La solidarité territoriale à l’épreuve

dimanche 18 juin 2017.
 

Comment dépasser les nouvelles fractures sociales et géographiques ?

Dépasser les apparences

par Stéphanie Vermeersch Chargée de recherche CNRS sur l’habitat (UMR LAVUE)

Les discours les plus prescripteurs sur la scène médiatique et politique sont aussi ceux qui procèdent à une certaine simplification du réel. Sans doute est-ce là la condition pour être vite et largement compris. Les classes moyennes sont à la dérive, le ghetto français, la ville à trois vitesses, la France fracturée, les banlieues ethnicisées et reléguées, les centres urbains ouverts au monde et le périurbain replié, la province (hors grandes villes) périphérique... Les discours qui « marchent » le mieux ont ainsi en commun de décrire une réalité univoque, quand elle est la plupart du temps diverse et plurielle. À quelle échelle faut-il observer un territoire pour effectuer le constat qu’un seul processus d’évolution le travaille, un groupe social pour ne lui attribuer qu’un seul état d’esprit ? Il existe des classes moyennes qui choisissent d’habiter dans des quartiers pavillonnaires « tranquilles » de Seine-Saint-Denis, des classes supérieures qui ont choisi de vivre dans le périurbain, des habitants des centres très effrayés par l’Autre quand il prend le visage du « jeune de banlieue », les ghettos sont le plus souvent ceux des riches, et des villages de la France périphérique sont repeuplés par de jeunes urbains en quête d’une vie différente... Sur chacune des thèses qui font tant de bruit, on trouve foule de contre-exemples venant souligner a contrario la diversité des processus qui affectent la société française. Parmi les simplifications à l’oeuvre, celle qui se base sur l’homologie entre spatial et social n’est pas des moindres et elle puise sa force dans une longue tradition française de territorialisation des problématiques sociales. Il faut ainsi qu’à une « fracture » sociale soit associée systématiquement une « fracture » spatiale, à une population paupérisée, un territoire en déclin. Or, les « beaux quartiers » ont beau être une transcription spatiale de la grande bourgeoisie, il ne suffit pas d’y habiter pour être un grand bourgeois. De la même façon que les destructions des barres et des tours dans le cadre de la politique de la ville n’aboutissent finalement le plus souvent qu’à disperser la misère sociale. Le risque d’une telle focalisation sur les formes est de croire que l’on éradiquera le mal en s’attaquant à son symptôme... et de laisser de côté les racines plus profondes. Quiconque travaille sur les mobilités résidentielles en région parisienne sait par exemple que le boulevard périphérique existe comme une barrière symbolique contraignant nombre de trajectoires résidentielles. Le couvrir de jardins et de cinémas est tout à fait bienvenu pour ceux qui en peuplent les abords, mais ne suffira pas à atténuer la coupure entre Paris et banlieues pour les familles pour lesquelles la réussite des enfants passe d’abord par un « bon » lycée, forcément parisien. Le Grand Paris scolaire est ainsi curieusement absent du débat public, alors que le rôle de l’école dans la reproduction des inégalités sociales est crucial. Le problème est complexe : permettre par exemple aux bons élèves de banlieue de rejoindre des lycées parisiens n’est certainement pas une solution, car elle n’aboutirait qu’à vider les lycées de banlieue de leurs meilleurs éléments.

Mais il mériterait d’autant plus d’être formulé, pensé, débattu. Au moins autant que le Grand Paris express. Le dépassement des « fractures » territoriales, si tant est qu’un diagnostic puisse être formulé en termes de « fractures », passe ainsi avant tout par un travail sur les formes sociales de reproduction des inégalités. Mais celles-ci se prêtent beaucoup moins aux slogans simplificateurs et aux formules toutes faites.

Le périurbain n’est pas la France périphérique

Éric Charmes Directeur de recherche, laboratoire Rives, ENTPE, Vaulx-en-Velin

Le périurbain est souvent considéré comme un territoire de relégation et intégré à ce titre dans ce que Christophe Guilluy appelle la « France périphérique ». Pourtant Christophe Guilluy le souligne lui-même dans son dernier ouvrage, la France périphérique, celle qui se trouve hors de l’aire d’influence des grandes métropoles ne recouvre que très partiellement le périurbain, du moins tel qu’il est défini par l’Insee et par la plupart des géographes. Pour les géographes, le périurbain est un espace qui certes se trouve à la périphérie des métropoles, mais qui se trouve en même temps dans leur zone d’influence. Ainsi, Thiers est une ville, mais cette ville est petite et n’est dans l’orbite d’aucune grande métropole. Elle fait partie à ce titre de la France périphérique. À l’inverse, les communes de la vallée de Chevreuse, dans Bajande les Yvelines, sont certes pour beaucoup d’allure villageoise et semblent rurales. Mais elles sont situées à la périphérie Francine de Paris, suffisamment près de la capitale pour bénéficier de son rayonnement et de ses ressources. Elles ont un peuplement plutôt bourgeois, voire très bourgeois pour certaines d’entre elles, et il n’y a guère lieu de se préoccuper de leur sort. Certains territoires périurbains connaissent bien sûr des difficultés, notamment dans les plus grandes villes. Parmi les familles qui cherchent à acquérir une maison individuelle, beaucoup font partie des catégories populaires. Une large part des acquéreurs ou constructeurs de maisons neuves ont des revenus équivalant à deux gros Smic. Pour trouver une maison dont un banquier acceptera de financer l’acquisition, ces ménages doivent généralement s’éloigner. C’est ainsi que le périurbain rejoint la France périphérique. L’éloignement a en effet un coût pour ces ménages. Un coût temporel avec de longues heures de déplacement et un coût économique. En Île-de-France notamment, les accédants à la propriété des parties excentrées de l’aire urbaine consacrent en moyenne 500 euros par mois à leurs déplacements quotidiens, alors que les ménages parisiens, nettement plus aisés, ne dépensent en moyenne que 150 euros ! Les périurbains modestes se trouvent donc placés dans une situation délicate par un marché immobilier, qui, particulièrement autour de Paris, fonctionne comme une centrifugeuse. Et si le montant des traites pour le crédit immobilier a bien été anticipé, le coût des déplacements ne l’a pas toujours été, du moins pas dans toute son ampleur. Ce constat ne doit pas pour autant conduire à une critique trop radicale de la périurbanisation.

La plupart des grands penseurs de l’urbanisme se sont attachés et s’attachent toujours à concilier les avantages de la ville et de la campagne : les opportunités d’emplois, d’échanges, de connaissances, de découvertes culturelles, mariées à un environnement verdoyant, à une vie sociale chaleureuse, au calme et à l’air pur. Les villages périurbains reliés à une métropole sont nés d’une quête similaire. Le périurbain a été inventé par les ruraux allant chercher du travail dans les villes, tout en conservant leur lieu de résidence, et par des urbains allant installer leur famille dans les villages d’alentour, tout en continuant à travailler dans la ville. Dans ce croisement des campagnes et des villes, les plus modestes sont sans surprise ceux qui héritent des moins bonnes places. L’enjeu aujourd’hui est d’amener près d’eux les services et les équipements qui facilitent la vie quotidienne, en termes de transports et de gardes d’enfants notamment. Les questions identitaires ou relatives à l’immigration sont, contrairement à qu’affirme Christophe Guilluy, secondaires.

La double structure du territoire français

Hervé Le Bras Démographe (EHESS, Ined).

À première vue, la variété des comportements et des situations à l’intérieur du territoire français semble presque infinie. Pourtant, on peut l’ordonner selon deux grands principes, celui de la métropolisation et celui des couches protectrices, deux principes qui s’articulent aux classes sociales comme on va le voir après les avoir décrits. La métropolisation constitue le premier principe, le plus visible au point de devenir actuellement une rengaine. Elle ne signifie plus une concentration de la population dans les grandes agglomérations dont le nombre d’habitants plafonne depuis une dizaine d’années, mais la concentration de la richesse, du pouvoir et du savoir dans les grandes villes. Ainsi, la proportion de cadres supérieurs y est la plus élevée, le niveau de revenus aussi, de même que le patrimoine possédé par les particuliers. Au cours des trente dernières années, la concentration s’est accentuée. Elle s’est aussi affinée, les cadres moyens et les techniciens s’installant dans les premières couronnes urbaines tandis que les ouvriers et les employés étaient repoussés dans les espaces périurbains et ruraux. Indépendamment de cette ségrégation sociale, la ségrégation des classes d’âge s’est développée selon la même logique métropolitaine. Les jeunes (âgés de 20 à 24 ans) occupent le centre des grandes villes où leur proportion dépasse 10 % tandis qu’ils forment moins de 3 % de la population des zones rurales écartées. Les familles (mesurées par la population âgée de 30 à 50 ans) emménagent au contraire en périphérie urbaine où elles trouvent des logements plus spacieux et moins chers et les personnes âgées se replient dans l’espace rural. Indépendamment de la métropolisation, de profondes différences apparaissent entre grandes régions. C’est le second grand principe organisateur de l’espace français. Elles opposent d’un côté les anciennes régions catholiques et celles où existaient des structures familiales complexes (Grand Ouest, Sud- Ouest, Alpes et région lyonnaise, Alsace) et, de l’autre côté, les régions laïques où la structure familiale est nucléaire (aucun autre membre que parents et enfants dans les ménages). Les régions catholiques ou familiales ont maintenu au cours de l’histoire une certaine réserve visà- vis de l’État central et conservé des formes de solidarité locale que l’on regroupe sous l’appellation de « couches protectrices » qui constituent des alternatives ou des amortisseurs au désengagement de l’État. Au contraire, les régions laïques et de structure nucléaire souffrent le plus de la crise présente. On y trouve la plus forte proportion de personnes sans diplôme, les taux les plus élevés de chômage, en particulier chez les jeunes, la plus grande pauvreté (par exemple le très faible revenu des 10 % les plus pauvres), la plus forte proportion de familles monoparentales, les plus faibles revenus médians, etc. Si l’on veut préciser la position géographique des deux groupes extrêmes, on opposera, d’un côté, le Grand Ouest et le Massif central et, de l’autre, une large bande de la frontière nord-est de la Picardie à la Lorraine ainsi que les rivages méditerranéens. Le comportement des campagnes, des petites villes et des grandes de ces régions en subissent l’effet indépendamment de leur taille. Par exemple, les petites villes de l’Ouest sont souvent plus prospères, celles du Languedoc, souvent en plus mauvaise situation sociale et économique.

On peut penser que la métropolisation et les couches protectrices, soit les deux principes qui divisent l’espace français, se superposent sans interférer. C’est inexact. Ils s’articulent subtilement à la ségrégation sociale. La proportion des cadres et professions libérales ayant un haut niveau d’éducation (au moins bac + 5) est d’autant plus élevée que l’agglomération est plus importante et donc inversement d’autant plus faible que l’on se dirige vers les zones rurales profondes. Ce phénomène, qui était encore limité dans les années 1980 car des ingénieurs de haut niveau se trouvaient sur les lieux de production, s’est accéléré avec la désindustrialisation et la bureaucratisation générale de la société. Les professions intermédiaires (par exemple infirmières, techniciens, agents de maîtrise) suivent la même évolution. Inversement, les employés et les ouvriers possédant au minimum un CAP sont beaucoup plus fréquents dans les régions anciennement catholiques ou dans celles où la structure familiale était complexe, donc là où ces fameuses couches protectrices existent encore. Pendant que la concentration des cadres moyens et supérieurs s’accroît dans les métropoles, celle des employés et des ouvriers diplômés, parallèlement, augmente dans les régions où les couches protectrices existent. Parler de fracture pour aborder ce mécanisme complexe est réducteur tout comme singulariser les métropoles, l’espace rural ou les deux types précédents de régions est déjà simplificateur car de nombreux cas intermédiaires s’intercalent entre les types extrêmes utilisés pour les besoins de la description.

Dossier publié par L’Humanité


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