Les canuts de Lyon, première grande insurrection ouvrière, du 21 novembre au 3 décembre 1831

mardi 28 novembre 2023.
 

L’insurrection des canuts (ouvriers lyonnais de la soie) en 1831 présente un grand intérêt.

Elle éclate dans la ville de Lyon, avant-garde mondiale par ses luttes ouvrières autonomes.

18 avril 1529 Grève générale des ouvriers imprimeurs de Lyon (3 mois)

En 1744, un édit royal réserve le monopole d’achat de fournitures et de vente de la production soyère à quelques "négociants" disposant du capital commercial. Les maîtres ouvriers dirigeant les ateliers de production en sont exclus. Ceux-ci s’allient aux compagnons (salariés). Du 3 au 12 août, la ville connaît une insurrection du monde du travail de la soie qui demande la suspension de l’édit royal. L’intendant constate ce rapport de force "Ils sont actuellement les maîtres ; ils nous donnent la loi et nous ne sommes pas en état de ne pas la subir." L’édit se voit temporairement suspendu jusqu’à l’arrivée d’un régiment ; les peines de galère pleuvent alors sur les contestataires. Deux ouvriers sont pendus dont Etienne Marichander "ouvrier en soye séditieux".

7 août 1786 Insurrection ouvrière de Lyon L’émeute des deux sous

* affirmation, organisation et victoires de ce mouvement ouvrier sous la Révolution française en particulier par la création d’un Tarif imposé aux négociants pour l’achat des productions sorties des ateliers de canuts. Globalement, maintien par l’Etat de ce tarif sous le Premier Empire (Napoléon 1er).

5 mai 1790 Les Canuts de Lyon (ouvriers de la soie) décident de "se régir et gouverner eux-mêmes"

* Le retour de la Royauté (Restauration) entraîne la suppression du tarif. Après la crise économique de 1825, les canuts et leurs compagnons créent des sociétés de secours mutuel, embryons de syndicalisme. L’effondrement des salaires s’accélère cependant après la Révolution de 1830 qui permet à la grande bourgeoisie française de s’emparer totalement du pouvoir politique.

* 26 octobre 1831 : Suite à un mouvement social ascendant des canuts, une commission tripartite Etat-patronat- canuts fixe à nouveau un Tarif

10 novembre 1831 : La bourgeoisie lyonnaise refuse le Tarif au nom du libéralisme économique impliquant la non-intervention de l’Etat dans les relations de travail.

21, 22, 23 novembre 1831 : les canuts se révoltent, font reculer la troupe, deviennent maîtres de la ville, empêchent tout pillage, font régner la sécurité des personnes.

Cette première insurrection ouvrière victorieuse de l’Histoire est née sur le terrain social et une grande majorité de canuts refusent toute perspective politique ; aussi, une fois maîtres de la ville, ils ne font rien avant l’arrivée de l’armée une semaine plus tard.

3 décembre 1831 : 30000 soldats reprennent Lyon.

Le texte ci-dessous est extrait du site lyonnais rebellyon.info. J’en ai enlevé la partie sur la révolte de Lyon en 1793, sans intérêt ici. Par ailleurs, nous apporterons à l’avenir quelques précisions sur la répression de 1831 et sur la seconde grande révolte, celle de 1834.

Jacques Serieys

1) La fabrique lyonnaise en 1831

À cette époque, le textile était la principale industrie française et la fabrique lyonnaise de soierie faisait vivre la moitié des habitants de la deuxième ville du royaume avec plus de 30 000 métiers à tisser, ainsi que d’autres ouvriers aux alentours de Lyon. Même si l’installation de métiers Jacquard avaient fait disparaître les tireurs de lacs, la soierie, ce n’était pas que le tissage avec gareurs, satinaires, lanceurs, battandiers..., c’était aussi metteurs en carte, liseurs de dessins, magnanarelles, monteurs, brocheurs, plieurs, moulineurs, ourdisseuses, ovalistes, remetteuses, tordeuses, dévideuses, passementières, guimpières, taffetaquières, teinturiers, finisseuses...

La pyramide sociale de l’industrie lyonnaise de la soie présente un aspect exemplaire du capitalisme sauvage avec :

- au sommet 400 négociants appelés à Lyon fabricants de soierie ou soyeux. Ils avancent le capital en se procurant la matière première et se contentent de passer des ordres aux canuts. Pour eux, le risque est minime et le profit maximal car l’écart entre la matière première et le travail fait est toujours réduit.

- 8000 chefs d’atelier, propriétaires d’un ou plusieurs métiers à tisser. Ces tisseurs lyonnais, ou canuts, étaient des maîtres-ouvriers qui possédaient à domicile leurs bistanclaques (souvent 2 métiers à tisser, parfois plus) et travaillaient chez eux au sein de la famille, avec des compagnons qu’ils logeaient et nourrissaient.

- 40000 compagnons environ qui ne possèdent que leurs bras, généralement logés et nourris dans l’habitation du chef d’atelier moyennant compensation évidemment.

- tout en bas de cette échelle sociale impitoyable, des femmes, des jeunes et des enfants. On employait particulièrement dans les temps de vaches maigres car ils étaient moins bien payés. C’est le cas par exemple des apprentis ou garçons de course.

En dehors de tous ces ateliers situés dans les appartements des pentes et à la Croix-Rousse, mais aussi à St Georges, à Bourgneuf (Pierre scize), à la Guillotière et Vaise, une seule tentative de concentration industrielle existait à St Rambert l’ile Barbe, devenu le quartier nord de Lyon. Là, l’usine de soierie de la Sauvagère, aujourd’hui lycée professionnel, y employait 600 ouvriers, dont beaucoup se sont joints aux insurgés de la Croix-Rousse.

2) Situation de misère et d’oppression

Tout ce monde ouvrier était à la merci de la mono-industrie du tissage qui fluctuait selon le marché de la soie, et à la merci des soyeux qui leur passaient commande et s’en mettaient plein les poches. Les canuts travaillaient de 15 à 18 heures par jour (10 heures pour les enfants de 6 à 10 ans) pour des salaires de misère. Ils s’entassaient dans des appartements-ateliers malsains. Les métiers Jacquard exigeaient des hauteurs de plafond beaucoup plus importantes qu’auparavant, mais le plus souvent l’espace supplémentaire était comblé par une soupente (mezzanine) où logeaient les familles tandis que les compagnons, les apprentis dormaient souvent dans des placards.

Certes, une solidarité unissait les canuts qui avaient mis en place, sous l’impulsion de Pierre Charnier et d’autres militants de l’époque, le mouvement mutuelleiste. L’idée des mutuelles était de prévoir les périodes de morte pour rémunérer les sans-travail par les ressources des cotisations. Il était même envisagé de fonder une coopérative de production qui aurait permis de se passer des fabricants de soierie, qui eux vivaient dans l’opulence... Mais on n’en était pas encore là.

3) La révolte couve

Dès janvier 1831, une certaine agitation se manifeste. Des rassemblements se forment en différents points de le ville pour demander du travail et du pain. En avril-juin 1831 les idées saint-simoniennes et fouriéristes se répandent évoquant l’oppression des riches, les méfaits d’une concurrence exacerbée, l’injustice sociale. Peu à peu, se perçoit une conscience de classe. La crise sournoise, dont on annonçait sans cesse la fin prochaine, se prolonge et les fabricants de soierie se montrent de plus en plus intraitables vis à vis des prix de façon. Des prospectus circulent et le journal l’Écho de la Fabrique va bientôt sortir.

Le 10 octobre 1831 les négociants imposent un nouveau tarif, encore plus inique que les précédents. Dans un milieu ouvrier déjà écrasé par la misère et les fléaux qu’elle engendre (alcoolisme, suicide des adultes...), cette humiliation ne peut passer. La révolte commence à gronder.

Le général Roguet, commandant la division militaire de la région lyonnaise, s’inquiète et contacte les Prud’hommes sur l’utilité d’un tarif minimum. L’adjoint Terme, qui remplace le maire absent, réunit le 12 octobre des représentants des deux parties, mais les soyeux se dérobent. Le 18 octobre, c’est au tour du préfet Bouvier-Dumolard de s’inquiéter. Alors 8000 canuts élisent des "commissaires" qui forment une commission qui demandent un tarif et remettent une adresse au préfet : « Le moment est venu où, cédant à l’impérieuse nécessité, la classe ouvrière doit et veut chercher un terme à sa misère » .

Une nouvelle réunion avec délégués des canuts et des soyeux est convoquée par le préfet le 25 octobre. Mais en même temps 6 000 canuts, chefs d’ateliers et compagnons, venus de tous les faubourgs, se rassemblent et défilent, disciplinés, en silence, dans les rues de Lyon jusque devant le préfet, place des Jacobins, et à Bellecour. Un tarif élaboré en commun est signé qui devait entré en vigueur le 1er novembre. Et c’est l’occasion de fêter ça en remerciant le préfet en cette soirée du 25 octobre. Cette organisation sans faille semble le fait d’une étroite collaboration entre les volontaires du Rhône, républicains, et les mutuellistes.

Mais la plupart des fabricants refusent pourtant d’appliquer le tarif et en appellent même au gouvernement qui désavoue l’attitude du préfet. Un soyeux a mis le feu aux poudres en mettant un révolver sur la tempe d’un canut en lui disant « voilà notre tarif ! ».

Se voyant trompés, exaspérés par l’intransigeance des fabricants, les canuts perdent patience et veulent s’en prendre à la rue des Capucins, le quartier des soyeux. On parle de tric, de se mettre en grève générale. Ils attendent jusqu’au 20 novembre, jour où ils apprennent que de nombreuses commandes sont attendues. Ils décident de ne pas reprendre le travail et d’aller de nouveau manifester en masse devant la préfecture (place des Jacobins). La situation est explosive car ce même 20 novembre une revue avec le général Ordonneau de la garde nationale des quartiers de la presqu’île, où dominent les fabricants, a lieu place Bellecour, c’est-à-dire tout près des Jacobins.

4) Le 21 novembre 1831

Dès le lever du jour, une agitation fébrile gagne toute la population de la Croix-Rousse. La plupart des métiers sont arrêtés. Des cortéges se forment, se gonflent d’heure en heure, les tambours battent le rappel. Visiblement, la garde nationale de la Croix-Rousse, où dominent les canuts, n’a pas l’intention de s’opposer à l’action des ouvriers. Des escarmouches se produisent en divers points du plateau et notamment en haut de la Grand’côte, rue Bodin, mais les ouvriers restent maîtres de la situation en construisant de nombreuses barricades.

Le maire par intérim ordonne à Ordonneau d’intervenir. Les canuts émeutiers décident de former un cortège et d’aller défiler dans Lyon. C’est là qu’un drapeau noir flotte sur lequel certains ont vu écrit cette célèbre devise "Vivre en travaillant ou Mourir en combattant" . Ils se heurtent à un peloton au bas de la Grand’côte (la rue des Capucins est le secteur des soyeux). Des coups de feu éclatent et des hommes tombent. Les manifestants ripostent avec le peu d’armes dont ils disposent, essentiellement quelques gourdins et des pelles et remontent sur le plateau. Ils désarment la garde nationale de la Croix-Rousse et battent le tocsin pour un appel aux armes généralisé. Ils construisent de nouvelles barricades avec l’aide de femmes et d’enfants.

C’est l’affolement général à l’Hôtel de ville et à la préfecture. Le général Roguet s’efforce de faire démolir quelques barricades. Le préfet décide d’aller en bataillon avec le général Ordonneau. Indignation et colère des canuts qui s’estiment trahis ; le préfet et Ordonneau sont pris en otages.

5) La nuit du 21 au 22 novembre 1831

Dans la nuit du 21 au 22 novembre 1831, vers minuit, une bonne centaine d’ouvriers de la Guillotière et des Brotteaux décident d’aller renforcer ceux de la Croix-Rousse. Ils se glissent sur une digue située en aval du pont de la Guillotière, évitant ainsi le poste de garde nationale placé à la tête du pont. Ils vont jusqu’au confluent et traversent la Saône au pont de la Mulatière, contournent la presqu’île et gravissent la montée de Choulans. Arrivés à Saint-Just, prévenus, des ouvriers de Saint-Just, de Saint-Georges, du Gourguillon, viennent grossir le groupe et poursuivent par Trion et Champvert pour descendre à Vaise, où d’autres encore les rejoignent quand ils sont arrêtés par la garde nationale.

Les canuts rebroussent chemin et traversent les terres au bas du chateau de la Duchère pour arriver au pont de Rochecardon. Une compagnie de la garde nationale de Saint-Didier-au-mont-d’Or bivouaque là. « Qui vivent ? » s’écrient les gardes nationaux. « Ouvriers » répondent d’une voix forte les premiers de la bande aux gardes qui livrent le passage. Cette troupe gagne Saint-Rambert, où des ouvriers de la manufacture de la Sauvagère la rejoignent. Elle repasse ensuite la Saône sur pont de l’Ile Barbe et par la montée de Cuire, grimpe à la Croix-Rousse. Ils sont maintenant 350 quand ils débouchent sur la place de la Croix-Rousse.

La venue de ces hommes dont beaucoup avaient dû faire un détour d’une bonne vingtaine de kilomètres, relève le moral des courageux habitants de la Croix-Rousse qui les appellaient de tous leurs voeux. D’autres ouvriers arrivent de Collonges, de St Cyr et on en attend de Tarare, de Thizy, de Vienne et Saint-Étienne...

Pour les émeutiers qui ont veillé fièvreusement dans la nuit et le froid, voilà une rasade de fraternité qui brûle les veines, chasse l’angoisse et balaie le découragement. Ce renfort spontané marque le sommet de la révolte des canuts, et la grande solidarité des travailleurs lyonnais constitue la première et éblouissante illustration d’un combat pour la justice.

Après qu’il ait promis d’agir en vue d’un cessez-le-feu, les insurgés relâchent le préfet puis le général Ordonneau plus tard dans la nuit.

6) C’est tout le peuple de Lyon qui se révolte le 22 novembre 1831

Vers 5 heures du matin en ce mardi 22 novembre, les hostilités reprennent. Les ouvriers ont fortifié leurs positions et ils résistent victorieusement aux assauts des troupes de lignards. Solidement installés derrière leurs barricades, embusqués aux fenêtres de hautes maisons des pentes, ils infligent des pertes terribles à leurs adversaires dont le moral fléchit d’heure en heure.

Dans la matinée, de nouveaux foyers d’insurrection se créent en différents points de Lyon. Les ouvriers de Saint-Just désarment le poste de la barrière, et contrôlent le télégraphe, privant ainsi le gouvernement d’informations précises en provenance de Lyon. D’autres ouvriers de la rive gauche du Rhône et de la rive droite de la Saône se sont engagés dans la révolte et un feu nourri accable les militaires installés sur les quais de la presqu’île.

Des ouvriers de toutes professions, de tous les quartiers de la ville se soulèvent à leur tour. L’insurrection devient générale. Le tocsin sonne à St Paul, mais aussi à St Pothin. Les masses s’ébranlent. Les rues, les places, les quais se hérissent de barricades. On attaque les corps de garde occupés par la garde nationale ou par l’armée, ainsi que les pavillons de l’octroi. Plusieurs deviennent la proie des flammes. Ce n’est plus une émeute, c’est une révolution.

Vers onze heures et demi, sur la place des Célestins, se forme un rassemblement de quinze à vingt jeunes gens, en partie des enfants, sans souliers et armés seulement d’une ou deux haches et d’un ou deux fusils. Ce sont pour la plupart des décrotteurs qui se tiennent d’ordinaire à la porte du théâtre. L’un d’eux tient une épée sans poignée provenant du pillage d’une armurerie passage de l’Argue. Ils vont d’armurerie en armurerie et se constituent ainsi une quincaillerie.

L’hôtel de la monnaie, rue de la Charité, est pris, avec l’aide des modères, crocheteurs et autres mariniers, mais aucun sou n’est dérobé alors que le directeur leur dit qu’il s’y trouve quinze cent mille francs en or.

A partir de midi et demi, les ponts du Rhône et de la Saône tombent sous la pression des insurgés. Des barricades jalonnent toute la ville, des magasins d’armurerie sont pillés, des armes enlevées aux gardes nationaux et aux soldats désemparés. L’arsenal est investi, la poudrière de Serin capitule, l’étau se resserre autour de l’hôtel de ville.

7) Les canuts font reculer la troupe et deviennent maîtres de Lyon Document d’époque

Cela se passe dans la nuit du 22 au 23 novembre 1831

« Il est minuit, le silence le plus effrayant règne dans toute la ville. Ce silence est interrompu par quelques coups de fusils, et chaque explosion nous annonce peut-être la mort d’un de nos frères. Le jour paraît, le nombre des ouvriers armés s’est considérablement accru ; la lutte vient de recommencer en plusieurs points ; un grand nombre d’ouvriers et de jeunes gens se sont joints aux ouvriers en soie. Ils ont juré de vaincre ou de mourir. Ils tiendront leur serment.

Les gardes nationaux ont enfin compris le rôle honteux que l’autorité leur faisait jouer dans ce drame terrible. Ils ont presque tous cessé de faire feu sur le peuple. Ils ont caché leurs habits : qu’ils se hâtent de les brûler, ils sont souillés ... de sang ...

Vers 2 h du matin une vive fusillade s’engage, les troupes abandonnent la ville, la cause du peuple a triomphé ! Sa vengeance sera terrible, sans doute, le pillage, l’incendie, les massacres....Silence, trembleurs du juste milieu ! Silence, aristocrates égoistes, ne calomniez pas le peuple, il vous tenait hier dans sa main, il n’avait qu’à la fermer pour vous écraser tous, et cette main généreuse, il l’a ouverte .... Ne tremblez plus.... »

8) 23 novembre 1831 : le peuple de Lyon maître de la ville depuis 3h du matin

Le 2 frimaire de l’an 40, l’Hôtel de ville de Lyon est aux mains des canuts, des ouvriers, de tout le peuple insurgé.

Dans la nuit du 22 au 23 novembre les ouvriers tiennent l’ensemble de la ville, à part un tout petit secteur où se trouve l’Hôtel de ville qui est complètement encerclé. Vers minuit, le général Roguet réunit le corps municipal et plusieurs officiers, en présence du préfet, pour prendre des mesures face à la situation intenable pour eux. Dès 2 heures du matin, ils décident de battre en retraite et de s’enfuir avec ce qui reste des troupes jusqu’au fort de Montessuy. Dans cette retraite, gênés par les barricades, les soldats sont pris sous le feu des ouvriers qui croient à une diversion.

Au petit matin, prise de l’hôtel de ville de Lyon

A l’Hôtel de ville, ce sont les détenus enfermés depuis la veille dans les caves qui, réveillés par le bruit des chevaux au départ de la troupe, constatent à leur grand étonnement que le grand édifice est vide. Ils préviennent des ouvriers. Tout à coup, beaucoup de monde rapplique et une fièvreuse animation s’empare du bâtiment.

Un gouvernement insurrectionnel, composé surtout de volontaires du Rhône, s’organise en se proclamant état major provisoire. Il vote une déclaration commune, après moultes débats et amendements, et proclame la déchéance et le renversement des autorités légitimes.

La déclaration débute par :

« Lyonnais,

Des magistrat perfides ont perdu de fait leurs droits à la confiance publique ; une barrière de cadavres s’élève entre eux et nous, tout arrangement devient donc impossible. Lyon, glorieusement émancipé par ses braves enfants... »

et se termine par :

« Tous les bons citoyens s’empresseront de rétablir la confiance en ouvrant les magasins. L’arc-en-ciel de la vraie liberté brille depuis ce matin sur notre ville. Que son éclat ne soit pas obscurci. Vive la vraie liberté. »

Le but de cette déclaration était de mettre en place une magistrature populaire émanant de comices et d’assemblées primaires.

9) Une police ouvrière est hâtivement constituée

Mais quel contraste quand on voit des ouvriers en haillons monter la garde devant la caisse des banquiers absents tandis que les fabricants complotent la contre-révolution dans le camp du général Roguet.

Pour ainsi dire, aucun pillage n’a eu lieu, sauf celui décidé collectivement pour la maison Oriol, sur le quai St Clair, dans laquelle le propriétaire avait autorisé les soldats à tirer sur les ouvriers du haut des fenêtres. Là le mobilier, les livres de compte, les étoffes, tout a brûlé et on a bien bu tout le vin qu’il y avait dans la cave.

Devant la maison Oriol, quai St Clair, le 23 novembre Le préfet, resté à Lyon dans sa préfecture, tente de susciter la division au sein des ouvriers. D’ailleurs il y parviendra.

Pendant toute la journée l’hôtel de ville est en pleine ébullition, et des discussions sévères ont lieu entre les partisans de rester fidèles aux institutions et les partisans de changer de régime. Les révolutionnaires ont le pouvoir en main avant que les conditions nécessaires à l’exercice du pouvoir ne soient mûres...

La solidarité ouvrière s’organise aussitôt. Un exemple, cette souscription ouverte dès 5 heures du matin pour les familles où il y a eu des morts ou des blessés. Et ce qui est à noter c’est que cette caisse de solidarité, mise en place dans l’urgence, va perdurer plusieurs années pour continuer à soutenir de façon régulière les familles éprouvées pendant la révolte des canuts, comme en témoignent les journaux de l’époque et notamment l’Écho de la fabrique.

10) Document du 23 novembre 1831 : Souscription pour les ouvriers blessés

La malheureuse collision que nous avons voulu prévenir, que nous aurions voulu éviter au prix de notre sang, a enfin cessé. Après un feu qui a duré une partie de la nuit, les troupes se sont retirées et la population ouvrière est restée maîtresse de la ville. Le feu avait été mis à deux maisons, mais il n’a pas fait de ravages ; les boutiques seules ont été endommagées.

Mais de grands malheurs ont été le résultat de ces deux journées ; des familles déjà en proie à la misère ont perdu leurs chefs, leurs soutiens. Un grand nombre d’ouvriers se trouvent privés de membres qui leur servaient à nourrir leurs femmes et leurs enfants.

Lyonnais, resterons-nous insensibles à tant de maux ? Non : nous viendrons par de prompts secours leur porter un remède efficace. Catholiques de toutes les classes, riches Lyonnais qui avez la noble habitude de partager votre fortune avec les malheureux, c’est à vous que nous nous adressons. Nous recevrons le denier de la veuve. Mais le mal est grand, et vous seuls pouvez y porter des secours proportionnés aux besoins de nos frères qui souffrent.

Une souscription est déjà ouverte au bureau de la Gazette du Lyonnais. De fortes sommes sont déjà assurées. Une commission prise parmi les personnes les plus honorables de notre ville se chargera de la distribution.

Si, comme nous l’espérons, cette somme dépasse celle qui peut être nécessaire aux besoins les plus pressants, une partie pourra être employée à retirer du mont-de-piété les objets que l’hiver rend indispensables aux ouvriers malheureux.

11) Le jeudi 24 novembre

Lyon est calme, même si l’effervescence est visible partout dans la ville et notamment à l’hôtel de ville, où les discussions sont chaudes entre des politiques et des ouvriers qui semblent embarrassés de leur victoire soudaine. Le préfet continue son oeuvre de récupération en flattant les ouvriers.

L’état major provisoire, où ne siègent pratiquement pas de canuts, cède la place à un "conseil des seize", composé des chefs de section qui avaient été élus par les canuts dans chaque quartier pour exiger "le tarif". Ce conseil décide de collaborer avec le préfet et les anciennes institutions en place. Néanmoins, c’est bien ce conseil ouvrier qui a la véritable autorité sur la ville, et qui réussit à faire régner l’ordre et mettre en place le tarif. L’ambiance est à la conciliation, comme en témoigne même ce qu’en dit L’Écho de la Fabrique.

A Paris, comme toujours, on ne comprend pas ce qui se passe à Lyon, et les députés, qui sont tous de riches possédants, prennent peur et en appellent au roi en exigeant la plus extrême sévérité. Louis-Philippe envoie son fils, le duc d’Orléans, et le ministre de la guerre, le maréchal Soult avec des consignes précises : dissolution des corporations d’ouvriers, annulation du tarif, désarmement de la population.

12) L’amertume des Lyonnais

Jusqu’à présent, pendant ces journées de novembre, il y a 69 morts et 140 blessés du côté civil, et environ une centaine de morts et 263 blessés du côté militaire.

La répression est en route sur Lyon. Le 1er décembre, c’est le général Castellanne qui arrive le premier par les hauteurs de Saint-Just, pour mater cette ville de Lyon avant Soult et le duc d’Orléans, le 3 décembre, avec des troupes qui arrivent de tous côtés. Ce sont 30.000 soldats qui quadrillent cette ville de 180.000 habitants. Le tarif est annulé, pour le bonheur des fabricants de soierie, et on va même jusqu’à annuler les livrets professionnels des ouvriers. Le préfet Bouvier-Dumolard est limogé et remplacé par Gasparin, chargé de l’énorme répression qui va s’abattre sur Lyon : on comptera 600 morts supplémentaires et plus de 10.000 personnes furent expulsées de la ville. Peu de temps après, de nouvelles fortifications étaient construites tout autour de Lyon pour pouvoir mieux combattre l’ennemi intérieur (c’est à dire les ouvriers dorénavant) : fort Lamothe, de Saint-Irénée, de Montessuy, de Serin, de Vaise, de Bron...

Louis Blanc s’exclama : « Ainsi, des canons pour remédier aux maux de la concurrence ; des forteresses pour réduire une foule de malheureux offrant du travail sans autre condition que de ne pas mourir de faim ; des soldats, pauvres armés pour contenir des pauvres sans armes... ministres, députés, pairs de France, ne paraissent pas connaître de meilleurs moyens de gouvernement. »

Voilà comment Mme Desbordes-Valmore retraçait la révolte des canuts : « Ce peuple affamé, soyez-en sûr, a été retenu par l’impossibilité d’être méchant. Cet immense phénomène n’a été signalé par personne, mais j’ai senti plusieurs fois fléchir mes genoux par la reconnaissance et par l’admiration. Nous attendions tous le pillage et l’incendie, et pas une insulte, pas un pain volé ! C’était une victoire grave, triste pour eux-mêmes, qui n’ont pas voulu en profiter. »

13) Le commencement d’une ère nouvelle, la naissance d’un droit ouvrier

La révolte des canuts a eu un retentissement mondial et a certes aidé ensuite à ce que la commune de Paris et d’autres luttes puissent exister. Mais elle-même n’aurait sans doute pu éclater si d’autres révoltes n’avaient eu lieu déjà à Lyon comme la grande rebeyne, le grand tric des imprimeurs..., et toute la lutte pour le tarif qui s’est menée par les canuts dans les émeutes de 1744 et de 1786, avec Denis Monnet et bien d’autres.

Pour le premier anniversaire de cette révolte, L’Écho de la Fabrique, dans un numéro encadré de noir, prononçait ainsi l’oraison funèbre des canuts morts en combattant :

« Vivre en travaillant ou mourir en combattant !

Dormez en paix, victimes de novembre ! Que la terre vous soit légère !... Votre sang a fécondé le sol où doit croître l’arbre de l’émancipation des prolétaires... Une auréole de gloire ne ceindra pas vos tombeaux inconnus... Ah ! vous n’eussiez pas voulu d’une gloire souillée du sang de vos concitoyens... Votre mémoire cependant ne sera pas oubliée dans l’histoire du prolétariat... L’avenir est dévoilé !... Je vous l’annonce... vos neveux auront cessé d’être les ilotes de la civilisation... »

A lire :

- Le linceul du vieux monde, la révolte des canuts (Christophe Girard) aux Editions Les enfants rouges.

Source de cet article

http://rebellyon.info/21-novembre-1...

Qu’est-ce que la révolte des canuts qui a eu lieu en 1831 à Lyon ?

Du 21 novembre au 3 décembre 1831 s’est produit le premier soulèvement d’ouvrières et ouvriers de la soie et des métiers rattachés au tissage, très implantés sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon. L’historienne Michèle Riot-Sarcey nous raconte cette lutte contre l’exploitation et l’asservissement qui règnent dans les ateliers.

La révolte des canuts lyonnais de 1831 figure dans les annales du mouvement ouvrier depuis son origine. Elle succéda à celle de Manchester du 16 août 1819, connue sous le nom de «  massacre de Peterloo  ». En hommage aux ouvriers anglais, le grand poète Shelley écrivait  : «  Éveillez-vous de votre sommeil, vous êtes nombreux, ils sont peu.  »

À Lyon, nous devons à la poétesse Marceline Desbordes-Valmore le plus beau regard qui ait été posé sur une population ouvrière. Les canuts ne demandaient qu’une chose la « liberté ». L’idée est exprimée par ces mots  : « Vivre libre en travaillant ou mourir en combattant. » Plus globalement, être libre voulait dire pouvoir agir dans tous les domaines : « Politiquement, intellectuellement et matériellement.  »

Ovaliste, ourdisseuse, passementière...

À Lyon, être libre, c’est être maître de son propre travail, donc en capacité de fixer, par contrat, un prix minimal de la pièce d’étoffe produite. «  Liberté  » est le mot de ralliement des ouvriers en soie, tous regroupés le long des pentes de la Croix-Rousse. Le chef d’atelier, comme le compagnon, entourés de leur famille, travaillent dans les appartements adaptés aux métiers à tisser sur lesquels les talents et la force de travail s’exercent, souvent quinze heures par jour. Nombre de métiers féminins sont associés à l’atelier de tissage  : ovaliste, ourdisseuse, passementière, etc. Dans l’ombre des hommes souvent, elles participent, à leur mesure, aux différents combats.

Dès les années 1820, les fluctuations du prix payé à la pièce par les négociants suscitent des mouvements de protestation. La tradition des associations mutuellistes, en lien avec les conseils de prud’hommes très prisés des ouvriers, commençait à prendre de l’ampleur. Selon l’historien Fernand Rude, entre 1827 et 1828, les chefs d’atelier d’abord, les compagnons ensuite (ferrandiniers en particulier), fondent les bases d’une véritable organisation.

Des liens tissés avec les ouvriers de la Guillotière

La ville et ses faubourgs comptent 8 000 chefs d’atelier, 20 000 compagnons divisés en 40 circonscriptions de quartier ou de rue. Le mutuellisme s’est transformé en sociétés de résistance. L’Écho de la fabrique, dont le premier numéro est imprimé en octobre 1831 se fait l’écho des revendications. La dénonciation des pratiques d’asservissement de la part des négociants, la propagande en faveur de l’association ouvrière, l’idée d’un contrôle de la production, la démocratie dans le travail, sont autant de thèmes qu’aborde le journal au cours des mois qui suivent la révolte des canuts.

Ces prolétaires, «  nouveaux barbares  » comme ils sont nommés dans le Journal des débats, plus proches des idées utopistes que républicaines, font peur à la bourgeoisie lyonnaise et pas seulement. Les négociants en soie, qui prétendent se nommer fabricants, craignent par-dessus tout les coalitions ouvrières. En novembre 1831, la coalition se prépare, les rues s’animent.

L’agitation est d’autant plus dommageable pour les intérêts des propriétaires que des liens se sont tissés avec les ouvriers du quartier de la Guillotière, de l’autre côté du Rhône. Aussi les autorités se mobilisent. Le préfet de la région organise des rencontres et parvient à persuader les prétendus fabricants d’accorder un tarif minimal. Mais, très vite, les négociants remettent en question l’accord fragile.

Lyon est au pouvoir des ouvriers, qui n’en ont que faire

Le 21 novembre, en groupe et en nombre, bras dessus bras dessous, les canuts, sans armes, descendent la grande côte, côté Saône, jusqu’à la place des Terreaux où se trouve l’hôtel de ville. Le 23, les ouvriers aidés des «  volontaires du Rhône  », armés eux, sont maîtres de la ville. Lyon est au pouvoir des ouvriers, qui n’en ont que faire. Les canuts savent, mieux que d’autres, qu’il n’existe aucune liberté politique si l’exploitation et l’asservissement règnent dans les ateliers. Politique et social sont alors étroitement liés. C’est de la fabrique qu’il s’agit. Rester maîtres de leur métier comme de leur fabrication, être en capacité de s’organiser, tels sont les vœux de la plupart des ouvriers en soie.

Le 24 novembre, l’hôtel de ville est occupé. Le 26, un tarif minimal est affiché. En vain, il n’est pas respecté. La troupe est mobilisée, à défaut de la garde nationale, passée en partie du côté des insurgés. Le duc d’Orléans, fils de Louis-Philippe, accompagné du maréchal Soult, entre bientôt dans la cité. Du 29 novembre au 3 décembre, «  c’est l’agonie  », comme l’écrit Fernand Rude.

Une répression encore plus sanglante en 1834

Et pourtant, les prolétaires ne sont pas vaincus. En 1834, les canuts récidivent, la répression sera encore plus sanglante. Stendhal rendra hommage aux insurgés dans son roman inachevé Lucien Leuwen.

Après avoir tremblé, le pouvoir central s’est repris. Dès 1834, les réunions de plus de 20 personnes sont interdites et la question sociale, détachée du politique, en sera définitivement séparée après 1848. L’ouvrier, a fortiori le prolétaire, devra se policer, se moraliser, et si possible devenir propriétaire pour devenir citoyen. La propriété même symbolique deviendra condition de la citoyenneté, ne serait-ce qu’en étant maître de son foyer et tuteur de son épouse, à qui les autorités républicaines, y compris les responsables socialistes, refusent le suffrage en 1848. Le Code civil veille au bon ordre des familles. La séparation entre social et politique sera définitivement acquise selon le modèle libéral.

À lire  : l’Écho de la fabrique, naissance de la presse ouvrière à Lyon, sous la direction de Ludovic Frobert (ENS éditions, 2010).

Compléments :

http://www.legrandsoir.info/novembr...

http://echo-fabrique.ens-lyon.fr/so...

http://books.google.fr/books?id=loX...


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