Des ghettos juifs aux ghettos urbains contemporains

samedi 7 janvier 2023.
 

Article original : http://robertmascarell.overblog.com...

Avant de traiter des ghettos, il convient me semble-t-il, de définir le poids de ce mot terrible et l’évolution de sa signification à travers l’histoire. Quoi de commun, en effet, entre le Ghetto de Varsovie et ceux dont les médias et les leaders d’opinion nourrissent le débat public en évoquant les "ghettos" à tout propos et hors de propos. Ainsi, existeraient des ghettos intellectuels, religieux, moraux, sociaux, artistiques, etc... Par ces dérapages sémantiques, ils participent, volontairement ou non, d’une tentative d’exorcisme en banalisant le mot.

Les ghettos contemporains sont-ils une fatalité ou une conséquence fatale ?

C’est une très longue histoire. Il était une fois... il y a huit millions d’années, notre ancêtre se détachait du monde animal. Il lui a fallu cinq millions d’années pour se tenir debout...

Il découvre les outils, les rituels, etc...

Il s’abrite, se vêt, chasse, plante, cueille, s’organise. Sa morphologie évolue, il se transforme.

Et depuis 30 000 ans, ses descendants, les Homos sapiens sapiens que nous sommes, ne pouvant survivre seuls, cohabitent et se subissent en couples, familles, hordes, tribus, clans, groupes ethniques, bandes, armées, légions, castes, bataillons, corporations, communautés, sociétés, classes sociales, Etats, nations, etc...

La vie en société n’est pas une découverte, elle n’a fait que s’élaborer, s’organiser. De mieux en mieux ? Voire !

C’est une question de degrés et de progrès.

Mais jusqu’à ce jour, il ne semble pas que nous ayons totalement réussi à cohabiter et encore moins à vivre ensemble.

Autre forme d’organisation sociale, le ghetto

Ce mal existait bien avant le mot. Le terme ghetto n’apparaît qu’en 1516, à Venise. Sur l’origine du mot, les thèses varient. Il pourrait s’agir d’une corruption du mot italien giudeica, venant lui-même du latin : judaicam, à moins que ce ne soit une déformation du mot gietto (fonderie de canons de Venise, site également du quartier juif). D’après le Grand Robert, le terme ghetto pourrait aussi provenir du mot italien : ghettare, qui signifie jeter. Quelle que soit l’origine de ce mot : il restera indéfectiblement lié à une perversion des intégrismes chrétiens et musulmans.

Mais si le mot n’apparaît qu’en 1516, l’exclusion était en vigueur depuis des siècles. Par exemple, le concile de Nicée en 325 consacrait l’accusation de déicide contre le peuple juif. Les conciles se succèdent, celui de Vannes en 465 interdit aux clercs de prendre leurs repas en compagnie de juifs, ceux de Macon, Metz et Clichy étendent cette obligation à tous les chrétiens. Les mariages entre chrétiens et juifs sont prohibés par le concile d’Orléans en 533. En 535, au concile de Clermont, interdiction est faite aux juifs de juger les chrétiens. Une ordonnance de Chilpéric proscrit aux juifs de France d’employer des chrétiens. En 614, le concile de Paris confirme cette mesure, que le roi Clotaire II et son fils Dagobert, ensuite, reprennent à leur compte.

Le IVème concile du Latran en 1215 a d’abord défini le principe d’une ségrégation forcée. Il s’agissait, alors, d’obliger juifs et sarrasins à porter des vêtements spécifiques pour éviter que des chrétiens aient des rapports sexuels avec eux. Un mandement de Philippe le Bel, du 18 juin 1294, a enjoint au sénéchal de Beaucaire d’installer les juifs de la ville dans un quartier séparé. Le 13ème siècle marque ainsi le passage du quartier librement habité par les juifs, au ghetto. L’initiative était progressivement généralisée à travers toute l’Europe au cours des 14ème et 15ème siècles mais aussi dans tous les pays islamisés.

Puis viennent s’ajouter d’autres exclus, enfermés, roués ou brûlés pour motifs religieux, à la liste des hors-la-loi et les murs : les hérétiques, les sorciers, les cathares, les huguenots, les prostituées, les possédés, les templiers, les fous, les lépreux ou bien encore les découvreurs de science, d’astronomie et de connaissances, qui ont dû se battre contre les dogmes des sacerdotes et du pouvoir tenant pour immuable et éternelle leur vérité.

L’Islam n’est pas en reste. Des siècles durant, les minorités juives et chrétiennes y ont vécu sous le statut humiliant de dhimmis. Le fanatisme et l’insécurité générale reléguaient les populations chrétiennes et juives constituant la "dhimmitude", principalement dans les villes où chaque communauté religieuse résidait dans son quartier réservé. Les communautés se côtoyaient sans se mêler. Juifs et chrétiens dhimmis subissaient le même statut réglementé par la Chari’a (loi religieuse islamique) et imposé sur l’ensemble des pays musulmans. Ses prescriptions principales exigeaient le paiement de la taxe coranique (jizya) sous peine d’esclavage ou d’exil, le versement du double des taxes perçues sur les musulmans, l’interdiction d’exercer une autorité sur un musulman et de témoigner dans un procès impliquant un musulman, la prohibition du port d’armes et de la propriété foncière. Astreints obligatoirement, sous peine de sanctions sévères, aux vêtements et aux couleurs spécifiques, les dhimmis subissaient dans tous les domaines des contraintes légales humiliantes.

Je viens d’aborder le rejet pour motifs religieux, voyons maintenant les rejet et enfermement pour raisons économiques et sociales. Je cite Michel Foucault dans l’"Histoire de la folie" : “Sous la Renaissance pour mettre un terme au chômage ou du moins à la mendicité, en 1532, le Parlement de Paris avait décidé de faire arrêter les mendiants et de les contraindre à travailler dans les égouts de la ville, attachés, deux à deux, par des chaînes. La crise s’accentue vite puisque, le 23 mars 1534, ordre est donné "aux pauvres, écoliers et indigents" de sortir de la ville... Les guerres de religion multiplient cette foule douteuse, où se mêlent des paysans chassés de leur terre, des soldats licenciés ou déserteurs, des ouvriers sans travail, des étudiants pauvres, des malades. Au moment où Henri IV entreprend le siège de Paris, la ville, qui a moins de 100 000 habitants, compte plus de 30 000 mendiants.” Fin de citation.

Des émeutes éclatent alors. L’Eglise les condamne avec sévérité, tandis que les Parlements se montrent plus indulgents. On trouve une solution neuve : la création de l’Hôpital. “C’est la première fois, poursuit Foucault, qu’on substitue aux mesures d’exclusion purement négatives une mesure d’enfermement ; le chômeur n’est plus chassé ou puni ; on le prend en charge, aux frais de la nation, mais aux dépens de sa liberté individuelle.” Fin de citation.

Après le rejet d’ordre religieux, puis d’ordre économique, évoquons le rejet d’ordre démographique. Claude Lévy-Strauss, dans "Tristes tropiques" écrivait en 1954 : “Ce problème du nombre, l’Inde s’y est attaquée il y a quelque trois mille ans en cherchant, par le système des castes, un moyen de transformer la quantité en qualité, c’est-à-dire de différencier les groupements humains pour leur permettre de vivre côte à côte.... Il est tragique pour l’homme que cette grande expérience ait échoué,.... Ce grand échec de l’Inde apporte un enseignement : en devenant trop nombreuse et malgré le génie de ses penseurs, une société ne se perpétue qu’en sécrétant la servitude. Lorsque les hommes commencent à se sentir à l’étroit dans leurs espaces géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire : celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l’espèce. Pour quelques dizaines d’années, les autres retrouveront les coudées franches. Ensuite, il faudra procéder à une nouvelle expulsion.... Ce qui m’effraie en Asie c’est l’image de notre futur par elle anticipée.” Fin de citation.

En résumé, de tout temps et dans toutes les sociétés, des minorités ont été mises à l’écart ou à l’index en raison de leur infériorité sociale, ou supposée telle, de leur origine ethnique ou religieuse ou de certaines maladies assimilées à des malédictions démoniaques. Ces parias avaient une fonction bien précise dans la société. Boucs émissaires, ils étaient évidemment coupables de tous les malheurs des temps, porteurs de toutes les impuretés de l’humanité. Ils naissaient avec, en quelque sorte. Ils étaient donc tout désignés pour effectuer les besognes les plus basses ou celles qui contrevenaient aux dogmes religieux. Les Indes avaient leurs parias ou intouchables, Sparte ses ilotes, Athènes ses métèques, Rome ses esclaves, l’Europe des siècles derniers ses juifs et ses gueux, etc...

Ce sera l’honneur de la Révolution française que de porter un coup sérieux à ces pratiques infamantes. Sur proposition de l’abbé Grégoire, en effet, l’Assemblée nationale constituante émancipait les juifs en 1791. Pour autant, ce n’était pas la fin de leurs malheurs, même si sous l’influence française, nombre de ghettos ont disparu en Europe au cours du 19ème siècle. Un certain Hitler, soutenu par bien des Allemands de l’époque, ne l’oublions pas, apparaît aujourd’hui encore comme l’un des plus grands criminels que l’humanité ait jamais enfanté, pour avoir, entre autres, recréé des ghettos dans les pays occupés, principalement à Varsovie. Ils étaient le prélude à la "solution finale", de sinistre mémoire.

Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, l’acception du mot ghetto a beaucoup évolué. Il est devenu, aussi, synonyme de "bidonville". Nous assistons à leur explosion à travers le monde. Cartes de la misère et des ghettos se superposent presque exactement et s’agrandissent, formant la mappemonde des laissés-pour-compte : SDF, réfugiés, exclus, faméliques... Leur nombre est en telle progression géométrique que nous sommes à la veille d’un basculement de société. Les nantis que nous sommes, égoïstes ou non, de plus en plus minoritaires, ne risquent-ils pas de former des ghettos de luxe au milieu d’un océan de misère ? L’Afrique dans sa totalité, l’essentiel de l’Amérique du sud, une grande partie de l’Asie connaissent déjà cette réalité.

Le Brésil constitue un exemple particulièrement édifiant. En 1962, il comptait 45 millions d’habitants pour un espace grand comme dix-huit fois la France. En 1989 il y en avait 160. L’ensemble des systèmes d’hydraulique, d’hygiène, de santé, de transports, d’éducation,... sont restés à peu près les mêmes. Oh certes ! les généraux et civils véreux qui se sont succédé au pouvoir ont bien réalisé de grands travaux, mais ils étaient aussi utiles au peuple que la construction de la cathédrale du président Houphouët Boigny en Côte d’Ivoire. Seuls s’en trouvaient bien leurs comptes en banque numérotés en Suisse. Pour le peuple des favellas, ce n’est, citant à nouveau Levi-Strauss, qu’ “ordure, désordre, promiscuité, frôlements, ruines, cabanes, boue, immondices ; humeurs, fiente, urine, pus, sécrétions, suintements : tout ce contre quoi la vie urbaine nous paraît être la défense organisée, tout ce que nous haïssons, tout ce dont nous nous garantissons à si haut prix, tous ces sous-produits de la cohabitation, ici ne deviennent jamais sa limite. Ils forment plutôt le milieu naturel dont la ville a besoin pour prospérer. A chaque individu, la rue, sente ou venelle, fournit un chez-soi où il s’assied, dort, ramasse sa nourriture à même une gluante ordure. Loin de le repousser, elle acquiert une sorte de statut domestique du seul fait d’avoir été exsudée, excrétée, piétinée et maniée par tant d’hommes.” Fin de citation.

Une telle catastrophe, dans un pays aussi naturellement riche, est le résultat de l’incompétence, du népotisme, de la corruption de ses dirigeants et de l’impunité dont ils jouissent grâce au soutien des pays occidentaux. L’accession au pouvoir de Lula ne change, semble-t-il, pas grand chose à cette situation. Les pays occidentaux étant toujours aussi soucieux de maintenir au plus bas les prix des produits qu’ils achètent au Tiers-monde.

J’ai parlé des pays pauvres et de leurs riches, venons-en maintenant aux pays riches et parlons de leurs pauvres.

La vingtaine de pays les plus prospères du monde, qui sont aussi, et ce n’est pas un hasard, les plus démocratiques, souffrent à des degrés divers de la montée du même phénomène. Je ne vais l’évoquer qu’à travers le plus riche et le plus puissant d’entre eux : les Etats-Unis et à travers notre pays.

Les ghettos noirs américains sont les seuls qui aient jamais vu le jour outre-Atlantique (les Blancs de diverses origines, juifs compris, n’y ont connu que des quartiers ethniques qui, même taudifiés, sont restés ouverts sur l’extérieur). Nés au début du siècle, sous la poussée des migrants noirs des Etats du sud, les ghettos sont un abcès urbain spécifique, qui, sous le sceau de la misère, imbrique discrimination, violence, délinquance, préjugés.

Sous la pression de l’hostilité blanche se sont développés des espaces de rejets comprimés. Un morceau de quart-monde noir au centre des villes.

Prenons l’exemple du West-Side de Chicago, mais j’aurais pu le choisir dans de nombreuses autres villes américaines. C’est une enclave de désolation urbaine qui contient près de 300 000 habitants. Tous les phénomènes d’exclusion y sont exploités à l’extrême. Près de la moitié des familles du Chicago noir ne survivent que d’assistance sociale, de rapines et de petits boulots. Six foyers sur dix sont officiellement dépourvus de père, trois adultes sur quatre n’ont pas de travail. Les pourvoyeurs de drogue sont aussi les pourvoyeurs d’emplois et de prisons (un million d’Américains seraient actuellement incarcérés, dont une énorme majorité de jeunes hommes noirs). Bref, la couleur de la peau est le principal facteur d’éviction bien plus que le facteur économique.

Même la petite bourgeoisie de couleur, qui parvient à s’échapper du ghetto se retrouve dans des quartiers périphériques entièrement noirs.

Au tour de notre pays maintenant

La situation n’y est pas aussi détériorée qu’aux Etats-Unis, mais tout laisse à penser que les ingrédients sont réunis pour qu’elle le soit tout autant, dans un avenir proche. Crise économique et son cortège de chômage et de précarité de l’emploi, affaiblissement des services publics, dégradation du système éducatif et de formation professionnelle, insuffisances de la politique sociale causant un déficit de logements sociaux, le tout entraînant en chaîne surpopulation et concentration de la pauvreté dans les trop rares existants et enfin, faiblesse de la démocratie française, nous préparent des lendemains qui déchantent.

Dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, notre pays a été confronté à une grave pénurie de logements et de main-d’œuvre. Les gouvernements ont dû en construire en toute hâte par dizaines de milliers et, pour ce faire, importer des travailleurs étrangers en masse. Sous l’empire conjugué de la précipitation, de la spéculation immobilière et de crédits publics insuffisants, la qualité des logements sociaux a été sacrifiée, leur densité accrue au maximum. Dans les années 50 et 60, ces inconvénients avaient peu d’importance pour les familles bénéficiaires de ces logements. La plupart d’entre elles disposaient pour la première fois des wc à l’intérieur, d’une salle de bains, du chauffage dans toutes les pièces, etc. Quant à l’isolation phonique, elle n’était souvent pas inférieure à celle de leur ancien galetas. Bref, la joie était dans les familles. Je peux vous en parler en connaissance de cause, ayant longtemps vécu dans des taudis avant de bénéficier en 1966 d’une HLM dès la naissance d’une cité à Romainville, en Seine-Saint-Denis, où j’ai habité jusqu’au début de l’année 1985. De 1989 à 1997, j’ai à nouveau résidé dans une HLM à Bondy, dans le même département. Avant que je n’atterrisse dans l’Aveyron.

Dans les années 60, les immigrés étaient déjà nombreux, pourtant. Mais il est vrai, les gestionnaires d’offices HLM attribuaient les logements selon des proportions harmonieuses relativement à l’origine ethnique des locataires. Les Dupont, Durand en représentaient souvent la moitié. L’autre moitié était constituée à l’époque d’étrangers, arabes et portugais, principalement.

Néanmoins, tout s’est rapidement dégradé. Là où régnaient la joie, le respect, se sont installés l’incivisme, la violence et son corollaire : la peur. Mais que s’est-il passé pour en arriver là ?

Au début des années 70, la France qui, jusque-là, connaissait le plein emploi, a vu, avec le premier choc pétrolier, s’installer le chômage et la précarité endémiques.

Leur retentissement au sein des cités HLM a été immédiat et délétère, s’ajoutant à d’autres mécanismes de formation de ce qu’il est convenu d’appeler un ghetto. Ils sont d’ordre culturels. Foin de circonlocutions de langage, je vais m’exprimer avec le plus grand respect pour toutes les communautés concernées mais sans complaisance aucune.

Mon postulat de départ est que dans une petite ou dans une grande cité HLM, comme partout ailleurs, la vie n’y est pas figée. La population fluctue au gré des mariages, des naissances, des décès ou de nombreuses autres causes de départs ou d’arrivées. Tous mouvements qui mettent à mal les plus belles constructions intellectuelles ou philosophiques couchées sur papier et les plus beaux équilibres sociologiques et ethniques.

Dès l’origine, je le rappelais il y a un instant, une cité HLM était composée selon des critères socio-ethniques harmonieux. L’essentiel des locataires étaient choisis parmi de jeunes couples ouvriers ou employés, ayant peu d’enfants et en bas âge.

Les familles se sont étoffées très inégalement au fil des années suivantes. Le taux de procréation des familles maghrébines, par exemple, est nettement plus élevé que celui des familles européennes. Cette donnée n’a pas eu de conséquence pendant les années de la petite enfance. Toutes ethnies confondues, les capacités de destruction du petit loupiot n’ont pas encore atteint leur apogée. Les motifs de tension étaient donc minimes. Les choses se sont gâtées quand l’enfant, garçon surtout, a approché de ses 15 ans et au-delà. Dès lors, sont apparues les différences de comportement liées aux origines culturelles, ethniques, sociales. Certains événements extérieurs à la cité ont également joué un rôle dans la dégradation de l’état des relations.

Ainsi, ont interféré considérablement la condition sociale et économique des parents et du jeune lui-même et la structure familiale dans laquelle il évoluait. Sa conduite était très différente selon que le chômage frappait ses deux parents, ou l’un d’eux seulement et/ou lui-même, ou que ceux-ci étaient séparés. Il s’agit-là de différenciations sans frontière, ayant frappé toutes les communautés, mais inégalement. Ont interféré ensuite, les disparités d’ordre culturel et/ou ethnique. Ces disparités ont peu compté jusqu’au milieu des années 70, terme de la prospérité économique, début du chômage de masse et de la généralisation de l’électronique. On est passé de la pelle-pioche au robot. Ont interféré enfin, les différences de rythme dans le déroulement de carrière de chacun. Racisme aidant, les Pierre, Paul, Jacques ont bénéficié d’une promotion sociale bien plus rapide que les Ali, Rachid, Mohamed. Les premiers, à la tête de revenus devenus plus importants, ont cédé à la tentation compréhensible d’un habitat en locatif ou en accession à la propriété, plus confortable, mieux conçu. Le plus souvent, ils ont été remplacés dans les logements HLM qu’ils venaient de libérer par des familles immigrés, d’origine maghrébine ou d’Afrique noire plus particulièrement. Ces mouvements naturels de population ont été d’autant plus rapides et nombreux, entraînant une accélération de la dégradation du climat dans les cités HLM, que les effets de la crise économique étaient de plus en plus ressentis, affectant davantage les travailleurs étrangers que français. Les proportions ethniques harmonieusement prises en compte à la naissance des cités n’ont pas résisté aux mouvements naturels de la vie puis au marasme économique.

La logique libérale de notre économie et l’affaiblissement, voire le laxisme de notre démocratie et l’amolissement de son contenu laïque ont fait le reste. C’est-à-dire les explosions de Vaulx-en-Velin, Mantes la Jolie, Montfermeil, etc. J’y ajoute, aujourd’hui, les violences urbaines généralisées de l’automne 2005, dans toute la France, que nous venons de connaître.

Quand la recherche coûte que coûte de l’équilibre des comptes se fait au mépris de l’équilibre des hommes, il est vain d’obtenir de ceux-ci une attitude raisonnable. Seuls le croient les jocrisses.

Quand il est patent qu’existent 400 000 sans logis, 2 000 000 de mal-logés, alors que ne se construisent que 30 ou 40 000 logements HLM par an, pour un loyer en tout état de cause largement supérieur au montant du RMI.

Quand il ne reste plus que la ressource d’ouvrir nuitamment les stations de métro et autres lieux publics pour y accueillir les laissés-pour-compte.

Quand 6 à 7 millions d’hommes et de femmes sont exclus en permanence du marché du travail, que les faillites s’accumulent, alors s’additionnent souvent pour chacune des victimes, selon un rapport de l’institut Banlieuescopies : “pauvreté économique couplée à une misère sociale et culturelle et à une déstructuration personnelle”. Cette situation “a des conséquences directes sur la scolarisation et l’éducation des jeunes qui voient de moins en moins leurs parents travailler et qui s’habituent à dissocier revenus et travail”.

Quand, à l’inverse, il est plus rémunérateur de faire travailler son argent plutôt que soi-même ou bien encore, plutôt que de le réinjecter utilement dans l’économie.

Quand les dernières statistiques européennes établissent, selon leurs critères, qu’il y a deux millions d’enfants pauvres en France, là où nos propagandistes gribouilles ou tartuffes n’en comptaient qu’un million, alors il n’y a pas à s’étonner que, devenus plus grands, certains d’entre eux sombrent dans la délinquance et/ou la violence.

Quand des milliards de francs sont dépensés sans compter pour satisfaire les caprices de quelques nababs.

Quand en plus, les médias en font les héros des temps modernes, les faisant revenir de leurs paradis fiscaux pour qu’ils nous donnent des leçons de morale, à l’occasion de telle ou telle opération télévisée de charité ; notre société, à accepter tout cela, par démission ou complaisance, n’est pas loin de la catastrophe. Puissé-je avoir tort.

Malheureusement, depuis 1993, date à laquelle j’ai écrit cela, la catastrophe s’est brutalement rapprochée de nous. Et j’affirme avec certitude, qu’en dépit de ce qui s’est passé cet automne, libéralisme aidant, rien ne sera fait pour empêcher la venue inexorable du cataclysme.

Ce sombre tableau social et économique est aujourd’hui mis à profit par les extrémistes de tous bords. D’un côté, Le Pen et ses séides, de plus en plus concurrencé sur son terrain par Sarkozy, tirent parti de l’accroissement de la délinquance dans ces quartiers déshérités pour désigner les boucs-émissaires et réveiller la peur de l’autre qui sommeille chez les "beaufs". “Méfiez-vous de celui qui vient mettre de l’ordre” disait Diderot.

A l’autre bord, les intégristes musulmans tentent de raviver des croyances médiévales étrangères aux droits de l’homme et surtout de la femme.

Au nom de ces mêmes droits, notre démocratie n’a plus la force, la sagesse et la beauté d’âme de rappeler à ces fanatiques le mot de Saint-Just : “Pas de liberté pour les ennemis de la liberté”. Soixante-huitard convaincu et d’origine étrangère moi-même, je réalise aujourd’hui combien nos idées généreuses ont contribué à cette impuissance.

Nous, qui depuis des siècles faisons notre credo de la lutte pour la laïcité, pour l’égalité des droits et des devoirs, contre l’obscurantisme religieux et tous les extrémismes, ne devons pas abdiquer ce combat aujourd’hui, même au risque, en le menant, d’être taxés d’utopistes et/ou de racistes.

Pour toute réponse, j’entends avec consternation voire effarement, des démocrates, des hommes modérés, au gouvernement ou pas, de gauche ou de droite, proposer, en riposte à la dégradation du climat dans les cités, d’en construire de nouvelles mais moins hautes, où seraient mélangées harmonieusement différentes ethnies. La cité romainvilloise, où j’ai vécu pendant 19 ans, comprend 159 logements répartis en quatre bâtiments ne dépassant pas quatre étages, et où, je le répète, se côtoyaient sans problème Français et étrangers. A l’heure où je vous parle, cette cité présente toutes les caractéristiques du ghetto social où le mélange équilibré des diverses catégories sociales et ethniques est rompu depuis longtemps. Je suis au regret de le dire : nos responsables, baignant dans un angélisme béat ou jésuitique, font fi des mouvements naturels de la vie.

Le malheur n’est pas dans la hauteur des tours, il est dans la misère sociale engendrée par le chômage, dont le taux dans ces quartiers est trois à quatre fois supérieur à notre moyenne nationale.

Ce disant, ces responsables, uniquement soucieux de leur carrière, bornent leur réflexion à l’avenir immédiat. Ils ne veulent pas voir que favoriser exclusivement l’habitat en maisons individuelles ou en petits immeubles va mobiliser des surfaces considérables, nécessairement prises sur ce qui nous reste de faune et de milieu naturel.

Pour toute réponse, j’entends les responsables de ces drames se poser en contempteurs des parents, ces irresponsables, et donc en grands défenseurs des valeurs familiales et se dédouaner de toute responsabilité.

Ces pseudos-zélateurs de la famille, qui s’étaient déjà illustrés contre le PACS, ne veulent voir aucune contradiction entre leur attachement à la famille et leurs appels incessants à la modernité. En son nom et au nom de la compétitivité, nous devrions accepter la généralisation de la précarité et de la flexibilité, passant par des horaires de travail éclatés et la mobilité sans frein des salariés.

Or, quand ils ont un emploi, comment ces hommes et ces femmes, contraints à des conditions de travail aussi chaotiques, pourraient-ils faire face à leurs responsabilités de parents ?

Aujourd’hui commence un autre millénaire, sera-t-il fait autant que le précédent de hasard et de violence ? Tout porte à le craindre... Tout peut ainsi basculer et se construire sur l’exclusion des autres. Il nous faudra trouver d’autres remèdes que :

- le profit sauvage engrangé hors de tout travail utile,

- le dépeçage des entreprises,

- les licenciements boursiers,

- la mise en jachère de terres cultivables,

- le RMI,

- l’aide humanitaire,

- la précarité de l’emploi ou la soupe du cœur...

Une chose me paraît certaine, il y aura fatalité à la constitution sans fin de ghettos sociaux, tant que la société et la puissance publique, qui en est l’émanation, n’auront pas la volonté ou le courage d’au moins freiner la spéculation immobilière.

Sans remettre en cause le droit de propriété, mais en adaptant ce droit aux besoins de la collectivité, il paraît nécessaire d’obliger toutes les communes de plus de 5 000, 10 000 ou 20 000 habitants, peu importe le seuil choisi, à construire effectivement, et j’insiste sur le mot effectivement, une proportion réglementaire de logements et d’équipements à vocation réellement sociale. Le droit au logement, pourtant inscrit dans la Constitution, est dénué de sens, sinon. Un effort a été fait dans cette direction par la précédente majorité politique, qui a créé la dotation de solidarité et de renouvellement urbains, où les villes dites riches doivent verser une contribution financière aux villes dites pauvres. Mais il n’est pas assez contraignant. Cette loi n’empêche pas, en effet, la concentration des pauvres dans un nombre limité de villes, ni n’arrête la spéculation foncière, dans la mesure où les villes riches préfèrent s’affranchir de leur devoir civique en payant une ridicule amende par logement social non construit, plutôt que d’en construire.

Il est symptomatique de la maladie d’une société, que lorsque les prix étaient contrôlés, ceux de la terre n’aient jamais été réglementés, alors que l’affairisme produisait les ravages dont toute la collectivité supportera, longtemps encore, les effets dévastateurs. Aujourd’hui, où règne la liberté la plus totale en la matière, on ne peut que constater une aggravation considérable des ségrégations de toutes sortes. Autant il est naturel que les lopins de terre améliorés par le travail de l’homme aient une valeur marchande qui en tienne compte, autant il est paradoxal qu’une terre bien placée, selon nos canons, prenne, de ce seul fait, une valeur extravagante au profit de son propriétaire, alors que celui-ci ne lui a éventuellement rien apporté.

Il y aura fatalité à la constitution sans fin de ghettos sociaux, tant que la société acceptera que, au nom de la liberté, des hommes vivent avec le RMI, tandis que d’autres gagnent 2 à 3000 fois plus.

Paradoxe aggravant, ces véritables privilégiés, ayant accès libre aux média quand ils ne les contrôlent pas, défendent leurs privilèges au nom de la liberté et de la modernité. Ce faisant, ils :

- considèrent que leurs revenus sont intouchables, quand ils ne les maquillent pas,

- veulent, en revanche, toucher aux bas salaires et aux minima sociaux, mais vers le bas,

- fustigent ces salauds de privilégiés que sont les fonctionnaires,

- exaltent le mérite individuel comme mode d’avancement des fonctionnaires, mais sont silencieux sur leur héritage, souvent à l’origine de leur position sociale.

Il y aura fatalité à la constitution sans fin de ghettos sociaux en France comme ailleurs, tant que le partage et la réduction du temps de travail, si décriés aujourd’hui, ne seront pas effectifs pour endiguer le chômage.

Il y aura fatalité à la constitution sans fin de ghettos sociaux en France comme ailleurs, tant que notre peuple, par ignorance ou par démission, laissera dépecer l’Etat au profit du secteur privé.

Seul un Etat fort, même dirigé par ses adversaires, sera en mesure de faire respecter le principe de la péréquation des moyens entre tous les territoires constituant notre pays et de défendre les faibles contre les forts.

Au lieu de cela, chaque année qui passe voit le pouvoir de l’Etat se réduire comme peau de chagrin, au profit d’institutions supranationales à l’extérieur, du secteur privé et de roitelets de province à l’intérieur. Le tout, sous l’empire de la sacro-sainte loi de la rentabilité immédiate et de la non moins sacro-sainte loi de la recherche de croissance à tout prix, sans considération de son contenu. Le malheur suprême étant que ceux qui devraient être les défenseurs naturels du peuple, de par leur origine sociale, participent ou ont mis la main, par trahison, complicité ou naïveté, à cette entreprise de démolition, sous couvert de décentralisation et/ou de modernisation.

Vouloir porter le fer dans les plaies béantes de la société serait-il utopique ? Alors continuons à laisser grandir les injustices sociales et il ne sera pas utopique, expansion démographique et désertification des campagnes aidant, de voir se multiplier, jusqu’à l’insupportable, les actes désespérés de violence.

Quitte à passer pour un affreux dirigiste, je préviens, jouant les oies du Capitole, que la liberté laissée aux renards d’agir à leur guise sans protéger le poulailler est non seulement dangereux pour les poules, mais au-delà pour les pacifiques colombes que nous sommes. Ce cri vaut d’autant plus, qu’il y a de plus en plus de basses-cours et subséquemment de coqs capables de se dresser sur leurs ergots.

La politique mériterait-elle toujours la formule de Saint-Just : “Tous les arts ont produit leurs merveilles ; seul l’art de gouverner n’a produit que des monstres” ? Espérons que non.

La solution est peut-être chez nous, où l’unité étant la différence, nous pouvons y contribuer utilement.

Au diable l’égoïsme et même l’individualisme, pensons et agissons genre humain !

J’ai dit !

Robert Mascarell

Le 11 février 1993

Réactualisé le 11 janvier 2006


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