Pourquoi l’écologie est-elle au cœur du projet d’émancipation humaine  ?

mardi 24 novembre 2015.
 

A) Avant l’irréversible, l’enjeu du politique

par Élisabeth Godfrid, philosophe 
au CNRS

Dans les tombes d’Homo sapiens, des parures de coquillages. Sous terre, des objets de la vie encore. Le tranchant de la perte, là, comme émoussé, un voile posé sur l’insupportable de la mort. Petit arrangement d’un rituel qui tente d’oublier, de faire oublier ce avec quoi on ne peut transiger  : une irréversibilité. Dans l’événement de Charlie, c’est ce voile qui s’est déchiré. L’irréversibilité a resurgi crûment, violemment. Jamais plus Cabu, jamais plus Wolinski et les autres. La foule qui défila en silence, les pancartes «  Je suis/Nous sommes Charlie  » ont renoué le fil des coquillages, recréant à nouveau, entre les vivants et les morts, le lien du seul commun  : une finitude humaine dans la contingence. Ceux qui ont tué ont décidé ce qui, sans consentement, ne peut l’être  : l’heure d’une mort, s’octroyant sur l’autre un droit de vie/de mort. La terreur s’y fonde, désir de se rendre maître de l’événement, de capturer l’insaisissable, le mouvement d’une vie, l’«  entre  » du passage. Cet «  entre  » que le rituel a tenté de réinsuffler, les «  Je suis/Nous sommes Charlie  » faisant comme renaître le lien que la terreur a voulu rompre, des vies reliées d’avoir en partage cela même qui les délie  : la communauté de la mort.

Le politique s’inaugure dans ce sentiment d’un partage, dans la conscience d’une responsabilité envers lui, où pas un ne peut se substituer à la contingence, provoquant, avançant l’heure d’une mort. User un homme, l’affaiblir, l’épuiser jusqu’à le faire mourir, ou la fin du politique. Ne plus veiller au souffle de l’autre.

Entre les Homo sapiens réunis autour du feu et ceux d’aujourd’hui, un même souci  : se mettre ensemble pour être moins vulnérables. Vulnus, la blessure. Homme ouvert, précaire, l’à-venir de son souffle toujours incertain, ne pouvant maîtriser l’événement de l’«  entre  ». Le passage se fera-t-il  ? L’inspire arrivera-t-il ou non  ? «  Tout mouvement nous découvre  », dit Montaigne. Phrase vertigineuse de l’homme qui avance dans le mystère, à découvert. Mouvement passant, toujours sous le sceau d’un «  peut-être  ». Le politique ne garantit rien, juste donne les conditions de possibilité pour que tous puissent s’élancer vers ce «  peut-être  ». Code d’Hammourabi  : «  apporter les règles du droit dans le pays… de sorte que le puissant ne puisse nuire au faible  ». Déclaration des droits de l’homme et du citoyen le 26 août 1789 : «  La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.  » Une écologie, alors, ne peut être que politique, l’intérêt commun étant l’autre nom d’une politique des coexistences.

Ne pas lutter ensemble contre le réchauffement climatique, ne pas restreindre l’émission des gaz à effet de serre, dépasser les 2° C, reporter toujours plus tard les moyens de les diminuer au nom des «  nécessités  » de la concurrence, des rivalités de puissance privées et étatiques, avancera l’heure de la mort des espèces les plus vulnérables, humaines et non humaines, condamnées par une terreur moins visible mais tout aussi mortifère  : l’indifférence de ceux qui, ne voulant pas renoncer à l’égo-centrement d’un accaparement, se substituent de fait à la contingence, s’autorisant d’être arbitre d’un droit à l’existence. La terreur ici n’a pas besoin de guillotine pour tuer  : elle fait mourir de laisser mourir. N’éprouvant pas le sentiment d’un partage, elle départage, cyniquement  : ceux qui vivront et mourront un jour, ceux qui mourront non dans l’imprévisible de la contingence mais par des hommes, par leurs choix économiques, visant une politique veillant davantage sur leurs intérêts particuliers que sur l’usure prématurée.

Au bout de ces choix, villes inondées, terres asséchées, famines, violence meurtrière des frustrations et ressentiments, retour en force de ce que Freud appela l’Hilflosigkeit, la détresse, hilflos, sans aide. L’homme ici démuni, non pas d’être né mais d’être abandonné. Millions de migrants climatiques incertains même de trouver refuge.

L’enjeu de la COP21 est une écologie vraiment politique, avant l’irréversible. S’ouvre, par cette réunion des hommes et des États, l’opportunité d’une nouvelle Renaissance, avec d’autres valeurs qui déjà montent, transformant pratiques et relations. Non plus la vision héroïque d’un individu «  autonome  », métamorphose en son temps féconde de s’être libéré, d’avoir défusionné, prêt à franchir et à s’affranchir, risquant de se refermer sur sa liberté jusqu’à vouloir déréguler pour son propre compte, mais les valeurs d’un individu se vivant interdépendant, solidaire des générations précédentes et à venir, des autres hommes et cultures en diachronie et synchronie. Sentiment de reconnaissance non seulement envers les hommes mais des mondes, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, minéral, végétal, animal, chacun partie prenante dans la complexification croissante. Modifiant alors la notion même «  d’environnement  » référée encore à un individu en face à face au monde.

La res publica, la chose publique, vit et se renouvelle dans ce sentiment d’un trait d’union de «  l’entre  », dans la gratitude à l’égard de ce qui a été donné et passé, transmis des uns aux autres. Une économie politique de passeurs alliée à la curiosité, au pouvoir d’imaginer, capable par l’éducation d’inventer d’autres styles du passage  : valeurs horizontales, collaboratives, coopératives, ouvrant par un faire inédit à de nouveaux métiers. Ceux des énergies renouvelables, ceux des mondes à venir, inconnus encore. Décider maintenant la transition écologique pour un développement durable soucieux des biens communs serait déjà le pont humain rétif aux prédations et privilèges, continuant à sa manière la nuit du 4 août 1789. La vie ne peut être un privilège.

B) L’environnement avec Marx  : les « en-communs »

par Roland Charlionet, chercheur Inserm et Luc Foulquier (1), chercheur 
en écologie

L’évolution naturelle des espèces a donné à Homo sapiens la possibilité d’agir de plus en plus efficacement sur son environnement et de communiquer de manière de plus en plus précise avec ses congénères. Marx met en exergue que, pour cela, deux médiateurs en interrelation constante sont utilisés, l’outil et le signe. L’activité humaine présente comme caractéristique de se déployer dans un temps long marqué par l’anticipation, la formulation du projet, la mise en œuvre attentive, l’analyse des résultats. Ces facultés ont permis aux êtres humains de franchir un saut qualitatif complètement original dans le règne animal  : la capacité de développer à l’extérieur de leur organisme individuel un monde d’objets matériels et immatériels (par exemple l’écriture, l’imprimerie et l’informatique, qui sont les supports matériels de la mémoire et du raisonnement…). Ce monde de l’être humain émancipe peu à peu les humains de leur déterminisme biologique et transforme leurs capacités physiques et psychiques. Il est constitué d’outillages performants, de paysages ruraux et urbains, de multiples langages, de réseaux de communication et de transport, de représentations et d’institutions qui structurent la vie sociale, d’œuvres littéraires, artistiques, scientifiques et spirituelles d’une infinie diversité… Cette production dans tous les domaines modifie les pratiques individuelles et collectives, bouscule l’organisation de la société et son environnement naturel. Le monde de l’être humain est en édification permanente. Son essor est en phase d’extension rapide.

Si la nature a produit Homo sapiens, c’est l’humanité qui a produit l’être humain d’aujourd’hui. L’être humain n’est pas une entité qui aurait obtenu une fois pour toutes lors de son émergence ses principales caractéristiques qu’il suffirait de transmettre telles quelles de génération en génération. «  L’essence humaine n’est pas une abstraction inhérente à l’individu pris à part. Dans sa réalité effective, c’est l’ensemble des rapports sociaux  » (Marx, «  6e thèse sur Feuerbach  »). Ce que nous sommes et ce dont nous pouvons profiter actuellement, nous le devons à l’ensemble de nos prédécesseurs et de nos contemporains qui ont contribué à édifier l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui notre responsabilité est d’orienter le devenir de l’humanité vers un monde de plus en plus civilisé, respectueux dans ses liens à la nature.

Les êtres humains actuels font partie du monde naturel et ont en partage, avec les choses et les êtres de la Terre, son immense histoire. Tous les éléments atomiques dont nous sommes constitués ont été créés dans les étoiles. C’est une des signatures de notre appartenance à la nature universelle. Nous partageons avec l’ensemble de la matière vivante toutes les structures moléculaires biologiques qui fondent nos corps  : les chaînes d’ADN, les protéines, les complexes glucidiques. Les humains ont hérité de la part des êtres vivants multicellulaires la sexualité et la mort. Dans les Manuscrits de 1844, Marx écrit  : «  La nature est le corps non organique de l’homme.  » Ou encore  : «  Dire que la vie physique et intellectuelle de l’homme est indissolublement liée à la nature ne signifie pas autre chose (…) que la nature est indissolublement liée avec elle-même, car l’homme est une partie de la nature.  » L’être humain moderne a donc deux en-communs fondamentaux, le monde de l’être humain et le monde naturel. Quand il les oublie, c’est alors que surviennent les gros problèmes. Les deux en-communs fondamentaux ne sont pas indépendants l’un de l’autre  : le monde de l’être humain est issu, se nourrit et se développe à partir du monde naturel. La relation de ces deux entités est donc forcément complexe, dialectique, parfois même conflictuelle. Notamment la progression de la production de biens à l’échelle mondiale et l’augmentation de la puissance opératoire des nouvelles technologies peuvent engendrer, si elles ne sont pas correctement maîtrisées, des catastrophes sur l’environnement et sur la société.

Le cas des émissions du dioxyde de carbone et des conséquences sur le climat le montre. Selon Marx, il faut résolument combattre toute rupture entre l’homme et la nature. L’avenir ne peut s’édifier que par une prise de conscience généralisée et sans cesse renouvelée des en-communs du monde de l’être humain et du monde naturel permettant de développer, dans tous les domaines où se déploient les activités productives, les biens communs de l’humanité. Les ressources indispensables à la vie et au développement de la société (matières premières, eau, air, nourriture, énergie, sols, semences, forêts, océans, biodiversité, connaissances, etc.) sont sources de conflits locaux ou mondiaux si on les laisse dans les mains du capitalisme. Il faut pouvoir les partager équitablement entre tous, et les gérer démocratiquement et durablement par tous, c’est-à-dire les considérer comme des «  biens communs  » (voir Elinor Ostrom). Or le progrès actuel des connaissances scientifiques et techniques, notamment des sciences de l’information, fait apparaître la possibilité d’organiser efficacement le partage et la gestion durable des biens communs entre et par tous les êtres humains. Cette possibilité, qui émerge, est une porte qui s’ouvre sur un devenir pleinement humain – mais c’est une porte ouverte également sur une possible déshumanisation de la société. Rien n’est écrit d’avance bien sûr  !

Comment gérer les biens communs naturels malgré la finitude du monde  ? Il faut pour cela tenir compte que notre Terre, qui baigne continûment dans un flux énergétique, fonctionne en cycles complexes et intriqués les uns avec les autres, plus ou moins longs. Les êtres humains n’échappent pas à la règle. Il ne doit pas y avoir de «  ruptures métaboliques  » entre eux et la nature (l’utilisation du concept de «  métabolisme  » pour caractériser les rapports «  homme/nature  » est due à Marx). Si elles veulent perdurer, les sociétés humaines doivent inscrire leurs activités dans le cadre des cycles naturels. C’est une perspective que décrivaient déjà Marx et Engels. On la désigne maintenant sous le nom d’économie circulaire. L’écologie a beaucoup à perdre en ignorant l’apport de Marx et les contributions des communistes.

(1) Auteurs de «  L’être humain et la nature, quelle écologie  ?  », 
note de la Fondation Gabriel-Péri.


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