POURQUOI LE MOUVEMENT DE MAI 68 FUT UN SUCCÈS SOCIAL ET UN ÉCHEC POLITIQUE ? Enseignements pour aujourd’hui (Georges Séguy)

lundi 26 novembre 2018.
 

Par Georges Séguy, ancien secrétaire général de la CGT

Nous ne sommes pas dans une situation strictement comparable à celle de Mai 68. Mais il est incontestable que ce mémorable printemps recèle des enseignements qui valent certes d’être pris en considération aujourd’hui.

L’explosion de Mai 68 est survenue d’un profond mécontentement, à la fois universitaire et social. Non seulement toutes possibilités de dialogue et de négociation étaient verrouillées par un gouvernement et un patronat intransigeants, mais une série d’ordonnances gouvernementales venaient de frapper la Sécurité sociale. Début 1966, un accord d’unité d’action syndicale, conclu entre la CGT et la CFDT, avait stimulé la mobilisation ouvrière. Plusieurs initiatives d’actions syndicales d’ampleur nationale, significatives d’une tension sociale ascendante, avaient marqué l’année 1967.

Alors que le mouvement universitaire et particulièrement celui des étudiants s’accentuait, plusieurs initiatives d’actions syndicales montraient une tension sociale forte, annonçant un printemps particulièrement combatif. C’est ainsi qu’émergea très vite l’esprit de solidarité et de lutte entre étudiants et travailleurs. Le déchaînement d’une répression policière violente contre les étudiants dans la nuit du 11 mai au Quartier latin incita la CGT à lancer, au nom de cette solidarité, un appel à la riposte ouvrière qui se traduisait, le 13 mai, par une journée de grève nationale unitaire accompagnée de puissantes manifestations à Paris et dans toute la France sous l’unique mot d’ordre : « Travailleurs et étudiants, solidaires. »

Le succès de cette journée fit rapidement germer, aussi bien dans le secteur public que dans le secteur privé, l’idée de prolonger la lutte par un arrêt de travail total. C’est ainsi que les salariés de milliers de petites, moyennes et grandes entreprises dépourvues de syndicats se réunirent et informés, consultés objectivement, décidèrent démocratiquement d’arrêter le travail, d’occuper leur entreprise et de se réunir quotidiennement pour gérer ensemble leur lutte.

Au sein de la direction nationale de la CGT, la question de savoir si le moment n’était pas venu de lancer un mot d’ordre de grève générale fut posée. J’ai gardé en mémoire ma réponse à cette interrogation : « Mieux vaut laisser la gestion de la grève aux travailleurs eux-mêmes, que de faire dépendre sa direction et son issue d’un état-major national quel qu’il soit. » Bien que certaines difficultés de caractère politique aient perturbé les liens de solidarité entre travailleurs et étudiants, une même aspiration d’émancipation sociale et culturelle émanait de cette ardente volonté de solidarité. Elle se résumait en quelques mots, qui, quarante- deux ans après, n’ont pas pris une ride : « Travailler et vivre autrement. »

C’est cette aspiration que Sarkozy a vainement tenté d’ensevelir dans l’oubli en lui opposant la formule : « Travailler plus pour gagner plus. » On entend aujourd’hui des commentaires « d’ex-soixante-huitards » qui ont évolué vers la droite à propos de l’échec politique de Mai 68.

À ce propos, il y a certainement à réfléchir à la raison pour laquelle Mai 68 fut un succès social, avec le résultat très positif des négociations de Grenelle, et un échec politique, avec les élections législatives qui ont suivi. Cette réflexion concerne essentiellement la gauche politique qui pensait pouvoir s’emparer du gouvernement sans tenir compte du profond mouvement social et de la volonté émancipatrice de la jeunesse. Le moment n’était pourtant pas à une tentation étroitement partisane « de chacun pour soi », mais à un élan unitaire de « tous ensemble » pour proposer des objectifs progressistes communs. C’est de toute évidence cet enseignement de Mai 68 qui revêt présentement le plus d’actualité.

Par Georges Séguy

B) Séguy, Mai 68, l’étincelle et le baril de poudre…

Entretien réalisé par Jean-Paul Monferran

Secrétaire général de la CGT en mai 1968, Georges Séguy joua un rôle essentiel dans le mouvement social. Le 6 mai 1998, il s’en entretenait avec Jean-Paul Monferran pour l’Humanité. Morceaux choisis.

Vous avez mis l’accent sur le fait que le mouvement de mai 1968 a permis, pour le monde du travail, des avancées sociales qui n’avaient pas eu de précédents dans l’histoire. Par quels processus cela a-t-il été possible  ?

Georges Séguy Toute l’année 1967 a été marquée par une intervention sociale assez forte, impulsée par un accord d’unité d’action entre la CGT et la CFDT, avec notamment deux grèves nationales de vingt-quatre heures et une journée nationale avec des arrêts de travail en fin d’année  : contre les ordonnances qui frappaient la Sécurité sociale, et pour d’autres revendications qui se heurtaient toutes à un mur d’intransigeance de la part du patronat et du gouvernement, privant les syndicats de toute possibilité de négociation. Voilà pourquoi, progressivement, l’idée de s’y mettre « tous ensemble » s’est emparée des esprits. Petit à petit, la tension est montée  : elle s’est trouvée confirmée par la grande manifestation du 1er mai à Paris, à l’appel de la CGT qui bravait ainsi une interdiction vieille de quatorze ans, et à laquelle le gouvernement n’avait pas osé s’opposer. Il existait une accumulation de mécontentements de caractère revendicatif qui a fait mûrir un climat de tensions sociales fortes et qui a pris, en mai, la dimension que l’on sait. C’est là un enseignement important  : des revendications déposées depuis cinq, dix ou quinze ans, parfois, dans les bureaux des ministères et au siège du CNPF – et réputées impossibles à satisfaire – ont été résolues en quelques heures de négociations à Grenelle. Sous la pression de 10 millions de grévistes, la force de persuasion est plus grande qu’avec les meilleurs arguments développés par les syndicalistes…

Vous n’aviez pourtant pas tout prévu…

Georges Séguy Nous ne pouvions pas imaginer en effet que la grève générale – ce mythe dont on avait débattu depuis la naissance de la CGT et qui devait renverser le capitalisme – allait se produire. Pour une fois, il y avait grève générale, le capitalisme a subsisté, mais les salariés ont obtenu, au total, des acquis plus importants et dans des domaines plus diversifiés qu’en 1936. Ne perdons pas de vue qu’il n’y a pas eu seulement le « constat » de Grenelle, avec l’augmentation de 35 % du Smig, celle de 55 % du salaire minimal agricole, la légalisation du droit syndical dans l’entreprise. Les négociations par branche professionnelle qui prolongèrent celles de Grenelle durant la première semaine de juin complétèrent de manière substantielle le « constat » général  : reclassifications, déroulements de carrière, temps et conditions de travail, améliorations des conventions collectives, etc.

Au-delà de ce succès, quelles images fortes gardez-vous de ce mouvement, de l’état d’esprit qui l’animait  ?

Georges Séguy Une volonté de changement des mentalités dans la société, qui s’est traduite, dans un premier temps, par l’explosion de la parole  : nous avons vu des personnes n’ayant jamais osé exprimer un avis publiquement trouver des ressources d’éloquence pour participer à la discussion sur les sujets les plus divers. Tout le monde avait envie de parler, de s’exprimer, de critiquer, de proposer… Cela a bousculé bien des habitudes. Beaucoup de tabous ont volé en éclats. De toutes les évolutions d’alors, c’est celles touchant au respect de la dignité des femmes, à la question de leurs droits – dans l’entreprise comme dans la société – qui m’apparaissent les plus significatives. Mai 68 a constitué, dans les mentalités et dans la culture, le grand tournant d’une évolution qui a continué, par la suite, de produire des effets positifs, progressistes, émancipateurs. Si le mouvement n’a pas abouti à une transformation de la société dans le sens où beaucoup l’auraient souhaité, il a laissé subsister une flamme qui ne s’est jamais éteinte, et qui, dans certaines circonstances, s’est rallumée fortement – en 1995, par exemple, avec la reprise de l’idée du « tous ensemble ». Quand on évoque aussi, aujourd’hui, la volonté d’évoluer vers une société plus citoyenne, on reprend un peu de ce qui émergeait à l’état d’utopie chez certains il y a trente ans, qui aspiraient à ce que les individus puissent avoir leur mot à dire et à ce qu’ils soient consultés sur toutes les questions les concernant, dans tous les domaines.

Souvent, lorsque vous évoquez le mouvement étudiant, vous utilisez l’image du « baril de poudre », auquel il aurait été apporté une « étincelle ». Pourtant, à côté de l’évolution de la situation sociale en France que vous avez évoquée, on est frappé par la montée en puissance de mouvements étudiants dans le monde entier, dès la fin de l’année 1967  : en Italie, au Mexique, au Brésil, mais aussi en Tchécoslovaquie…

Georges Séguy Toute cette période a été caractérisée en effet, au plan mondial, par la volonté de ne pas accepter l’évolution de la société humaine, telle qu’elle était dominée, d’une part, par les grands groupes monopolistes en train de se mettre en place dans les pays capitalistes et, d’autre part, par un système social qui n’était pas du tout en correspondance avec les aspirations des êtres humains. Au fond, quelles qu’aient été les conditions dans lesquelles les réactions dont vous avez parlé se sont exprimées – surtout dans la jeunesse – à l’Est comme à l’Ouest, l’aspiration était semblable  : éviter que la vie ne s’enferme dans un carcan, qu’il soit celui du centralisme totalitaire, ou celui de la rentabilité absolue du capital. Il existait une communauté de volontés, qui, d’ailleurs, subsiste aujourd’hui d’une autre manière et par d’autres aspects. Mai 68 apparaît comme une sorte d’anticipation de l’aspiration à une autre mondialisation. La différence est que, de nos jours, l’idée de faire face aux dangers qui menacent les peuples est de plus en plus planétaire, et de moins et moins cernée dans le corset de chaque pays, voire de chaque continent. S’il est juste de dire qu’alors, en France, les étudiants furent l’étincelle qui mit le feu aux poudres – ce qui s’est passé au début du mois de mai au quartier Latin a effectivement tout précipité –, encore fallait-il qu’il y ait un stock de poudre suffisant pour que l’explosion ait le retentissement qu’elle a eu au plan national, mais aussi international…

(…)

En ce moment, vous participez à de nombreux débats sur le trentième anniversaire de Mai. Qu’en retenez-vous  ?

Georges Séguy Ce qui me frappe surtout, c’est la volonté de la nouvelle génération – celle qui est née dix ans après 1968 – de savoir ce qui s’est passé alors. Mai 68 est perçu par elle comme une grande explosion sociale, empreinte de progrès, de générosité, de volonté de changer la société. Que cette génération se passionne pour Mai 68, comme elle se passionne pour la Résistance, est plutôt bon signe. D’autant qu’il ne s’agit pas seulement du plaisir de connaître l’histoire, mais peut-être aussi de s’en inspirer pour tenter d’apporter des réponses aux questions d’aujourd’hui. À mon sens, beaucoup d’enseignements de Mai restent valables. Par exemple, la manière dont se déroula une grève générale qui ne fit l’objet d’aucun mot d’ordre national, dans laquelle n’existait pas de structure nationale d’action avec les autres syndicats, mais qui fut en quelque sorte autogérée par les travailleurs eux-mêmes, sur la base d’une information quotidienne, d’une proposition délibérée entre les organisations syndicales, soumise à l’appréciation des travailleurs réunis en assemblée générale, discutée et votée… On a retrouvé cette forme d’autogestion démocratique de la grève en 1995 chez les cheminots. Je pense que c’est cette qualité de la gestion de la grève qui a permis d’aboutir à des résultats aussi probants en matière sociale…

Retrouvez l’intégralité de cet entretien dans notre dossier spécial sur www.humanite.fr : http://www.humanite.fr/node/390298

Georges Séguy : ce que fut la hausse des salaires en 1968

Vendredi, 24 Mars, 1995

L’Humanité

LE débat en vue de l’élection présidentielle est de plus en plus marqué par la question des salaires, avec l’idée développée par la plupart des candidats qu’une augmentation des rémunérations ne pourrait être que limitée et « négociée » au cas par cas. Pourtant, en 1968, à la suite d’un puissant mouvement social, des hausses générales et significatives ont pu être obtenues...

Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire sociale, on s’aperçoit que le prix de la force de travail - c’est-à-dire le salaire - a toujours été au centre des aspirations du monde du travail. C’est essentiellement de cette aspiration qu’est né le syndicalisme et qu’il s’est développé. Je me souviens de la vive controverse qui, en mai 1968, opposa la CGT à certaines idées gauchistes. Fallait-il, ou non, reléguer à l’arrière-plan les revendications salariales - qualifiées non sans quelque mépris d’« alimentaires » - pour ne s’occuper que de revendications plus « nobles », dites « qualitatives » ? Comme si la « qualité » de la vie des travailleurs n’était pas intrinsèquement dépendante de leur pouvoir d’achat ! Le patronat et le gouvernement de l’époque trouvaient fort pertinente cette réticence à l’augmentation des salaires. D’autant, disaient-ils, qu’un relèvement général des salaires serait « catastrophique » pour l’économie nationale. Cette curieuse convergence n’empêcha pas, finalement, qu’à l’heure de la conférence de Grenelle, ce fut l’augmentation des salaires qui fut négociée prioritairement et que, sous la pression de neuf millions de grévistes, les salaires durent être relevés de 15% à 20%. Jusqu’à 40% pour les plus bas...

Précisément, quelles furent alors les conséquences de ces augmentations sur l’économie du pays ?

Non seulement, il ne s’ensuivit aucune conséquence tragique pour l’économie, mais l’accroissement de la consommation qui en résulta fut largement bénéfique pour la santé économique et sociale du pays ! De nos jours, c’est le chômage qui a servi d’argument pour refouler les revendications salariales. Mais cela ne marche plus. Les salariés et les chômeurs prennent conscience du fait que le pouvoir d’achat et l’emploi vont de pair et que, par conséquent, leurs intérêts se rejoignent. Cette prise de conscience s’empare des nouvelles générations. Leur lutte exemplaire contre le SMIC-jeunes reprend, au fond, l’une des revendications les plus fondamentales du syndicalisme : à travail égal, salaire égal. C’est dire à quel point Robert Hue a eu raison de faire de cette question d’un relèvement substantiel des salaires et des retraites l’un des principaux objectifs de son programme électoral.

JEAN-PAUL MONFERRAN, L’Humanité


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