Israël, Gaza, Liban : « La force brutale et les assassinats n’ont jamais rien réglé dans cette région »

samedi 5 octobre 2024.
 

La mort de Hassan Nasrallah ne permettra pas de neutraliser le Hezbollah ni d’assurer la paix dans la région, prévient le chercheur franco-libanais Ziad Majed. Pire : le raid israélien risque de plonger le Liban dans une crise humanitaire massive, sous le regard passif de la communauté internationale.

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Ziad Majed enseigne la science politique et les études du Moyen-Orient à l’université américaine de Paris. Il est né à Beyrouth, où il s’est engagé en parallèle de son parcours universitaire au sein de la Croix-Rouge libanaise et du mouvement pour la démocratie et les droits humains. Figure reconnue en France et au Liban pour son expertise sur le sujet, il analyse pour Mediapart les conséquences potentielles de la mort de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah, visé vendredi par une attaque israélienne.

⁠Mediapart [Ilyes Ramdani] : Que vous inspire l’assassinat de Hassan Nasrallah ?

Ziad Majed : Il n’y a aucune ligne rouge pour les Israéliens. Ils peuvent tuer qui ils veulent, frapper là où ils veulent. La question dépasse le cadre de la figure de Hassan Nasrallah. Il y a un État qui franchit toutes les limites et les frontières pour assassiner, bombarder, avec souvent de la complicité dans le monde occidental.

J’ai toujours été opposé, comme beaucoup de Libanais, au Hezbollah pour des raisons politiques, culturelles et idéologiques, et au cours de la dernière décennie pour son engagement militaire en Syrie, à la demande de Téhéran, en soutien au régime criminel de Bachar al-Assad. Le parti est également accusé d’assassinats au Liban.

Mais il jouit d’une légitimité populaire au sein de la communauté chiite, traumatisée par les invasions israéliennes successives du Liban depuis 1978. Il y a, depuis, une longue histoire d’occupation militaire du Sud puis une guerre en 2006. Ce qui fait que le Hezbollah siège depuis 1992 au Parlement, dirige des conseils municipaux élus, tient des ministères et gère ses propres institutions sociétales.

L’assassinat vendredi de son secrétaire général, mené par des responsables israéliens accusés eux-mêmes de crimes contre l’humanité, arrive comme une nouvelle preuve d’un « exceptionnalisme » qui place Israël au-dessus du droit international. D’autant plus que le raid aérien a ravagé tout un quartier résidentiel de la banlieue de la capitale libanaise, laissant des dizaines de civils sous les décombres. Six bâtiments de plusieurs étages ont disparu tellement les bombes étaient puissantes.

Il y a donc chez une grande partie des Libanais une colère, semblable à celle des Palestiniens qui subissent depuis des décennies l’occupation, la colonisation et désormais une guerre génocidaire à Gaza, sous le regard passif de la « communauté internationale ».

Sa disparition est-elle, comme l’affirment Israël et les États-Unis, de nature à affaiblir, voire à neutraliser le Hezbollah ?

Quand on regarde l’histoire du Hezbollah, du Hamas ou même de l’OLP [Organisation de libération de la Palestine – ndlr], il y a toujours eu des assassinats visant leurs principaux dirigeants. Nasrallah avait lui-même succédé à Abbas Moussaoui, assassiné début 1992 avec sa famille dans sa voiture par un avion israélien. Le fondateur du Hamas, Ahmed Yassine, a été visé par une attaque du même type en 2004, tout comme Yahia Ayach avant lui, et, plus récemment, Ismaël Haniyeh [tué le 31 juillet dernier dans une attaque israélienne en Iran – ndlr].

Il y a un vécu commun libanais qui réapparaît aujourd’hui. En un an, nous comptons déjà plus de 1 500 morts.

À chaque fois, ces mouvements ont trouvé les moyens de recruter, de mobiliser et de remplacer leurs chefs. Évidemment, à court terme, la série d’assassinats à laquelle nous assistons affaiblit le Hezbollah. Mais tant qu’on ne s’adresse pas au cœur du problème, à savoir l’impunité israélienne, l’occupation et la colonisation, ces mouvements ne seront pas affaiblis à long terme. D’autres émergeront également pour poursuivre le combat contre les Israéliens. La force brutale et les assassinats n’ont jamais rien réglé dans cette région.

Vous êtes né à Beyrouth, vous y avez étudié, travaillé et vous vous y rendez encore régulièrement. Que percevez-vous de la réaction de la société libanaise à ce qui se passe depuis quelques jours ?

Dans un moment comme celui-ci, c’est la mémoire collective et individuelle qui refait surface. J’ai vécu la guerre pendant quinze ans, j’ai travaillé à la Croix-Rouge, j’ai connu l’invasion israélienne et le siège de Beyrouth en 1982, les bombardements et les massacres commis à cette époque. Comme la plupart des Libanais, j’y ai perdu des proches et des amis. Il y a un vécu commun libanais, déchirant et accablant, qui nous rattrape aujourd’hui. En un an, nous comptons déjà plus de 1 500 morts, dont des secouristes, des journalistes, des femmes, des enfants…

De loin, on regarde les écrans avec beaucoup de colère et d’inquiétude. Et ce d’autant plus que nous sommes impuissants. Nous ne pouvons pas nous rendre sur place, les vols ont été annulés. Les maisons que l’on voit détruites, ce ne sont pas que des murs. Ce sont des histoires, des souvenirs, un tissu social, des histoires et des aspirations communes. La destruction est toujours traumatisante.

Et la reconstruction ne sera pas facile. Le pays est dans un état grave sur les plans économique et politique. Tout cela va créer d’énormes difficultés, avec des centaines de milliers de personnes déplacées à l’intérieur du pays. Reconstruire une vie, que ce soit en retournant dans sa ville d’origine ravagée ou ailleurs, n’est jamais une tâche facile, que ce soit du point de vue psychologique ou matériel

Il y a en parallèle, comme dans n’importe quelle société, des divisions et des fractures. Certains Libanais sont aujourd’hui dans une forme de déni, ne réalisant pas à quel point la situation est dangereuse. D’autres, en revanche, traduisent cela par de la haine, par un nihilisme ou par une volonté de régler des comptes. C’est donc un moment de tension, de crainte et de risques.

Que pensez-vous de la comparaison entre ce qu’il se passe dans le sud du Liban et ce qu’il se passe dans la bande de Gaza ?

Je ne pense pas que, pour le moment, le Liban soit le théâtre d’un deuxième Gaza. Là-bas, les Israéliens détruisent systématiquement toutes les conditions de vie, d’où le qualificatif de guerre génocidaire. Il y a eu une politique de la faim, une destruction des hôpitaux et des dispensaires, des écoles et des universités, du patrimoine culturel, des champs agricoles, une pollution délibérée de l’eau. Tout cela s’ajoutant au massacre des populations civiles. Au Liban, on est encore loin d’un scénario pareil, même si beaucoup d’habitants commencent à le craindre.

Malgré tout ce que l’on voit sur place, Israël reste un partenaire privilégié de l’Union européenne et de l’État français.

En revanche, il peut exister une comparaison légitime avec Gaza au sud du fleuve Litani, dans les villes et villages les plus proches de la frontière. Dans cette zone, Israël a déjà utilisé à maintes reprises le phosphore blanc pour détruire les champs agricoles, comme cela a été documenté par des rapports internationaux. J’ai moi-même été du côté de la frontière en juin dernier, où la situation était déjà terrible ; je n’imagine pas à quel point les bombardements ont davantage dévasté les zones concernées. Les médiations et pressions internationales doivent avoir un effet pour éviter un second Gaza au sud du pays.

Justement : la communauté internationale, au premier rang de laquelle les grandes puissances occidentales, paraît bien en peine d’influer sur la situation dans la région. À quoi attribuez-vous cet échec ?

La diplomatie occidentale et ladite « communauté internationale » ne font pas leur travail pour arrêter la machine de guerre israélienne. On ne peut pas prétendre faire pression sur Israël quand Washington utilise son droit de veto au Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU) pour empêcher une condamnation de Tel-Aviv. On ne peut pas prétendre faire pression sur Israël quand on lui envoie en pleine guerre des armes, des munitions et des milliards de dollars. La politique américaine a encouragé Israël à aller plus loin dans ces guerres. Elle a permis à Nétanyahou d’élargir les fronts et de chercher la confrontation totale, pour rester plus longtemps au pouvoir.

Quid de la voix de la France, eu égard à ses liens historiques avec le Liban ?

Je pense toujours que la France a un rôle à jouer. Il n’est pas aussi décisif que le rôle américain, bien sûr. Mais la France, avec tous ses échecs diplomatiques, peut par exemple décider des sanctions contre des ministres israéliens, suspendre la coopération militaire ou sécuritaire, et surtout reconnaître l’État palestinien, puisqu’on répète soutenir la « solution à deux États ». À travers l’Union européenne, la France peut aussi pousser à une diplomatie commune faisant pression afin d’éviter le pire au Liban. Toutefois, la politique française est restée décevante.

Pour beaucoup de gens dans la région, en Palestine, au Liban ou ailleurs, l’Occident a une très grande responsabilité dans les guerres israéliennes. Évidemment, l’Occident n’est pas un ensemble homogène. Mais ce sont les gouvernements qui sont observés par les sociétés de l’autre côté de la Méditerranée, et ce sont les « valeurs universelles », le droit international et toute la crédibilité de ceux qui prétendaient les défendre qui se trouvent aujourd’hui sous les ruines en Palestine comme au Liban. Et cela est extrêmement dangereux pour notre avenir.

Ilyes Ramdani

•MEDIAPART. 29 septembre 2024 à 14h18 :


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