Toute grande révolution présente un kaléidoscope d’aspects. Tel est le cas de la Révolution française, dans sa direction politique (par exemple période plébéienne de la Convention montagnarde et période bourgeoise du Directoire) comme dans la nature des mouvements sociaux.
Tout mouvement social des années 1789 à 1795 mérite d’être analysé pour affiner notre compréhension de l’aspect plébéien et pré-prolétarien de la Révolution française.
La lutte des Canuts représente l’exemple le plus intéressant. Ils peuvent être considérés comme l’avant-garde du mouvement ouvrier du 18ème siècle. « La classe des maîtres-ouvriers lyonnais est, par l’esprit de résistance et d’organisation, ou même par la netteté de certaines formules sociales, en avance sur la classe ouvrière du 18ème siècle. ». Cette affirmation de Jaurès se justifie
par la longue lutte des Canuts du soulèvement de 1744 à "l’émeute des deux sous" le 8 août 1786,
par le long processus de construction d’un mouvement ouvrier autonome ,
par leurs revendications en particulier sur la question du salaire (ce mot salaire apparaît et fleurit parmi les Canuts avec son sens actuel bien avant 1789)
* Parmi les dirigeants de ce mouvement ouvrier lyonnais, Denis Monnet s’impose comme un animateur exceptionnel, comme un personnage symbolique de la Révolution pré-prolétarienne
La Révolution française transcroît à Lyon de façon particulière avec un mouvement ouvrier autonome
Jacques Serieys
On ne peut comprendre le mouvement ouvrier lyonnais de 1789 et 1790 sans rappeler la grande lutte de 1786 :
7 août 1786 Insurrection ouvrière de Lyon L’émeute des deux sous
Ecrasé militairement par un régiment de chasseurs royaux, écrasé économiquement par la suppression du "tarif" général des productions, le mouvement ouvrier lyonnais se reconstruit sous une forme clandestine que l’on peut considérer comme un syndicalisme, autour de Pierre Monnet.
Des papiers circulaient entre canuts, dont l’un d’eux portait l’écriture de Denis Monnet : « Nous estimons que si la voie de la représentation ne suffit pas pour obtenir un Tarif, il faut d’un esprit ferme et d’un accord sincère, chacun à part soi, faire monter les prix de façon... un tiers entier des prix présents ». Ce papier avait été intercepté par un garde de la Fabrique et remis à Tolozan, le prévost des marchands de Lyon, équivalent du maire actuel. Et Monnet, « l’auteur de libelles et écrits séditieux », d’être surveillé et même incarcéré à la prison St Joseph par Tolozan le 22 novembre 1786. Aucun témoin à charge n’ayant pu être trouvé, il en fut libéré sous conditions, après 70 jours, le 30 janvier 1787. Il est dit lors de l’interrogatoire, et c’est ce qui gêne les bourgeois, que Denis Monnet est « le point de ralliement de la confiance et des intérêts des ouvriers ». Ce que lui-même admettait bien volontiers en reconnaissant « oser mettre par écrit les premiers accents de nos justes luttes ». En effet, il recopiait et distribuait aussi des papiers d’autres ouvriers, permettant ainsi la circulation des informations.
Un mémoire, dont on peut attribuer la rédaction à Denis Monnet, avait été élaboré lors des réunions électorales pour les États Généraux, les 26 et 27 février 1789, à la primatiale St-Jean où 3.300 maîtres-ouvriers nommèrent 34 électeurs, les canuts refusant que les députés du tiers-état puissent être des fabricants de soierie, c’est-à-dire le patronat bourgeois.
On peut y lire : « L’ouvrier en soie ne peut vivre du salaire qu’il obtient par un travail forcé de dix-huit heures par jour. » Un tableau précis présente toutes les dépenses de première nécessité comparées à un salaire « qui ne saurait fournir aux deux-tiers des besoins les plus urgents de la vie. » Pour éviter d’être totalement à la merci du fabricant, il est proposé la convention d’un Tarif, révisable à époques fixes et déterminées. En attendant, la demande est faite d’appliquer le Tarif arraché en 1786, une réforme de l’organisation corporative pour que les canuts soient mieux représentés, et d’éviter la main d’oeuvre sous-payée (femmes et enfants). Ils réfutent le faux argument de la concurrence étrangère. La conclusion est : « Quand on ne considèrerait les ouvriers en soie que comme des instruments mécaniques...ou...comme des animaux domestiques... toujours faudrait-il leur accorder la subsistance qu’on est forcé de fournir à ceux-ci, si on ne voulait pas s’exposer à se voir bientôt frustré du fruit de leurs travaux. »
Des « Doléances des maîtres-ouvriers, fabricants en étoffes d’or, d’argent et de soie de la ville de Lyon, adressées au roi et à la nation assemblée » sont ensuite élaborées en juin 1789. Denis Monnet, mandataire des maîtres-ouvriers, se rend fréquemment à Versailles et à Paris. Il multiplie les interventions auprès des députés lyonnais. Il finit par obtenir du Conseil du roi le 29 novembre 1789 le fameux Tarif demandé par les canuts.
Mais son application se fait attendre et Denis Monnet publie lui-même un Recueil de mémoires et Tarif. En fin de compte, la nouvelle municipalité élue déclare le Tarif exécutoire le 27 avril 1790. Denis Monnet et les canuts avaient enfin leur revanche sur 1786 et obtenait du Conseil du roi un arrêt contre les mêmes marchands de la classe bourgeoise, ceux qui se font appeler les fabricants de soierie.
Le 5 mai 1790, 3.500 maîtres-ouvriers se réunissent en la primatiale St Jean sous la présidence de Denis Monnet à partir de six heures du matin, et considérant que les marchands ont des intérêts opposés aux leurs, ils décident de « se régir et gouverner par eux-mêmes » sans les marchands. Puis ils élisent des commissaires selon les 28 quartiers de Lyon. Denis Monnet est élu à l’unanimité maître-garde syndic pour veiller à l’éxécution de l’arrêt du Conseil du roi.
Dans les « Doléances » une nouvelle proposition était apparue de ne plus exiger de certificat de catholicité pour l’apprentissage et la maîtrise, permettant d’ouvrir leur profession aux non-catholiques de tous pays. Ils comparent aussi leur situation de « prétendue liberté » au Code Noir. Denis Monnet en parlera dans une requête qu’il fit le 21 mars 1791 : « Il faut aller dans un autre hémisphère pour trouver des hommes qui se soient impunément arrogé le droit de faire travailler d’autres hommes aux conditions qu’ils veulent. Encore ce droit barbare, réprouvé déjà dans une grande partie de ces contrées, est-il l’objet de réclamations des âmes sensibles qui unissent leurs voix de tous les endroits où l’on connaît l’humanité et les droits de l’homme. »
En conclusion, laissons Fernand Rude résumer la formidable action de Denis Monnet et des canuts : « En arrachant le Tarif au Conseil du roi, en brisant le corset du système corporatif, en voulant ainsi profiter des principes consacrés dans les droits de l’homme et du citoyen, c’est déjà le syndicalisme que préfiguraient Denis Monnet et les militants ouvriers lyonnais de l’époque révolutionnaire ! » (Extrait de Doléances des maîtres-ouvriers, fabricants d’étoffes d’or, d’argent et de soie de la ville de Lyon adressées au roi et à la nation assemblée de Fernand Rude ; éd. Fédérop, 1976)
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