En créant l’Observatoire des sondages, avec quelques amis, je savais fort bien que l’entreprise comportait des risques. Mon expérience avait suffisamment démontré que la critique des sondages soulevait l’hostilité des sondeurs. Combien de fois, n’ai-je été traité d’incompétent ou d’escroc, en public ou en coulisses ? Comment tourneraient les choses quand la critique ne serait plus ponctuelle au détour d’un article ou d’un livre mais avec la permanence d’un site web ? En prévision d’une attaque judiciaire, j’avais donc écrit un papier prémonitoire : « est-il permis de critiquer les sondages ? » (24 juin 2009). Des indices de la montée de la violence étaient aussi perceptibles. Face à une attaque de François Bayrou qui savait ce qu’il disait mais le disait mal, peut-être pas au meilleur moment, et ne l’a pas dit jusqu’au bout, le P-dg de TNS-Sofres prenait la défense de son institut dans une tribune du journal Le Monde en indiquant que l’attaque de l’homme politique avait été « poussée jusqu’aux portes de la diffamation » (Le Monde, 12 juin 2009). Le mot était dit. Quand les relations entre OpinionWay et ses confrères se sont encore détériorées à la suite de la publication du rapport de la Cour des comptes sur les sondages de l’Elysée, les dirigeants d’OpinionWay ont proféré une intention précise : « Dans cette affaire, certains médias ont franchi délibérément la ligne jaune de la diffamation. Par respect pour nos cinquante collaborateurs et les quelques centaines de salariés qui travaillent pour nous en sous-traitance, nous avons décidé de saisir nos conseils pour obtenir condamnation et réparation » (Le Monde, 31 juillet 2009). L’intention est demeurée une menace non suivie d’effet. Il est vrai que la suite a encore aggravé le cas.
Comme cet institut qu’il paie, Monsieur Patrick Buisson ne manque pas d’air. Il transforme cependant la menace en attaque en portant plainte en diffamation contre Libération et moi-même. Je ne pouvais deviner que l’attaque viendrait d’un pseudo sondeur, qu’elle viendrait d’un conseiller du Président de la République et encore d’un homme d’extrême droite mais je savais qu’elle viendrait. Elle était facile à prévoir en observant les enjeux politiques de la maîtrise des sondages, leur usage de plus en plus manipulatoire, l’évolution économique du secteur qui en fait des entreprises ordinaires surtout tournées vers leurs résultats économiques et non vers des préoccupations scientifiques. Significativement, cette activité à laquelle ont longtemps été mêlés les universitaires, à commencer par Jean Stoetzel, le fondateur en France, s’est coupée des scientifiques pour devenir l’affaire des managers. Les intérêts économiques et la transformation sociologique expliquent la réticence de plus en plus vive à toute critique intellectuelle et même le mépris à l’égard de ceux qui l’osent. L’anti-intellectualisme pointe alors.
A l’occasion d’une émission radiophonique sur France Culture, j’avais déclenché la colère d’un sondeur en évoquant la baisse du nombre des personnes acceptant de répondre aux enquêteurs (La suite dans les idées, 21 février 2002). C’était un mensonge, me répondit-on au micro malgré les travaux sur la question. D’ailleurs, la commission des sondages, dans son rapport sur les élections de 2002, reprenait le constat quelques mois plus tard : « la proportion des personnes sollicitées refusant de répondre au sondage va croissant ». La commission en a d’ailleurs tiré la conclusion qu’il fallait reconnaître la représentativité des sondages en ligne. Tous les instituts se sont lancés dans cette voie avec plus ou moins de rapidité. Malgré cela, les sondeurs ont continué à prétendre publiquement que les sondés étaient heureux de coopérer. On comprend pourquoi. L’émission à peine terminée, le sondeur en colère revint à la charge en me lançant avec un mépris qui laissa les témoins interloqués : « moi, je brasse des millions, je ne vais pas me laisser intimider par un petit prof de fac ». La formule eut quelque écho moins par mon livre L’ivresse des sondages que par sa reprise dans Le Canard Enchaîné. Les choses étaient dites. J’ai publié ces propos parce qu’ils traduisent l’état de la relation nouvelle établie entre les sondeurs et les scientifiques. Il ne faut donc pas être surpris que l’attaque de M. Patrick Buisson prenne un tour anti-intellectuel encore plus violent.
Je suis donc non seulement « un petit prof de fac » mais « un certain M. Garrigou », preuve au moins que M. Buisson ne lit pas la littérature sur les sondages. Ma qualité d’universitaire est mise en doute avec insistance puisque j’aurais aligné « dans une méconnaissance totale des outils et du dossier, un nombre impressionnant d’erreurs factuelles, de contre-vérités et d’insinuations fallacieuses ou injurieuses d’une facture fort peu universitaire nonobstant le titre dont se prévaut cette personne » (L’Express, 9 novembre 2009). Cela fait beaucoup de mauvais points pour une seule phrase. Mais on sait déjà que les universitaires critiques sont forcément incompétents. Tant pis si le financement illicite est déjà aussi certain que les refus de répondre. Devant la pression que fait peser la création d’une commission d’enquête parlementaire, il fallait faire diversion. Et régler des comptes. Il est intéressant que le dénigrement se fasse au nom d’une conception implicite des universitaires. Je ne ressemblerais pas à un universitaire parce que mon style direct ne ressemblerait pas à l’idée que s’en fait M. Patrick Buisson, celle d’individus verbeux, obscurs, timorés et lâches, comprend-on aisément quand la suggestion vient de l’extrême droite. M. Patrick Buisson se fait une idée fausse des universitaires faute sans doute de ne pas en avoir suffisamment fréquenté. De même ignore-t-il que la vérité ne se juge pas devant les tribunaux sinon celui de la raison.
Au-delà de ma personne négligeable de « petit prof de fac », l’attaque vise donc une profession et le regard scientifique sur le monde. Pacifiques par définition, l’une et l’autre sont capables de résistance.
Alain Garrigou
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