Durant l’année 1917, Alexandre Koltchak, commandant en chef de la flotte tsariste de la Mer Noire, représente un pôle de la réaction. "Tous les pouvoirs à Koltchak !" titrent les journaux conservateurs qui souhaitent une dictature militaire pour en finir avec le mouvement social. Cependant, le processus révolutionnaire s’amplifie et l’amiral préfère rejoindre les Etats-Unis puis le Japon, proche des côtes de Sibérie.
Des publications anticommunistes et des articles du web (dont Wikipedia) font aujourd’hui de Koltchak un libéral attaché à l’honneur national russe. Si tel avait été le cas, il n’aurait évidemment pas quitté son poste et son pays, en pleine guerre, au moment où Kerenski arrivait au pouvoir. Il n’aurait pas non plus reçu une dague d’honneur de la part de la très réactionnaire Union des officiers de l’armée et de la flotte.
En mars avril 1918, les dirigeants de la Société du chemin de fer de l’Est chinois, des industriels (comme Poutilov), des banquiers (banque Russo-asiatique), des personnalités de la noblesse (prince Koudatchev), des généraux (Dimitri Khorvat, général de corps d’armée)... en font le commandant en chef des forces russes dans la région du chemin de fer (c’est à dire dans l’extrême Est de la Sibérie). En fait, le War Office (ministère de la guerre britannique) est le principal protagoniste de cette nomination.
Le New York Times informe ses lecteurs sur ce lambeau contre-révolutionnaire de Russie dont "le gouvernement est stable et à peu près représentatif". Que le lecteur note ce "à peu près représentatif" pour une dictature militaire qui ne procède et ne procédera durant ses quatre ans d’existence à aucune élection ni locale, ni générale et qui ne tire sa légitimité d’aucune partie de la population
La ville d’Omsk, sur le fleuve Irtych, est occupée au printemps 1918 par des légionnaires tchécoslovaques.
25 et 26 mai 1918, la Légion tchèque se soulève et sépare la Sibérie du pouvoir bolchevik
En juin 1918, s’y autoproclame un " Directoire anti-bolchévique unifié", qui s’octroie une légitimité pour toute la Sibérie. Ce directoire intègre Koltchak comme ministre chargé du commandement de la marine militaire.
Les Alliés vont alors garder Vladivostok comme centre logistique mais faire d’Omsk le coeur de leur action militaire et politique, se rapprochant ainsi largement de Moscou.
Le 18 novembre 1918, Koltchak fait arrêter et emprisonner les principaux membres du " Directoire anti-bolchévique unifié" et s’accapare tous les pouvoirs en tant que "Chef suprême" sur un territoire de 13 à 14 millions de km2 soit environ 25 fois la France.
Il émet un timbre-poste "Pour la Russie unie, le gouverneur suprême de la Russie, Koltchak".
Le 27 novembre 1918, Koltchak donne le meilleur gage possible aux actionnaires du monde entier : il reconnaît les dettes internationales de la Russie ( 12 milliards de roubles-or) et s’engage à les rembourser.
Dans son rapport, le général Janin, représentant du gouvernement français à Omsk, analyse le coup d’état militaire de Koltchak comme une initiative pilotée par les Britanniques.
Des unités régulières britanniques combattent sur le front aux côtés des Blancs contre les Rouges. La garde du chemin de fer transsibérien qui relie les territoires depuis l’Océan pacifique relève de la responsabilité de l’armée américaine (environ 7000 soldats US). Des navires alliés débarquent à Vladivostok sur la côte Pacifique du matériel ensuite acheminé par le transsibérien vers Omsk puis le front.
Monarchiste autoritaire, Koltchak définit ainsi son objectif le 18 novembre 1918 : " Mon but premier et fondamental est d’effacer le bolchevisme de la Russie, de l’exterminer et de l’anéantir".
Koltchak voit des Rouges partout, ce qui l’amène à exterminer bien plus que des bolcheviks.
Lorsqu’éclate une grève à Omsk fin novembre, une dizaine de députés à la constituante pourtant antibolcheviques et qui n’ont aucun rapport avec ce mouvement social, sont fusillés. Tous les grévistes sont arrêtés et emprisonnés ; dans la nuit du 25 au 26 décembre 1918, ils seront tous massacrés en prison par la soldatesque du général blanc Krasilnikov.
En décembre 1918, l’amiral Koltchak est le "Chef suprême" du gouvernement provisoire d’opposition installé à Omsk et de l’armée blanche de Sibérie opposée à l’armée rouge.
Pour en arriver là, il a bénéficié :
* du soutien des dirigeants politiques britanniques et américains qui souhaitent par dessus tout écraser le pouvoir bolchevik.
* de l’appui d’éléments du grand patronat russe
* de généraux tsaristes
Durant l’été une partie de la Légion tchèque venue auparavant en Russie pour combattre l’Empire austro-hongrois, a rejoint cette Armée blanche.
Avec le soutien permanent des Britanniques et de leurs alliés (France, Etats Unis), Koltchak installe une dictature sévère apte à combattre les armées rouges.
Parmi ces alliés, certains sont critiques vis à vis de lui et de son armée. Le gouvernement français le soutient sans limite même si le général Maurice Janin, son représentant auprès de lui, est épouvanté par les massacres systématiques perpétrés par ses armées blanches. La majorité des Tchèques participent à cette armée blanche mais considèrent (d’après les lettres et documents publiés) l’amiral comme un réactionnaire total.
Le soutien militaire des Alliés occidentaux à la dictature de Koltchak frappe par son énormité.
* " D’octobre 1918 et octobre 1919, la Grande-Bretagne envoie à Omsk 97 000 tonnes de fournitures, dont 600 000 fusils, 6 871 mitrailleuses et plus de 200 000 uniformes. Selon Pipes, toutes les munitions de fusil tirées par les troupes de Koltchak sont fabriquées en Grande-Bretagne. Le total de l’aide des Alliés à Koltchak dans les premiers mois de 1919 se monte à un million de fusils, 15 000 mitrailleuses, 800 millions de bandes de munitions, et des vêtements et de l’équipement pour 500 000 hommes, équivalent en gros à la production soviétique de munitions pour toute l’année 1919.’ (Wikipedia)
* L’excellent historien Jean-Jacques Marie précise dans La guerre civile russe 1917 1922
" Les Alliés lui fournissent une aide considérable.
Les Etats-Unis lui livrent 600 000 carabines, plusieurs centaines de canons, plusieurs milliers de mitrailleuses, des munitions, des équipements, des uniformes
La Grande Bretagne : 200 000 équipements, 2000 mitrailleuses, 500 millions de cartouches.
La France 30 avions et plus de 200 automobiles
Le Japon 70 000 carabines, 30 canons, 100 mitrailleuses, les munitions nécessaires et 120000 équipements."
Une division de Légionnaires polonais combat également avec Koltchak en Sibérie. Ses méfaits à l’encontre des habitants vont contribuer à la formation d’unités de partisans contre les armées blanches
...
Le 24 décembre 1918, ayant assuré ses arrières et ses soutiens internationaux, Koltchak franchit l’Oural et s’empare de la grande ville de Perm sur la Kama (affluent de la Volga) où il fait plusieurs dizaines de milliers de prisonniers.
En mars 1919, ses troupes prennent Oufa puis Kazan maîtrisant alors à l’Ouest de l’Oural un territoire de 300000 km2 (7 millions d’habitants). L’exécution des personnes de gauche continue comme celle de 670 prisonniers massacrés à Oufa.
En avril 1919, les troupes de Koltchak étalées sur 300 kilomètres de front ne sont plus qu’à 600 kilomètres de Moscou et s’apprêtent à prêter la main aux armées blanches de Dénikine montant du Sud.
Le 14 mai 1919, les Alliés (USA, Grande-Bretagne, France, Italie...) informent Koltchak qu’ils sont prêts à reconnaître le Gouvernement provisoire de Sibérie comme représentant l’ensemble de la Russie à condition, en particulier de s’engager à convoquer une Assemblée constituante après la prise de Moscou.
Au moment où les armées blanches de Sibérie et de l’Oural paraissent capables de dénouer la guerre civile en leur faveur, des révoltes éclatent un peu partout dans ces immenses régions, des révoltes tellement massives qu’elles vont faire basculer la situation militaire.
Jean-Jacques Marie résume bien cette situation dans son ouvrage cité plus haut " L’armée de Koltchak, à force de piller les paysans et fouetter ou pendre les récalcitrants, suscite sur ses arrières des soulèvements de paysans qui se tournent alors vers les bolcheviks. Le 1er juillet 1919, l’armée rouge reprend Perm, le 14 elle reprend la ville d’Ekaterinbourg puis franchit l’Oural et, le 24, arrive à Tchéliabinsk où, quinze mois plus tôt avait commencé la révolte des légionnaires tchécoslovaques. Les soulèvements paysans se multiplient sur les arrières de l’armée de Koltchak, dont certaines compagnies se rallient à l’Armée rouge."
Ivan Nikitich Smirnov, un dirigeant du parti bolchevik, raconte : "A Tchéliabink, nous vîmes arriver les premiers envoyés de partisans. D’abord, ce fut un jeune du détachement de Mamontov, un jeune paysan qui, comme tous les partisans, se considérait comme un bolchevik alors qu’il n’avait jamais entendu parler du parti communiste... Après lui, vint de l’extrême-Orient un ancien matelot, âgé, jadis exilé, Andriachkine. Il nous donna un tableau très complet de la situation en Sibérie au printemps 1919 et nous renseigna sur les forces des partisans de Slavgorod à Blagovechtchensk... Un (autre jour), à Tchéliabinsk, un vieux paysan venu de la province d’Omsk, se présenta à nous. Il nous apportait les propositions de paix de plusieurs districts ruraux... Il reçut verbalement l’ordre de déclencher une insurrection au Sud d’Omsk, au moment où nous approcherions de la ville par l’Ouest ; il accomplira toutes ces missions."
En septembre 1919, trois armées paysannes de partisans de la région de l’Altaï, au Sud de la Sibérie, représentant environ 120000 combattants, s’allient à l’Armée rouge contre les armées blanches.
"Au début de l’instauration du pouvoir de Koltchak, lorsque les contributions et les exactions se multiplièrent, le paysan Mamontov se querella (pour des raisons personnelles ou à l’occasion du paiement du tribut) avec un garde local et finit, un beau jour, par l’abattre. La police se lança à ses trousses.
Il rassembla un groupe de vingt individus "mécontents de Koltchak et offensés par lui", et organisa des raids, surtout contre la milice blanche... Le bruit de ses hauts faits se répandit rapidement. Son nom suscita un essaim de légendes...
Plus se multipliaient les exactions contre les paysans et les villages isolés, plus sa "bande" s’accroissait. Bientôt il eut constitué un détachement capable d’effectuer des raids systématiques contre les gardes blancs et leurs milices. Les expéditions des légionnaires polonais qui ravageaient les villages de l’Altaï "par le fer et par le feu" furent le tournant de tout le mouvement des partisans. De dirigeant d’un petit détachement, Mamontov se mua en chef d’une insurrection paysanne et de toute une armée de paysans dressés contre Koltchak..." (témoignage de Boris Eltsine, dirigeant bolchevik sans aucun rapport avec le futur président).
Seules, les insurrections paysannes contre les armées blanches permettent de comprendre pourquoi l’Armée rouge a pu avancer de Perm le 1er juillet 1919 jusqu’au Pacifique au début de l’année 1920.
Jacques Serieys
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