimanche, son intention de sortir certaines infractions de la loi sur la presse, comme l’injure ou la diffamation, pour les inscrire dans le droit pénal ordinaire. Mais face à la levée de boucliers des associations démocratiques, le gouvernement avait, pour une fois, fait machine arrière. « La loi de 1881 est une loi cardinale pour notre démocratie. Le gouvernement entend parfaitement protéger la liberté d’expression. C’est une condition même de la démocratie, de l’État de droit. Il n’y a aucune discussion là-dessus. Il n’y a aucune proposition du gouvernement pour toucher la loi de 1881 », promettait peu après la ministre.
Autre charge, même obstination, il y a eu ensuite le coup de boutoir que voulait porter le projet de loi de la députée LREM Laetitia Avia. Il visait prétendument à lutter contre les propos haineux sur internet mais avait, cette fois encore, pour dessein pas même caché de contourner la loi de 1881 pour donner un véritable pouvoir de censure aux géants du numérique, en dehors de toute intervention d’un juge. Cependant, cette fois aussi, par chance, le projet n’a pas abouti. Sortant de sa torpeur habituelle, la Conseil constitutionnel s’est montré moins accommodant qu’à l’accoutumée et a censuré quasi intégralement le projet.
Pour mémoire, on peut lire ici la décision du Conseil constitutionnel qui explique par le menu pourquoi ce texte organisant de possibles censures par les géants du numérique contrevient à tous les principes de la loi de 1881 et à l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
La dernière offensive en date, celle d’Éric Dupond-Moretti, s’inscrit donc dans le prolongement des précédentes, dans le cadre d’une stratégie très claire : il s’agit de vider progressivement de sa substance la loi de 1881, de brider la liberté d’expression et de fragiliser de plus en plus la loi, pour qu’elle ne soit plus qu’un dispositif corporatiste à l’avantage des journalistes. Alors que l’esprit de la loi est inverse : il entend en faire une protection majeure des citoyens.
Pour mener à bien cette offensive, le gouvernement use sans cesse du même artifice : il tend à accréditer l’idée qu’il veut réprimer plus efficacement des délits graves, comme si la loi de 1881 ne le permettait pas. Ce qui est évidemment totalement faux. La loi de 1881 permet même des procédures rapide en certains cas. Son article 54 prévoit notamment que le délai entre la citation et la comparution n’est que de 24 heures en cas de diffamation ou d’injure pendant la période électorale contre un candidat à une fonction électorale.
Derrière ces attaques à répétition, c’est donc l’esprit même de la loi de 1881, très libéral dans le sens anglo-saxon du terme, qui est progressivement discrédité. C’est l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme qui est de plus en plus bafoué, comme s’il fallait ériger progressivement des barrières pour encadrer « la libre communication des pensées et des opinions ».
Pour bien mesurer la gravité de cette régression démocratique, il suffit de se replonger dans la longue histoire des combats qui ont conduit à cette loi de 1881, et aux valeurs qu’elle porte. Si les fondateurs de la IIIe République décident par la loi que « la librairie et l’édition sont libres », c’est effectivement qu’ils s’inspirent des grands débats qui ont lieu, dans le prolongement des Lumières, dans les premiers mois de la Révolution française, et même dans les années antérieures.
Thomas Jefferson © Rembrandt Peale, 1800 Thomas Jefferson © Rembrandt Peale, 1800 Alors qu’il est ambassadeur des États-Unis en France, c’est Thomas Jefferson (1743-1826) qui résume le mieux le grand souffle démocratique de l’époque, en écrivant le 16 janvier 1787 a un ami, Edward Carrington (1748-1810), une lettre où l’on trouve, au détour d’une phrase, cette formule remarquable : « Si l’on me donnait à choisir entre un gouvernement sans journaux ou des journaux sans gouvernement, je n’hésiterais pas un moment à choisir cette dernière formule. »
Ces mots disent d’abord beaucoup de l’époque à laquelle ils ont été dits. On comprend en effet que ces formules utilisées par celui qui deviendra quelques années plus tard, en 1801, le troisième président américain sont marquées par les années de tumultes qu’il traverse. Marquées d’abord par la crise française, qu’il suit au jour le jour et qui va bientôt déboucher sur la Révolution de 1789, avec pour acte fondateur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Et marquées tout autant par les bouleversements qui surviennent au même moment aux États-Unis et qui vont déboucher sur la ratification en 1791 de la Déclaration des droits, et tout particulièrement de son « premier amendement », au terme duquel le Congrès s’interdit à tout jamais de voter une loi pouvant « limiter la liberté d’expression, de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement ».
capture-d-e-cran-2020-11-20-a-14-47-16 Soit dit en passant, la presse américaine a souvent fait ce rappel, surtout dans la période récente, face aux attaques de Donald Trump contre la liberté de la presse. C’est le cas par exemple du New York Times, dans un éditorial du 15 août 2018, qui a eu à l’époque un grand retentissement – lequel éditorial (voir ci-contre) faisait référence à la citation célèbre de Thomas Jefferson.
Dans son Histoire des médias des origines à nos jours (Éditions du Seuil, « Points Histoire », 2015), Jean-Noël Jeanneney décrypte de la sorte cette liberté si ardemment voulue par les constituants français et qu’ils présentent comme l’un « des droits les plus précieux de l’homme » : « La première idée de la Révolution, c’est que le secret est toujours détestable. Dans une démocratie, tout doit se passer sous l’œil du peuple. » Sitôt le principe édicté, c’est donc le coup d’envoi d’une formidable floraison de journaux, feuilles et libelles en tous genres, vendus dans les rues à la criée ou faisant l’objet de lectures publiques. Cette liberté est si nouvelle qu’elle déclenche une extraordinaire activité éditoriale.
C’est la même idée progressiste qu’énonce le 13 août 1789 Jean-Sylvain Bailly, alors qu’il venait d’être proclamé maire de la Commune de Paris : « La publicité est la sauvegarde du peuple. » Une formule formidable à laquelle le directeur de Mediapart, Edwy Plenel, a consacré un livre, La Sauvegarde du peuple (Éditions de La Découverte) et qu’il décrypte en soulignant que tout ce qui est d’intérêt public doit être rendu public.
Pendant un temps, les partisans d’une liberté totale de la presse, sans restriction aucune, gagnent à l’époque la partie. Au premier rang de ceux-là, il y a Camille Desmoulins (1760-1794), l’un des grands journalistes de la Révolution, qui publie périodiquement son journal, Les Révolutions de France et de Brabant, à partir de l’automne 1789.
Pour lui, la liberté de la presse ne saurait avoir de frein, car c’est le meilleur rempart contre le despotisme. Il l’écrit avec force, peu après, dans un texte qui garde de nos jours une formidable actualité :
« Mais pour nous renfermer dans la question de la liberté de la presse, sans doute elle doit être illimitée ; sans doute les Républiques ont pour base et fondement la liberté de la presse, non pas cette autre base que leur a donnée Montesquieu. Je penserai toujours, et je ne me lasse point de le répéter, comme Loustalot, que si la liberté de la presse existait dans un pays où le despotisme le plus absolu aurait mis dans la même main tous les pouvoirs, elle seule suffirait pour faire contrepoids ; je suis même persuadé que, chez un peuple lecteur, la liberté illimitée d’écrire, dans aucun cas, même en temps de Révolution, ne pourrait être funeste ; par cette seule sentinelle, la République serait suffisamment gardée contre tous les vices, contre toutes les friponneries, toutes les intrigues, toutes les ambitions ; en un mot, je suis si fort de ton sentiment sur les bienfaits de cette liberté, que j’adopte tous tes principes en cette matière comme la suite de ma profession de foi. »
La « sentinelle » de la démocratie : Camille Desmoulins trouve une formidable expression pour qualifier, dès cette époque, la fonction civique de la presse. La sentinelle, c’est celle qui fait le guet, qui observe, qui alerte en cas de danger ! Bien plus tard, en 1991, la Cour européenne des droits de l’homme trouvera, dans un arrêt célèbre portant sur le journal britannique Sunday Times, une formulation voisine, celle du « watchdog » (le « chien de garde »), pour qualifier la fonction d’un journaliste dans nos démocraties.
Deux formulations similaires qui ne doivent rien au hasard, car c’est dans les premières convulsions de la Révolution française, et dans la Déclaration des droits adoptée exactement à la même époque, le 21 août 1789, par la Chambre des représentants aux États-Unis, que la presse est conçue comme l’un des rouages décisifs de la démocratie. C’est consigné noir sur blanc dès le premier amendement de la Déclaration des droits adoptée par le Congrès américain : « Le Congrès ne fera aucune loi accordant une préférence à une religion ou en interdisant le libre exercice, restreignant la liberté d’expression, la liberté de la presse ou le droit des citoyens de se réunir pacifiquement et d’adresser à l’État des pétitions pour obtenir réparation de torts subis. »
Robespierre (1758-1794) lui-même abonde dans le sens de Camille Desmoulins. Le 24 août 1789, quand l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme est examiné par la Constituante, il s’insurge contre l’idée que la liberté de la presse puisse être entravée. « Vous ne devez pas balancer de déclarer franchement la liberté de la presse. Il n’est jamais permis à des hommes libres de prononcer leurs droits d’une manière ambiguë. Le despotisme seul a imaginé des restrictions : c’est ainsi qu’il est parvenu à atténuer tous les droits », estime-t-il.
Et le 11 mai 1791, devant la Société des amis de la Constitution, il prononce un long Discours sur la liberté de la presse, qui défend des positions radicales assez proches de celle de Camille Desmoulins : « Après la faculté de penser, celle de communiquer ses pensées à ses semblables est l’attribut le plus frappant qui distingue l’homme de la brute. Elle est tout à la fois le signe de la vocation immortelle de l’homme à l’état social, le lien, l’âme, l’instrument de la société, le moyen unique de la perfectionner, d’atteindre le degré de puissance, de lumières et de bonheur dont il est susceptible », dit-il. Ce texte peut être retrouvé ci-dessous, grâce au site Gallica de la Bibliothèque nationale de France.
Et Robespierre ajoute : « La liberté de la presse est le plus redoutable fléau du despotisme. Comment expliquer en effet le prodige de plusieurs millions d’hommes opprimés par un seul, si ce n’est par la profonde ignorance et par la stupide léthargie où ils sont plongés ? Mais que tout homme qui a conservé le sentiment de sa dignité puisse dévoiler les vues perfides et la marche tortueuse de la tyrannie ; qu’il puisse opposer sans cesse les droits de l’humanité aux attentats qui les violent, la souveraineté des peuples à leur avilissement et à leur misère ; que l’innocence opprimée puisse faire entendre impunément sa voix redoutable et touchante, et la vérité rallier tous les esprits et tous les cœurs, aux noms sacrés de liberté et de patrie ; alors l’ambition trouve partout des obstacles, et le despotisme est contraint de reculer à chaque pas ou de venir se briser contre la force invincible de l’opinion publique et de la volonté générale […]. Secouons le joug des préjugés auxquels ils nous ont asservis, et apprenons d’eux à connaître tout le prix de la liberté de la presse. »
Robespierre fait alors un temps d’arrêt dans sa réflexion qui ne manque pas d’intérêt, car, se demandant si la liberté de la presse doit être encadrée, il évoque la Déclaration des droits américaine qui vient d’être adoptée : « Quelle doit en être la mesure ? Un grand peuple, illustre par la conquête récente de la liberté, répond à cette question par son exemple. Le droit de communiquer ses pensées, par la parole, par l’écriture ou par l’impression, ne peut être gêné ni limité en aucune manière ; voilà les termes de la loi que les États-Unis d’Amérique ont faite sur la liberté de la presse, et j’avoue que je suis bien aise de pouvoir présenter mon opinion sous de pareils auspices à ceux qui auraient été tentés de la trouver extraordinaire ou exagérée. »
Et Robespierre conclut : « La liberté de la presse doit être entière et indéfinie, ou elle n’existe pas. Je ne vois que deux moyens de la modifier : l’un d’en assujettir l’usage à de certaines restrictions et à de certaines formalités, l’autre d’en réprimer l’abus par des lois pénales ; l’un et l’autre de ces deux objets exige la plus sérieuse attention. »
Au fur et à mesure que la Révolution avance et se rapproche de la Terreur, le climat change. Le même Robespierre amende ses convictions initiales. Le 19 avril 1793, soit un mois après que la Convention eut rétabli la censure, il fait valoir que la liberté de la presse doit être illimitée, sauf en certaines circonstances exceptionnelles :
« Il n’y a qu’une seule exception, dit-il, qui n’est applicable qu’au temps des révolutions […] car les révolutions sont faites pour établir les droits de l’homme. Il faut même, pour l’intérêt de ces droits, prendre tous les moyens nécessaires pour le succès des révolutions. Or, l’intérêt de la Révolution peut exiger certaines mesures qui répriment une conspiration fondée sur la liberté de la presse […]. De telles mesures, quoique contraires au principe de la liberté indéfinie, qui doit régner dans un état de calme, sont cependant nécessaires dans ce moment ; et si vous ôtiez toute espèce de frein à la licence des conspirateurs qui pourraient inonder la France entière de libelles liberticides, vous porteriez un coup mortel à la liberté, et vous vous mettriez hors d’état d’assurer le maintien des droits de l’homme, qui doivent être la base de notre Constitution. »
Et c’est ainsi que la liberté de la presse, si chèrement conquise, est remise en cause. Commence alors, à partir de 1794, une longue période de glaciation, qui va durer presque un siècle, jusqu’en 1881, au cours de laquelle la censure, plus ou moins violente selon les régimes, reprend ses droits. Sous le Premier Empire, la presse est totalement muselée, tout comme elle l’est, à un degré à peine moindre, sous la Restauration ou sous le Second Empire.
Tout juste la presse reprend-elle vie dans les bouillonnements démocratiques qui ponctuent chacune de ces périodes. C’est le cas, par exemple, lors des « trois Glorieuses » de juillet 1830, au cours desquelles les journaux reparaissent sans autorisation, précisément parce que Charles X prend quatre ordonnances, dont la première supprime la liberté de la presse. Ce qui déclenche l’insurrection qui conduit à sa chute, immortalisée par le célèbre tableau d’Eugène Delacroix La Liberté guidant le peuple (reproduction ci-dessous).
C’est le cas aussi lors de la Révolution de février 1848 de la proclamation de la IIe République, mais la liberté de la presse reconquise n’est effective que quelques mois : à l’été 1848, elle est déjà de nouveau menacée.
Néanmoins, l’idéal démocratique de 1789 est toujours vivant. Et durant cette longue époque, il y a de grandes voix qui l’entretiennent, rappelant sans cesse qu’il n’y a pas de démocratie véritable sans presse libre ; pas de citoyens en mesure d’exercer leurs droits, sans presse indépendante leur apportant les informations leur permettant d’agir dans des conditions satisfaisantes.
Parmi ces grandes voix, il y a ainsi celle d’Alexis de Tocqueville (1805-1859) qui, écrivant son ouvrage De la démocratie en Amérique dans les années 1835-1840, rappelle les principes sur lesquels la démocratie s’est construite au XVIIIe siècle, en France aussi bien qu’aux États-Unis : « Lorsqu’on accorde à chacun un droit à gouverner la société, il faut bien lui reconnaître la capacité de choisir entre les différentes opinions qui agitent ses contemporains, et d’apprécier les différents faits dont la connaissance peut le guider. La souveraineté du peuple et la liberté de la presse sont donc deux choses entièrement corrélatives : la censure et le vote universel sont au contraire deux choses qui se contredisent et ne peuvent se rencontrer longtemps dans les institutions politiques d’un même peuple. »
Et puis surtout il y a la voix de Victor Hugo (1802-1885), la plus forte de toutes, la plus remarquable aussi, qui, avec vigueur, défend les valeurs universelles qui sont celles de la République. Le 11 septembre 1848, depuis la tribune de l’Assemblée constituante où est débattu un projet de décret sur l’état d’urgence et les mesures de restrictions qui peuvent être prononcées contre la presse, il prononce ainsi l’un des plus grands discours que la liberté de la presse ait jamais inspirés en France :
« Permettez-moi, Messieurs, en terminant ce peu de paroles, de déposer dans vos consciences une pensée qui, je le déclare, devrait selon moi dominer cette discussion : c’est que le principe de la liberté de la presse n’est pas moins essentiel, n’est pas moins sacré que le principe du suffrage universel. Ce sont les deux côtés du même fait. Ces deux principes s’appellent et se complètent réciproquement. La liberté de la presse à côté du suffrage universel, c’est la pensée de tous éclairant le gouvernement de tous. Attenter à l’un, c’est attenter à l’autre […]. La liberté de la presse, c’est la raison de tous cherchant à guider le pouvoir dans les voies de la justice et de la vérité. Favorisez, Messieurs, favorisez cette grande liberté, ne lui faites pas obstacle ; songez que le jour où, après trente années de développement intellectuel et d’initiative par la pensée, on verrait ce principe sacré, ce principe lumineux, la liberté de la presse, s’amoindrir au milieu de nous, ce serait en France, ce serait en Europe, ce serait dans la civilisation tout entière l’effet d’un flambeau qui s’éteint ! »
Presque deux ans plus tard, le 9 juillet 1850, toujours depuis la tribune de l’Assemblée nationale, le même Victor Hugo prononce un discours de la même veine :
« La souveraineté du peuple, le suffrage universel, la liberté de la presse sont trois choses identiques, ou, pour mieux dire, c’est la même chose sous trois noms différents ; à elles trois, elles constituent notre droit public tout entier. La première en est le principe ; la seconde en est le mode d’action ; la troisième en est l’expression multiple, animée, vivante, mobile comme la nation elle-même […]. Toute atteinte au suffrage universel, toute atteinte à la liberté de la presse, frappe la souveraineté nationale. La liberté mutilée, c’est la souveraineté paralysée ; la souveraineté du peuple n’est pas, si elle ne peut agir et si elle ne peut parler. Or, entraver le suffrage universel, c’est lui ôter l’action ; entraver la liberté de la presse, c’est lui ôter la parole […]. La souveraineté du peuple, c’est la nation à l’état abstrait, c’est l’âme du pays ; elle se manifeste sous deux formes : d’une main, elle écrit, c’est la liberté de la presse ; de l’autre elle vote, c’est le suffrage universel. »
Pour mémoire, on retrouvera dans la vidéo ci-dessous quelques-uns de ces grands discours, lus par la comédienne lors d’une soirée organisée le 24 novembre 2008, au Théâtre national de la Colline à Paris, par Mediapart et Reporters sans frontières, en défense de la presse libre et indépendante, face aux projets de Nicolas Sarkozy.
On sait malheureusement que le poète ne sera pas entendu. L’année suivante, un sinistre 2 décembre 1851, Napoléon le Petit perpètre son coup d’État. Et le Second Empire qui commence alors organise de nouveau une censure sévère.
Il faut donc attendre la IIIe République pour qu’enfin la Déclaration des droits de l’homme, et son article 11 sur la liberté de la presse, trouve une traduction législative, au travers de la loi du 29 juillet 1881. Dans son Histoire des médias, Jean-Noël Jeanneney résume avec pertinence l’ambition de cette loi :
« Les pères fondateurs de la IIIe République ont été nourris de l’esprit des Lumières et formés par les combats contre le Second Empire, oppresseur des libertés. Ils considèrent, dans le droit fil de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789, que la liberté de la presse est un droit sacré et permet seule la formation civique d’un peuple, propre à lui permettre l’exercice sage et réfléchi de sa souveraineté. » À l’appui de sa démonstration, l’historien cite le propos du rapporteur de la loi au Sénat, Eugène Pelletan : « La presse à bon marché est une promesse tacite de la République au suffrage universel. La presse, cette parole présente à la fois partout et à la même heure, grâce à la vapeur et à l’électricité, peut seule tenir la France tout entière assemblée comme sur une place publique, et la mettre, homme par homme, jour par jour, dans la confidence de tous les événements et au courant de toutes les questions. »
1789-1881 : il aura donc fallu effectivement pas loin d’un siècle pour que la République parvienne enfin à se doter d’une législation progressiste, qui garantit la liberté de la presse et qui définit concrètement ce que peuvent être les abus dans l’usage de cette liberté. On comprend pourquoi le texte a ensuite pris une aussi forte résonance et figure parmi les textes fondateurs de la République.
Au regard de cette perspective longue, on comprend aussi la gravité du travail de détricotage entrepris par Emmanuel Macron, qui s’insère dans une remise en cause beaucoup plus vaste des libertés publiques. Car en ce début du XXIe siècle, un pouvoir soucieux de l’intérêt général aurait eu mille raisons de s’inspirer de la loi de 1881 pour proposer aux citoyens d’autres avancées démocratiques.
À la fin du XIXe siècle, le pays vit une révolution industrielle majeure, celle induite par l’électricité qui conduit progressivement à l’automatisation et à la fabrique ; et dans le cas de l’information, à l’imprimerie moderne et donc à la presse de masse. Les fondateurs de la IIIe République ont à l’époque, par la loi de 1881, l’intelligence de promouvoir une législation progressiste qui répond à ce surgissement démocratique qu’est le quotidien moderne.
Or, aujourd’hui, le pays vit de nouveau une révolution industrielle majeure, celle des technologies de l’information et de la communication, révolution qui pourrait permettre de refonder et d’améliorer le droit de savoir des citoyens, au travers des outils modernes qu’est l’internet participatif. Or, au lieu de se saisir de ces outils, le pouvoir cède à des penchants autoritaires et, loin de refonder et d’élargir la loi de 1881, pour avancer vers un véritable « Freedom of Information Act » à la Française, il s’applique à dynamiter cette loi fondamentale.
Il suffit de se replonger dans notre histoire pour mesurer la gravité de ce que nous vivons. Se replonger par exemple dans la lecture de Victor Hugo, dont l’alerte est d’une brûlante actualité : « La liberté mutilée, c’est la souveraineté paralysée. »
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