Comment parler des « invisibles » en leur absence, dans « Grand bien vous fasse » (France Inter)

samedi 16 mai 2020.
 

par Frédéric Lemaire, jeudi 7 mai 2020

Ce 1er mai, France Inter rendait hommage aux « travailleuses et travailleurs en première ligne [1] ». L’émission matinale « Grand bien vous fasse ! » traitait en particulier de la condition des personnels d’entretien, et de leur invisibilisation… en réussissant un exploit : ne pas donner une seule fois la parole à ces « invisibles ».

Au micro de France Inter ce matin du 1er mai, Ali Rebeihi introduisait en ces termes la première partie de son émission :

À l’occasion de la journée spéciale consacrée à ceux qui sont en première ligne, on s’intéresse aux travailleurs longtemps invisibles devenus visibles, indispensables : les agents de propreté qui assurent des missions essentielles en ce moment. Ici à Radio France, je salue Rajini ou Gisèle, tous ceux et toutes celles qui font en sorte que notre belle maison soit sécurisée d’un point de vue sanitaire.

Hommage, donc, à celles et ceux qui sont habituellement invisibles (ou plutôt rendus invisibles) dans les grands médias [2]. Un hommage d’emblée étonnant, tant les personnels en question semblent présentés comme des objets de curiosité, « devenus » indispensables (soudainement ?) et dont les missions sont présentées comme essentielles « en ce moment ». Une impression qui sera par la suite confirmée par un constat sans appel : aux dits « invisibles », il ne sera pas donné la parole… de toute l’émission !

D’autres parleront à leur place. Et quoi de plus normal qu’un « casting » composé majoritairement d’hommes blancs pour évoquer une profession particulièrement féminisée et racisée [3] ? Sont ainsi invités pour l’occasion Pierre Rosanvallon et François Héran, deux professeurs au Collège de France ; Philippe Jouanny, un représentant patronal de la Fédération des entreprises de propreté ; et Aurore Desjonquères, chargée d’étude à la DARES (ministère du Travail).

Il aurait pourtant été facile (et cohérent) d’inviter une salariée ou une représentante syndicale. Mais ça n’a pas été le choix des programmateurs de l’émission. Que les « invisibles » se rassurent : ils pourront tout de même joindre le standard d’Inter... c’est du moins ce qu’annonce le présentateur.

Nous attendons également tous les agents de nettoyage qui travaillent pendant le confinement, le standard leur est ouvert. Si vous avez été agent de propreté n’hésitez pas également à témoigner [4].

Et pourtant malgré cette annonce, aucun de ces travailleurs n’interviendra au cours de l’émission. Les invités se succéderont avec la présentation de l’étude d’Aurore Desjonquères et des travaux de François Héran. Puis ce sera au tour de l’illustre Pierre Rosanvallon d’évoquer « l’invisibilisation » des salariés du secteur de l’entretien.

Enfin l’animateur se tournera vers le représentant des patrons du nettoyage, Philippe Jouanny, pour lui demander s’il ressent « la reconnaissance des citoyens ». Tant il est évident que cette reconnaissance lui est adressée, et non à celles et ceux sous ses ordres. Modeste, le patron se contentera de saluer le travail de « nos femmes et nos hommes » que la crise permettrait enfin « d’humaniser » (sic).

L’animateur va alors redoubler d’impertinence :

Dans le secteur du nettoyage, les emplois sont rarement à temps plein, avec du travail partiel subi, des horaires décalés, des cumuls d’emploi… ce sont vos clients qui imposent ces horaires d’intervention à vos agents ?

Ou comment ménager le patron en imputant à d’autres l’entière responsabilité de la dégradation des conditions de travail dans le secteur du nettoyage… Les « invisibles » apprécieront !

Quant au standard, nous le disions : le bilan est nul. La seule auditrice à pouvoir prendre la parole, Catherine, se présente comme déléguée du Préfet. Le « témoignage » d’un agent de nettoyage était pourtant prévu au milieu de l’émission, mais l’animateur y coupera rapidement court :

- Ali Rebeihi : Coup de projecteur ce matin sur les personnels d’entretien dans « Grand bien vous fasse », bienvenue Yves.

- Auditeur : Oui, bonjour.

- Ali Rebeihi : Vous êtes agent de nettoyage, c’est ça ?

- Auditeur : Oui, oui.

- Ali Rebeihi : Alors racontez-nous un petit peu.

- Auditeur : Moi je voulais juste vous dire que France Inter, ça fait plusieurs fois que je vous appelle, et que en fait je m’appelle Khaled, et vous n’avez jamais pris mon appel, et maintenant je m’appelle Yves vous prenez mon appel. Vous êtes une radio de racistes et…

- Ali Rebeihi : On va interrompre, là, monsieur, désolé, cette prise à partie est absolument inadmissible.

Il est bien sûr difficile d’attester de la véracité du propos de l’auditeur – selon lequel la parole lui aurait été refusée en raison de son nom. Reste que son éviction est particulièrement brutale, l’animateur ne cherchant pas à en savoir davantage et balayant la critique d’un revers de main [5].

Et en définitive, quoi qu’on pense de la qualité des interventions, le constat est là : sur la demi-heure de débat sur la condition des travailleuses et travailleurs du nettoyage, aucun ne sera amené à prendre la parole. La mise en abyme est même totale lorsque Pierre Rosanvallon fait mine de s’insurger contre leur invisibilité au cours de l’émission :

Quelle est la place des personnels de service, quelle est la place de ceux qui font le ménage dans les films, dans les séries ? Au fond, tout ce qui nous renvoie une image de notre société. Il y a des grands trous dans ces images, et ces grands trous, c’est tout ce monde des invisibles et pourtant quantitativement important, ce sont ceux sans lesquels la société ne pourrait pas tourner, parce que nos biens ne seraient pas livrés, nos locaux ne seraient pas nettoyés.

Sans réaliser le fossé entre la situation et son propos :

J’espère que la période que nous vivons actuellement va déboucher au moins sur ce sentiment qu’il faut organiser la visibilité (sic). Dire qu’il y a des invisibles, c’est très bien […] Mais la deuxième étape, ce serait de dire comment organiser la visibilité, comment donner plus de place dans l’image que nous avons de la société, dans la considération mutuelle que nous avons des uns et des autres […] Pour que, derrière le mot solidarité, il y ait des personnes concrètes, il faut effectivement des émissions comme la vôtre, qui devraient être démultipliées, des reportages, des articles de presse, des livres […]. Nous devons avoir aujourd’hui en démocratie une politique active de la visibilité réciproque des uns et des autres dans la société.

Étrange incantation déclamée dans une émission au cours de laquelle aucun de ces « invisibles » ne sera entendu, alors même qu’elle leur est dédiée. Bref, une invisibilisation au carré. Tout se passe comme si ces travailleurs n’étaient que de simples figurants de circonstance – que le 1er mai permettrait d’évoquer à l’antenne de manière « exceptionnelle ». D’autres émissions ont certes permis de leur donner la parole le jour même à l’antenne de France Inter (comme le « Téléphone Sonne »). Mais il faudra bien plus qu’une « journée spéciale » pour combler les angles morts de la représentation de la diversité sociale à la radio, comme à la télévision… Avec ses travers habituels : dépolitisation, condescendance, invisibilisation ou folklorisation des travailleurs.

Frédéric Lemaire


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