« Plutôt que décroissance, il faut penser bien-être et démocratie » (entretien avec Marc Dufumier)

dimanche 8 août 2010.
 

David Servenay (Rue 89) – Pourquoi les agriculteurs du Nord ne parviennent-ils pas à nourrir l’humanité aujourd’hui, compte tenu des progrès effectués depuis cinquante ans ?

Marc Dufumier – La réponse est facile : la faim naît de la pauvreté des gens du Sud.

Les agriculteurs du Nord sont, c’est vrai, excédentaires pour les produits de première nécessité (céréales, légumes secs, viande…). Ils pourraient donc nourrir le monde entier : il faut 200 kilos d’équivalent céréales par an pour nourrir un habitant, et la production mondiale totale est déjà de 330 kilos par habitant.

Mais voilà, les gens sont pauvres, dans les pays du Sud, mais aussi en France, aux Etats-Unis, en Argentine ou au Brésil. Les 130 kilos d’excédents vont ailleurs, vers des marchés solvables, comme les usines d’aliments pour bétail. Et depuis peu, une part de cette énergie alimentaire va aussi abreuver nos voitures sous la forme de bio-carburants.

C’est donc un déséquilibre chronique…

Oui, mais il concerne le système économique mondial, et pas seulement l’agriculture.

Les pays du Sud sont dans une compétition totalement inégale, une course entre un coureur à pied et un pilote de Formule 1 et où celui qui est subventionné, c’est le pilote !

Prenons un paysan de Casamance (Sénégal), qui repique du riz à la main :

Il cultive 0,5 hectare, avec un rendement de 1,1 tonne à l’hectare

Il produit 550 kilos de riz par an, quantité utilisée en partie pour les semences

La valeur ajoutée de son travail est donc de 0,5 tonne de riz par actif et par an

Un agriculteur de Camargue qui plante du riz avec son tracteur :

Il cultive 100 hectares, avec un rendement de 5 tonnes à l’hectare

Il produit 500 tonnes de riz par an, 400 servent à pauer les semences, le prix du diesel, des engrais…

La valeur ajoutée de son travail est donc de 100 tonnes de riz par actif et par an

Vous avez donc un rapport de 1 à 200 entre ces deux agriculteurs.

A Dakar, le paysan va essayer de vendre sur le marché le peu de riz qui lui reste pour acheter des produits de première nécessité.

Sur ce marché, son riz est en concurrence avec les autres riz (chinois, thaïlandais, vietnamien…) qui, tous, se vendent au même prix. Or, dans le sac de riz de Casamance, il y a 200 fois plus de travail que dans celui de Camargue. Donc, le paysan sénégalais ne pourra produire assez pour acheter ce dont il a besoin.

Pire : ceux qui s’endettent, à défaut de pouvoir épargner, sont obligés, au moindre accident climatique, de vendre leur terre et de s’exiler en ville.

C’est la raison pour laquelle l’Afrique achète une part croissante de son riz en Chine ?

L’Afrique achète surtout son riz (en fait des brisures de riz) au Vietnam et à la Thaïlande. Le prix de ce riz est indexé sur la productivité d’un travail hautement mécanisé, mais qui aussi nettement sous-payé.

D’ailleurs, depuis que la Chine est entrée à l’OMC, nous observons un mouvement massif d’exode des campagnes vers les villes côtières. Cela tient au fait que l’agriculture chinoise ne parvient pas à être suffisamment rémunérée.

Que pensez-vous de l’argumentaire des multinationales disant : « Les OGM vont pouvoir nourrir les pays du Sud » ?

La pauvreté est à l’origine de la faim. Il faut augmenter les rendements. La bonne question, c’est comment ? Est-ce que cela passe par les OGM ou plus simplement par « l’amélioration variétale » dans les pays pauvres ?

Là où l’on a réalisé la « révolution verte » en s’inspirant des pays du Nord, c’est-à-dire en améliorant les variétés cultivées, il faut aussi des engrais de synthèse et une protection phytosanitaire, avec des coûts monétaires et environnementaux qui explosent.

En gros, on devient plus dépendant de la pétrochimie. Et cela donne les exclus de la révolution verte.

Mais il y a des contre-exemples, non ?

Elle a réussi avec l’irrigation, le drainage et dans des exploitations familiales de taille moyenne. Dans le Penjab, l’île de Java, le delta du fleuve rouge, le Nordeste mexicain, certains coins d’Afrique australe… en fait partout où il n’y avait pas d’aléas climatiques, cela a marché.

Mais elle a eu un coût écologique, en introduisant la pollution, et elle a pesé sur l’équité sociale. Il ne faut pas renoncer à augmenter les rendements, mais autrement.

Changer de modèle

Justement, y-a-t-il d’autres voies connues ?

Oui, mais elles sont peu connues du grand public et souvent méprisées par certains agronomes, généticiens et technocrates.

D’abord, l’énergie alimentaire que nous dépensons, vient du soleil, via le mécanisme de la photo-synthèse, avec l’aide du carbone de l’air. Idéalement, il faudrait faire en sorte que pas un rayon de soleil ne retombe à terre.

Il faut aussi que la plante soit correctement alimentée en eau et pas trop exposée au vent. Il faut donc des haies, des arbres d’ombrage pour créer un micro-climat qui permette de poursuivre le plus longtemps possible la photo-synthèse.

Ensuite, on se nourrit aussi de protéines végétales. Pour cela, il faut de l’azote que l’on trouve dans l’air ou dans les légumineuses (trèfle, luzerne, haricot, arachide, soja, acacia), qui sont capables de fixer ce gaz pour fabriquer des protéines végétales.

Enfin, on a aussi besoin d’éléments minéraux, dans le sol, qui sont moins renouvelables. Certaines plantes sont capables d’aller chercher ces minéraux en profondeur dans le sol, pour les recycler ensuite dans la couche arable en éléments fertilisants. L’acacia, par exemple, permet de créer un micro-climat très fertile.

Il faut travailler en circuit court, sur la gestion des cycles de l’eau, du carbone, de l’azote et des éléments minéraux. Donc, en oubliant la monoculture, la « chimisation », les tracteurs, mais en travaillant sur l’association des variétés pour faire une agrobiologie renouvelable.

La décroissance

Croyez-vous en la décroissance ?

Je suis un militant, mais d’abord un scientifique. Les scientifiques n’ont ni croyance, ni dogme. Donc, je n’y crois pas, parce que je ne crois à rien. Est-ce que j’y adhère ? Au fond, je n’en sais rien.

Le mot « décroissance », comme la croissance, me déplaît. Serge Latouche dit que le meilleur terme aurait dû être l’accroissance, pour sortir de cette dialectique croissance/décroissance. Il nous faut plutôt penser bien-être et démocratie.

Vous pensez que la population serait disposée à consommer moins, du point de vue agricole ?

Oui, mais sous conditions. Est-ce qu’elle l’est maintenant ? La réponse est non. Si ce mouvement est militant, c’est qu’il est conscient que l’immense majorité des gens auraient intérêt à revoir la copie.

Un nombre croissant de gens souffrent de l’obésité, du diabète, du cholestérol, de cancers dont l’origine pourrait être lié aux excès de ce bonheur consommateur. C’est avéré dans le cas du cancer de la prostate à cause du chlordécone utilisé aux Antilles.

Les gens ne sont plus si heureux à surconsommer un certain nombre de produits. Donc, il ne faut pas exclure de sortir de cette addiction, comme pour la cigarette.

Pour l’agriculture, il faut un virage à 90 degrés. Les agriculteurs ne sont pas responsables de cette situation, même si certains ont crû que la vocation de la France était de nourrir la planète.

S’il y a une vocation, c’est de faire de bons produits, bons aussi pour la santé, en revenant aux principes fondamentaux de l’agronomie. Dans les urgences françaises, il faut reconstituer l’humus de nos sols, remettre de l’azote dans la terre par les légumineuses et rediversifier nos agricultures.

Politiques et syndicats

Vous dites que les paysans français ont été trahis par l’industrie, l’Etat et les syndicats…

Quand on discute, les agriculteurs me disent : « On a fait ce qu’on nous demandait, dans un marché où le client est roi. » Je leur réponds : « C’est vrai, mais entre vous et le client, il y a l’agro-industrie et la grande distribution qui formatent le comportement des consommateurs, souvent stupide dans les supermarchés. »

Les agriculteurs ont aussi souffert de l’amont : la recherche et les agronomes technocrates. « Améliorer un rendement », ce n’est pas scientifique, c’est un jugement de valeur. Le meilleur et le bien-être, ce n’est pas à l’agronome de le décider.

Quid des syndicats ?

Le syndicalisme majoritaire…

Vous voulez dire la FNSEA…

Oui… Elle a participé de ça, car certains y ont trouvé leurs intérêts, en faisant des choix de court terme. Regardez les algues vertes en Bretagne. Vous allez chercher de l’azote au Brésil, parce qu’on ne fabrique plus de fumier en Bretagne, cela part dans les cours d’eau pour faire des algues vertes sur les côtes : ça fait désordre, non ?

A qui la faute ? Au colbertisme centralisateur à la française ? Aux responsables politiques ?

Si ce n’était que le colbertisme à la française, ce ne serait pas grave. A Bruxelles, les lobbies sont très organisés et très puissants face aux responsables politiques. Ces multinationales de la chimie ont un poids exagéré dans les décisions, en exerçant un chantage à l’emploi très efficace auprès des politiques.

Les politiques ont-ils conscience de ce que vous expliquez là ?

Je côtoie des politiques de tous les bords et j’observe quand on argumente, qu’ils n’ont pas d’incompréhension. Personne ne me dit : « Vous avez tort. » Tous répondent : « Il faut être pragmatique, tenir compte de l’opinion publique telle qu’elle est aujourd’hui. » Tous m’invitent à ne pas être radical dans les propositions.

Je réponds qu’on n’échappera pas à une révision complète de la copie et que pour réussir ce virage, il nous faut l’adhésion de l’immense majorité des agriculteurs, des consommateurs et des citoyens soucieux de l’environnement. Il faut juste bien définir le cap et les progressions.

C’est peut-être une question de moyens…

On ne manque pas d’argent ! Tous les ans, il y a plus de dix milliards d’euros de subventions pour nos agriculteurs, soit l’équivalent du plan de sauvetage pour Haïti pour les cinq ans à venir. Si cet argent servait à financer des bonus à produire plus de légumineuses dans nos assolements, le bio pour les collectivités locales, les cantines des entreprises… pour rémunérer correctement les paysans.

Je suis aussi favorable aux malus, en taxant très fortement tout ce qui est très consommateur d’énergie fossile. Evidemment, pour les plus pauvres, il faut que cette taxe carbone serve de compensation financière, il faut donc en priver les 15% les plus riches au bénéfice des autres 85%.

C’est une sorte de bouclier fiscal à l’envers ?

Exactement. Il faut un courage politique fort, contre tous les lobbies. L’échec de la taxe carbone, c’est d’abord la responsabilité des politiques de tout bord.

La classe politique actuelle manque de courage ?

Si la classe politique manque de courage, c’est parce qu’elle est à l’écoute de l’opinion, parfois versatile et manipulable. Comme les médias. Le fétichisme de la marchandisation et l’ignorance de cette inégalité de 1 à 200 que j’évoquais tout à l’heure, c’est cette idéologie qui est l’origine de l’aveuglement des opinions.

Le Grenelle de l’environnement

Vous avez participé au Grenelle de l’environnement, dans le groupe qui planchait sur l’agriculture. Les promesses faites alors ont-elles été tenues ?

Globalement, la loi Grenelle 1 est passée à la quasi-unanimité. La loi Grenelle 2 était au rabais par rapport aux conclusions de l’accord. Et puis le plus important, ce sont les décrets et les arrêtés d’application. Et là, plus le temps passe, plus l’enthousiasme retombe…

Il y a eu des redditions : sur l’autoroute dans le Béarn, sur le réseau ferré qui se détériore. Les vraies décisions courageuses n’ont pas été prises, come la taxe carbone ou encore les droits de douane sur l’importation de soja brésilien.

Vous vous sentez dupé ?

Je ne regrette rien, pour deux raisons : ce fut un excellent moment dans le débat d’idées, dont certaines ont avancé dans l’opinion publique, les ONG, le personnel politique. Un moment intense et utile.

Aujourd’hui, je peux m’adresser aux politiques en leur disant : j’y ai participé, mais je n’aime pas du tout les retards de la mise en œuvre de cet accord et je n’en comprends pas les raisons. Et si ça continue, je dirais que cela s’appelle une « trahison », que je n’avais pas besoin d’être humilié par un « show ».

L’écologie sera un thème central du débat d’idées en 2012 ?

Oui, ça l’est déjà. Un certain nombre de gens aimeraient bien que l’on étouffe ces affaires. Il y aura d’autres moments que 2012, c’est un combat à très long terme, car c’est un combat d’idées.


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