Mars 1963 : la grève qui fit plier de Gaulle

dimanche 5 mars 2023.
 

Lancée le 1er mars 1963, la grève de 35 jours des mineurs français les a menés à la victoire, avec des augmentations et une quatrième semaine de congés payés à la clé. Une lutte populaire dans l’opinion, menée dans l’unité syndicale, et victorieuse face à un pouvoir semblant invincible.

Le 1er mars 1963, la CGT, Force ouvrière et la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) appellent les 200 000 mineurs que compte alors la France à la grève. La principale revendication est une augmentation de salaire de 11 %, le chiffre ayant été calculé comme un rattrapage du pouvoir d’achat rogné par l’inflation. Les mineurs, qui triment 48 heures par semaine, réclament aussi une réduction du temps de travail.

La grève est suivie à 95 % au fond et à 60 % en surface. C’est un soulagement pour les dirigeants syndicaux, qui ont longtemps hésité à lancer le mouvement, en discussion depuis plusieurs mois. L’hiver 1962 a été extrêmement froid. Benoît Frachon, secrétaire général de la CGT de 1945 à 1967, a convaincu les mineurs que le plus important était de gagner la bataille de l’opinion. Impossible, donc, de priver la France de charbon alors qu’il gèle sans discontinuer durant 40 jours.

Surtout, le monde de la mine garde la mémoire cruelle de l’échec tragique des grèves d’octobre 1948 : aucun acquis, mais six morts, des centaines de condamnations pénales, des milliers de licenciements, qui entraînent la perte du logement, fourni par l’employeur – en 2016, François Hollande a réhabilité ces grévistes.

L’image des chars envoyés dans les corons reste le symbole de la violence de la répression assumée par le ministre de l’intérieur SFIO Jules Moch, persuadé d’avoir fait échec à une tentative insurrectionnelle communiste. La CGT, quoique majoritaire dans tous les bassins miniers, est d’ailleurs privée de la plupart de ses mandats, au profit de la CFTC et de FO.

Autant dire que les relations sont fraîches entre les trois centrales syndicales. L’unité se fait pourtant sur la revendication des 11 % d’augmentation et sur une première grève de 48 heures à compter du 1er mars. La suite du mouvement est incertaine. La CGT, échaudée par le souvenir cuisant de 1948, se montre la plus prudente.

De Gaulle, bien malgré lui, ressoude l’unité syndicale en publiant un décret de réquisition des mineurs, effectif à compter du 4 mars. Ce jour est chômé dans les houillères du Nord-Pas-de-Calais, où travaillent 120 000 mineurs. Tous les regards se tournent vers le bassin minier de Lorraine, de sensibilité politique très conservatrice : aux élections législatives de novembre 1962, qui ont donné à de Gaulle une solide majorité parlementaire, le candidat gaulliste a fait 59 % dans la circonscription minière de Forbach (Moselle). Les communistes et la SFIO ont à peine atteint 10 % à eux deux.

Raymond Frackowiak, secrétaire général de la CGT des retraités et veuves de mineurs du Pas-de-Calais, raconte la grève de 1963 telle qu’il l’a vécue. Vidéo : Olivier Horn. (voir et écouter en cliquant sur l’adresse URL portée en source, haut de page, couleur rouge).

Pourtant, à la surprise générale, les mineurs de Lorraine refusent d’obéir à l’ordre de réquisition. Comme le commente un reportage de la radio-télévision belge, « pour la première fois, un ordre du général n’a pas été respecté ».

« On peut légitimement se demander quelles auraient été la durée et l’issue de la grève si la réquisition n’avait pas été promulguée, car elle a galvanisé la corporation et suscité une solidarité exceptionnelle », commentait presque trente ans plus tard le dirigeant de la fédération CGT du sous-sol Achille Blondeau, dans 1963. Quand toute la mine se lève (Messidor, 1991). Démarré sur des questions de salaire et de temps de travail, le mouvement se fait de surcroît défenseur du droit de grève.

Au bout d’une semaine le premier ministre Georges Pompidou prend la parole à la télévision. D’un ton patelin, il évoque « un malentendu », nie avoir voulu attenter au droit de grève, déclare « comprendre parfaitement les préoccupations des mineurs », mais insiste sur leurs obligations « moins légales que morales » « de ne pas refuser à la nation leur concours au moment où elle en a le plus besoin ». Ces bonnes paroles ne suscitent que moqueries.

Mobilisation de toute la société

Menée dans un calme parfait, sans le moindre incident, la grève se développe partout. Saint-Étienne, Merlebach, Forbach, Grenoble, Alès, Aubagne et bien sûr Lens, capitale du bassin minier du Nord, voient défiler d’immenses cortèges de mineurs, mais aussi de leurs épouses. « Pas de sous, pas de charbon », « À la mine Pompidou », ou encore le resté fameux « Charlot, des sous ! », font partie des slogans les plus repris.

La production est à l’arrêt. Seules les équipes de sécurité continuent à descendre sous terre pour assurer l’entretien des puits. Fait sans précédent dans un monde minier extrêmement hiérarchisé, des ingénieurs participent à la grève. Des collectes ont lieu dans tout le pays, des dons sont reçus de l’étranger. Plusieurs centaines de millions de francs alimentent les caisses de solidarité, qui permettent aux grévistes de tenir.

Le monde du spectacle se mobilise : Richard Anthony, Annie Cordy ou Luis Mariano donnent des galas de soutien. Cheminots et électriciens organisent des grèves de solidarité. Et lorsque arrivent les vacances de Pâques, quelques 23 000 enfants de mineurs sont accueillis par des particuliers ou des structures de municipalités solidaires pour soulager leurs parents.

Le pouvoir gaulliste, qui n’avait depuis la fin de la guerre d’Algérie en 1962 fait l’objet d’aucune contestation sérieuse, se voit contraint de négocier. Une commission des sages est nommée, présidée par Pierre Massé, commissaire général au plan, un poste alors important dans l’État gaulliste.

La commission chiffre le retard des salaires à 8 %, là où le gouvernement n’avait proposé que le tiers, mais un accord semble possible, alors que la pression ne faiblit pas. Le 29 mars, 80 000 mineurs défilent encore dans Lens. Au bout de 48 heures de négociation, un accord finit par être signé le 3 avril 1963 entre les trois organisations syndicales et la direction des Charbonnages de France.

Tous les observateurs considéraient que la grève avait été victorieuse et que même si tout n’avait pas été obtenu, elle avait été payante. Sont obtenus une quatrième semaine de congé payé (que l’ensemble des salariés n’obtiendra qu’en juin 1968) et une augmentation de 11 % étalée par paliers sur un an. Le travail reprend progressivement, non sans tension.

« Tous les observateurs considéraient que la grève avait été victorieuse et que même si tout n’avait pas été obtenu, elle avait été payante. Mais pour les mineurs, ce qui sautait aux yeux, c’est que les 11 % de retard n’étaient pas dans le protocole. Ils ne voyaient que cela. […] Ce n’est jamais le langage diplomatique qui est utilisé dans les réunions de mineurs et, après un mois de grève, les esprits étaient surexcités. Il est donc facile d’imaginer combien les débats furent vifs », se souvient encore Achille Blondeau. Le 8 avril, la reprise est totale.

Le 19 avril, de Gaulle, silencieux durant toute la crise, prend la parole à la télévision et reconnaît « des tâtonnements et des erreurs » en demandant aux mineurs de « s’adapter aux conditions modernes ». Plus tard, dans le second tome de ses Mémoires d’espoir, il souligne que la mise à l’arrêt des mines durant 35 jours n’eut que peu d’impact sur la vie quotidienne.

« Contrairement à ce que les mineurs avaient cru, la France se passait de charbon français […]. Au lieu que la grève démontrât au pays que ses houillères lui étaient nécessaires, elle lui révélait, au contraire, qu’il pouvait vivre par d’autres moyens. »

À en croire de Gaulle, la grève des mineurs de 1963 est comme un chant du cygne avant un déclin présenté comme inexorable. Il est vrai que la corporation minière ne connut plus après sa « plus belle de grèves » que des luttes défensives, jusqu’à la fermeture du dernier puits de charbon français, La Houve à Creutzwald en 2004. Dès 1960, l’État avait entrepris de réduire l’activité d’extraction charbonnière en France pour privilégier les importations, moins coûteuses, et les sources nouvelles d’énergie : hydrocarbures, mais aussi nucléaire (la première centrale EDF est connectée au réseau deux mois après la fin de la grève).

Sur le moment les mineurs ignoraient évidemment que leur profession aurait disparu quelques décennies plus tard. L’extrême dureté de leurs conditions de travail les rendait immensément populaires. C’est ce qui explique le soutien dont a bénéficié leur mouvement, au point d’ébranler la forte popularité du général de Gaulle. Deux ans plus tard, il sera, à sa grande surprise, contraint à un second tour face à François Mitterrand lors de l’élection présidentielle de 1965, la première à se tenir au suffrage universel depuis Louis-Napoléon Bonaparte, en 1848 (où seuls les hommes avaient le droit de vote).

Avant qu’un certain mois de mai 1968, durant lequel les mineurs, emmenés par une jeune génération qui se souvenait plus de la victoire de 1963 que du désastre de 1948, participèrent activement aux grèves ouvrières, ne vienne fissurer pour de bon l’édifice du pouvoir gaullien qui semblait inébranlable.

Nicolas Chevassus-au-Louis et Olivier Horn


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