Au Liban, le martyr Gemayel, Ségolène et le méchant Hezbollah ? (article du 4 décembre 2006)

jeudi 5 décembre 2024.
 

L’image du Liban donnée par les journaux télévisés depuis la fin novembre 2006 repose sur des caricatures simples : le bon chrétien martyr (Gemayel), la sainte protectrice et les méchants islamistes en manifestation. En fait, la situation est beaucoup plus complexe : elle se caractérise surtout par un mouvement de masse comprenant les forces populaires musulmanes, le parti majoritaire dans la communauté chrétienne et la gauche libanaise contre l’extrême droite (Gemayel), la droite, l’oligarchie communautariste chrétienne et musulmane (Fouad Siniora).

Par ailleurs, dans l’émission Ripostes d’hier après-midi Ségolène Royal a proposé pour le Moyen Orient une diplomatie de bons sentiments et d’écoute qui paraît sous-estimer les questions politiques à trancher rapidement.

1) Le communautarisme au Liban

Les médias français et occidentaux ont naturellement tendance depuis une vingtaine d’années à valoriser toute force politique pro-américaine et à mépriser leurs opposants. Ainsi, ils présentent le phénomène communautariste libanais comme symbolisé par le Hezbollah.

Or, le communautarisme libanais a été institutionnalisé par la France en 1926. Paris, détenteur d’un mandat colonial, mit en place une formule constitutionnelle permettant de maintenir le pouvoir entre les mains de ses alliés hors de tout fondement républicain. Voici en particulier l’article 95 " Les communautés seront équitablement représentées dans les emplois publics et dans la composition des ministères".

Les Libanais furent divisés entre 17 confessions religieuses ( maronites catholiques, Grecs orthodoxes, Grecs catholiques, sunnites, chiites, druzes, culte arménien...). Les emplois publics (enseignement, services sociaux...), les subventions (de fait la corruption) et la représentation politique furent réparties entre clans construits autour de "grandes familles" liées à telle ou telle hiérarchie religieuse ( aux maronites la présidence de la République, aux sunnites le poste de premier ministre... et ainsi de suite jusqu’aux responsabilités locales).

Le fondement de ce système constitutionnel, c’est évidemment la non-reconnaissance de citoyens et même la non reconnaissance de l’existence des Libanais. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les "grandes familles" et hiérarchies religieuses profitant du système, ont réussi à empêcher tout recensement depuis 1932. La raison en est simple ; à l’époque les maronites représentaient 22% de la population ; ce pourcentage a depuis régulièrement baissé mais ils ont préservé leur prédominance institutionnelle.

La Constitution de 1926, confirmée en 1943 garantit la domination politique, économique et militaire de la communauté maronite catholique (dont les Gemayel), la plus liée aux intérêts capitalistes occidentaux. C’est elle qui a monopolisé la Présidence de la République et la direction des forces armées. Les familles de l’oligarchie musulmane sunnite liées à l’Arabie saoudite ont hérité de postes importants ( actuellement Fouad Siniora est premier ministre). Par contre, les couches populaires musulmanes chiites n’ont pas été prises en compte ; c’est une des raisons de leur attachement pro-syrien, depuis 1926.

A l’époque du nassérisme, l’énorme mouvement populaire de 1958-1960 va entraîner une modification du rapport de force parlementaire entre communautés ( pour 99 députés : 30 maronites, 11 Grecs orthodoxes, 6 Grecs catholiques, 7 autres chrétiens, 20 sunnites, 19 chiites, 6 Druzes) mais pas de progrès dans le sens de la citoyenneté.

2) Maronites et Phalangistes

Depuis 80 ans, la communauté catholique maronite ne représente donc que 20 % de la population mais accapare l’essentiel du pouvoir politique. Comment y est-elle parvenu ?

- par la propriété des principaux leviers économiques ( entreprises, banques). Les moines maronites comptent parmi les principaux propriétaires fonciers dans un pays resté fortement rural.

- par l’utilisation maximale des institutions communautaristes afin de développer des réseaux de débiteurs liés à leur clan protecteur.

- par le soutien militaire des Etats Unis (en 1958, 15000 marines américains écrasent l’insurrection populaire avec l’aide des phalangistes), d’Israël ( en 1982, les troupes de Sharon écrasent la gauche palestino-libanaise et replacent les phalangistes au coeur du système libanais) ou de la France ( de façon plus cachée sous des prétextes protecteurs).

- enfin, le rôle des milices armées fascisantes de la Phalange, dont les Gemayel sont le symbole, ne doit pas être sous-estimé.

Né en 1905, Pierre Gemayel (grand père) est issu d’une famille de notables ruraux. Il fait ses études chez les "bons pères" qui en font un chrétien pratiquant traditionnaliste, élitiste et raciste attiré par l’idéologie et l’organisation de la Phalange espagnole. En 1936, il se rend aux Jeux Olympiques de Berlin et en revient enthousiasmé par les Jeunesses hitlériennes. A son retour, il fonde le parti des Phalanges libanaises (Kataeb) sur le modèle des partis fascistes européens. Lorsqu’un puissant mouvement populaire remet en cause le système clanique libanais à partir de 1958, Pierre Gemayel engage ses phalangistes dans une guerre civile sans merci. L’intervention américaine en sa faveur lui donne un rôle politique incontournable (un des 4 ministres du cabinet de salut public). Au début des années 1960, profitant de ce bouclier, les phalangistes torturent et liquident de nombreux militants de la gauche et du parti SSNP (laïque de droite). Le souvenir de ces meurtres reste encore vivace 40 ans plus tard.

3) Le développement de la gauche libanaise dans les années 1968-1975 puis la nouvelle guerre civile

Les années 68-75 sont marquées par un développement de la contestation sociale et démocratique du système féodalo-communautariste. Les forces laïques progressent. Un mouvement étudiant massif se développe ; l’extrême gauche y est sans doute la plus politisée de tous les Etats du monde arabe. La Confédération Générale des Travailleurs du Liban dénonce la corruption, l’inertie de l’Etat, les faibles droits des salariés ; elle est souvent débordée par des grèves ponctuelles très dures.

Une alliance de fait se forme entre les partis laïques ( partis baas et nassériens), la gauche dont le Parti Communiste Libanais et l’OACL, la CGTL, le mouvement étudiant et les Palestiniens, ne serait-ce que pour se protégér des phalangistes.

En 1975, des militants SSNP tue le garde du corps de Pierre Gemayel pour venger leurs morts. Les Phalangistes mitraillent un bus civil palestinien ( 27 morts) puis exécutent tous les musulmans autour du siège du SSNP (200 morts). Une seconde guerre civile commence (150000 morts).

C’est Béchir Gemayel, fils de Pierre qui commande alors les Kataeb. Il n’avait que 11 ans lorsqu’il a été enrôlé en 1958 dans les milices phalangistes. Véritable chef de guerre, il participe à la haine collective anti-palestinienne et anti-progressiste qui fleurit au sein des Phalanges dans les années après 68-69. En 1975, dès le début de la guerre civile, il prend la direction des forces armées phalangistes. "Béchir est de tous les coups, sur toutes les barricades. Il va faire des Kataeb le noyau d’une véritable armée chrétienne (les Forces libanaises) en les plaçant sous commandement intégré de gré ou de force. Au plus fort de leur histoire, les forces libanaises disposeront de quelque 6000 hommes en armes et 20000 mobilisables. Il s’allie à la Syrie pour écraser les Palestiniens et la gauche". (L’Express)

En effet, l’armée syrienne est intervenue au Liban, avec la bénédiction des Etats-Unis, d’Israel, des phalangistes pour " mettre en échec les ambitions des palestino-progressistes" ( déclaration du président syrien Hafez El Assad).

Les phalangistes profitent de la situation pour asseoir encore leur suprématie sur les autres clans chrétiens au prix d’environ 150 morts.

4) L’invasion du Liban par Israel, Gemayel président et toujours la guerre civile

En 1982, l’armée israélienne commandée par Ariel Sharon franchit sur 40 kilomètres les lignes des forces de l’ONU (FINUL) qui laissent faire. Son comportement est tel en traversant les terres des populations civiles chiites du Sud que celles-ci seront un terreau pour le développement d’un nouveau parti, le Hezbollah.

Puis Tsahal vient prêter main forte aux phalangistes pour écraser enfin les "palestino-progressistes". Ni Israel, ni les phalanges ne vont respecter les résolutions 508 et 509 de l’ONU.

Les Etats Unis (aidés d’une force militaire américano-franco-italienne) obtiennent un cessez le feu et le départ du Liban de toutes les forces militaires de l’Organisation de Libération de la Palestine. La population civile palestinienne et les militants progressistes se retrouvent ainsi à la merci des soudards de Sharon et de Gemayel.

Le 23 août, Bechir Gemayel est élu président de la République. Les Phalanges massacrent les milliers de civils des camps de Sabra et Chatila dans des conditions affreuses avec la bénédiction et l’aide des troupes israéliennes.

Avant son entrée en fonction, Bechir Gemayel meurt dans l’attentat contre le Quartier Général des Phalanges.

Cette invasion du Liban par Israel a eu deux conséquences :

- un affaiblissement considérable de toutes les forces de gauche présentes au Liban.

- la naissance et le développement du Hezbollah, allié de la gauche et des Palestiniens.

5) De l’offensive israélienne de l’été 2006 au mouvement populaire actuel

Les bombardements et le déploiement militaire israéliens de cet été sont encore dans toutes les têtes ; il n’est donc pas besoin d’y revenir. Tsahal se heurte à une résistance acharnée ( moitié guerre de front, moitié guerre de guerrilla) menée ensemble par les populations locales, le Hezbollah, le mouvement Amal (second parti de la minorité chiite) et ce qu’il reste de la gauche libanaise (en particulier le Parti Communiste). Devant les dégâts causés par cette offensive israélienne, le courant majoritaire de la communauté chrétienne ( Courant Patriotique Libre) très attaché à l’indépendance et à l’identité nationale libanaise, s’allie à ces forces dont le Hezbollah.

A l’issue de cette crise, le pouvoir libanais est aux mains du "Bloc du 14 mars" comprenant les sunnites conservateurs de Rafic Hariri et Fouad Siniora liés à l’Arabie saoudite, les Phalanges de Pierre Gemayel, les Forces libanaises de Samir Geagea et les Druzes.

En face, le Bloc d’opposition groupe :

- le Courant Patriotique Libre du général Aoun ( 21 députés)

- le Mouvement Amal ( 15 députés) dirigé par Nabih Berri ( président du Parlement)

- le Hezbollah (14 députés)

- le Parti Communiste Libanais et d’autres forces de gauche, extrême gauche comme le Mouvement du Peuple, la Troisième Force...

- des mouvements pro-syriens comme le Marada du député Sleiman Frangié

Ce sont ces forces politiques qui impulsent les énormes manifestations dont les télévisions rendent compte ( deux millions de manifestants, ce n’est pas rien pour le Liban).

6) La visite de Ségolène Royal au Liban

Dans le contexte ainsi résumé, je ne vois pas bien l’utilité pour les Libanais de cette visite. Les explications de Ségolène Royal, hier soir, dans l’émission Ripostes m’ont confirmé dans cette conviction. Elle dit que les populations du Liban, d’Israel et de Palestine ont besoin de médiateurs extérieurs pour les écouter, les mettre en contact... Sans projet politique ( un Liban républicain déconfessionnalisé, un Etat palestinien viable dans les frontières de 1967, sécurité des Israéliens, retour des réfugiés palestiniens, aide économique internationale d’urgence) ce n’est que du cinéma.

ON ne peut qu’être d’accord avec la volonté de faire cesser les assassinats au Liban et soutenir une enquête sur la mort de Pierre Gemayel (petit-fils du Pierre Gemayel, fondateur des Phalanges). Mais rajouter une couche de compassion et de solidarité envers cette famille, cela me heurte. Depuis 1992, Pierre Gemayel, neveu de Bechir s’était fixé un objectif simple : "Il faut que le parti Kataeb retrouve son âme et son rôle". " Nous sommes attachés à l’histoire de ce parti ; c’est mon grand père qui l’a créé, il fait partie de nous, c’est un héritage familial et politique". Ainsi, il avait repris le drapeau d’origine des Phalangistes. Ainsi, il défendait la "supériorité génétique" des chrétiens sur les musulmans, justifiant le pouvoir politique de 30% de chrétiens par leur "qualité" sur 70% de musulmans (une "quantité").

Une fois le voyage commencé, le refus de Ségolène Royal de l’écourter était justifié. Accepter les arguments de la droite libanaise et du gouvernement français aurait signifié que la candidate socialiste allait seulement au Liban pour soutenir les Gemayel. Dans le contexte actuel, rencontrer une délégation de parlementaires se justifiait.

Enfin, terminer sa visite par une absolution du gouvernement israélien sur la construction du MUR ( seulement des problèmes de tracé), laisse penser qu’au delà de ses objectifs de communication, elle ne se fixe pas pour but d’établir les conditions politiques d’une véritable paix au Moyen Orient.

Jacques Serieys


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