Les Français ont-ils toujours un désir de politique  ?

dimanche 24 juillet 2016.
 

Nuit debout, mouvement social, engagements multiples... les points de vue de Ludivine Bantigny, professeure d’histoire à l’université de Rouen, Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille et Gaël Brustier, essayiste et politologue.

A) Un avenir nommé désir

par Ludivine Bantigny, professeure d’histoire à l’université de Rouen

À l’impossible nul n’est tenu  : on ne saurait évoquer « les Français » (catégorie somme toute étriquée – tant de personnes ont fait leur vie ici sans jamais pouvoir y être « français ») ni leur « désir de politique » (trop périlleux à généraliser). Le désir politique s’exprime de bien des façons  : généreuse, créative, enthousiaste, inventive. Dans les zones à défendre, les associations de quartier, le syndicalisme de terrain, les assemblées de grève, les places occupées, l’aspiration à s’occuper de politique contre sa monopolisation/professionnalisation est évidente et déterminée.

Cela ne va pas sans difficulté tant les conditions pour s’engager sont rognées par l’air du temps. Dormez tranquilles bonnes gens, les gouvernements gouvernent  : redoutable machine à dépolitiser. Tant il est mal admis que le politique puisse se situer en dehors des assemblées. Tant la démocratie représentative, qui porte au fond bien mal son nom, s’impose comme un impensé. Il aurait pu en être autrement, pourtant. Comme l’a montré Samuel Hayat dans son beau livre Quand la République était révolutionnaire, rien n’était joué en 1848. Pour les hommes et les femmes de ce temps, les ouvriers en lutte particulièrement, les possibles étaient ouverts  : la démocratie pouvait être directe et la République, révolutionnaire. En faire fidèlement l’histoire c’est, aussi, revenir à cet avenir espéré auquel ces femmes et ces hommes travaillaient.

Mais prendre le temps du politique soulève encore bien d’autres obstacles que cette imposition à se taire et à laisser faire  : notre temps est morcelé, pris dans les rets de l’accélération et de la compétition. Tout cela nous paralyse, nous épuise et conduit à la pensée soulagée que d’autres sont là pour gérer. Mais ces autres-là sont tellement loin, déconnectés du monde social dont ils entretiennent l’ordre avec les mots doux de leurs médias et les sévices de leur police. Loin, avec leurs chauffeurs attitrés, leurs résidences surveillées, leurs restaurants gastronomiques aux frais de la République. Que savent réellement ces gens de ce que signifie travailler plus et plus longtemps  ?

Du temps, la grève nous en donne. La grève générale n’est pas un slogan, mais l’arme de celles et ceux qui en ont peu, le pouvoir de montrer que ce système ne fonctionne pas sans eux. On peut bien se passer des PDG  ; pas de leurs salariés. La grève ouvre un temps en suspens où l’on se retrouve vraiment. Les places publiques transformées en agoras renouent avec le sens profond du politique  ; les entreprises occupées cessent d’être des lieux où l’on s’échine, où l’on s’évide. Si désir politique il y a, il est bien là.

Que nous manque-t-il pour assouvir ce désir  ? Pourquoi depuis des années bien des combats ont-ils été défaits, restés au milieu du gué  ? On ne saurait taire les complicités nouées pour que le système tienne. Patronat et syndicats ne sont pas des « partenaires » – « sociaux » ou pas. Le « dialogue », social ou pas, n’a ni rime ni raison face au cortège des régressions. Et puis, au fil des décennies, nous avons perdu la réflexion sur la stratégie. On le voit encore aujourd’hui  : dans les manifestations, grèves, occupations, la pensée de l’étape suivante se fait hésitante voire chancelante. Il faut nous réatteler à cet impératif stratégique. Réfléchir par exemple à la force coordonnée de comités de grève, d’action, de quartier, fédérés  : un pouvoir face au pouvoir.

Au-delà, nos imaginations se sont un peu taries. Parce que pendant des années on nous a répété qu’il n’y avait pas d’alternative. Pourtant, le capitalisme n’est pas de tout temps  : plus encore, il a fait son temps. Refaire désir politique c’est élaborer des projets de société, où le commun, l’appropriation collective de ce dont nous avons besoin, ferait partie de notre quotidien. À écouter celles et ceux qui s’expriment dans les rues et sur les places, nous sommes bel et bien en train de le réinventer.

B) De quelle dépolitisation parle-t-on  ?

par Rémi Lefebvre, professeur de science politique, université de Lille

On prête souvent aux Français une passion pour la politique, une appétence pour la conflictualité démocratique et un tropisme pour l’égalité sociale  ? La France, celle de la Révolution française, du Conseil national de la Résistance ou de Mai 68, serait la nation politique par excellence. Les sciences sociales se méfient de ce culturalisme un peu grossier toujours prompt à éterniser des stéréotypes nationaux. L’histoire française a pourtant à l’évidence assigné un rôle particulier à l’État, longtemps pensé comme une instance surplombant la société et incarnant l’intérêt général. Une forme d’« illibéralisme » marque l’histoire française. La politique à la française est le résultat d’une histoire de luttes politiques et intellectuelles qui se confondent avec une force politique  : la gauche. La mondialisation est sans doute plus mal vécue en France qu’ailleurs parce qu’elle sape un volontarisme enraciné dans les esprits. Le « souverainisme » est commun d’ailleurs à une partie de la gauche et de la droite. Alors que la mondialisation a objectivement érodé les marges de manœuvre des gouvernants, leur aveu d’impuissance est toujours perçu comme une forme de transgression. On se souvient des mots du premier ministre Lionel Jospin qui, face aux licenciements de Michelin, s’était laissé aller à une formule (« L’État ne peut pas tout ») qui avait suscité l’incompréhension à gauche et au-delà. Le film réalisé par Pierre Schoeller l’Exercice de l’État a brillamment mis en scène ce déclassement symbolique de l’État. Les progressistes ont fait un temps le pari faustien qu’ils retrouveraient au niveau européen des leviers d’action perdus au niveau national. La cause est désormais entendue (depuis la dernière tragédie grecque)  : la (dé)construction européenne s’emploie à dissoudre toute velléité de s’opposer aux forces du marché. Le Tina (« there is no alternative ») se nourrit à la fois du technocratisme (bruxellois ou énarchique) et du néolibéralisme, plus que jamais dominant. La repentance de circonstance des libéraux après la crise de 2008 paraît bien loin.

Ce sont les restes de ce « modèle français » que les élites libérales, mâtinées de « social » au PS et désormais totalement décomplexées chez « Les Républicains », cherchent à congédier. Martine Aubry n’a-t-elle pas confié il y a quelques mois que François Hollande était en train de « tuer la politique »  ? Le gouvernement socialiste tient le même discours que le gouvernement Fillon  : c’est la « réforme » qui elle seule peut préserver notre modèle social. Mais les Français renâclent  : la France est décidément chez nos modernes élites « irréformable ».

La capitulation des gouvernants nourrit à la fois la dépolitisation et la re-politisation alors que les ravages de l’austérité déstructurent toujours un peu plus la société. D’un côté, une partie des citoyens se désintéressent d’un jeu qui tourne à vide et n’offre que le spectacle (présidentialisé) de sa propre impuissance. L’abstention progresse à mesure que progresse la désaffiliation sociale. Une forme de « déculturation politique » s’affirme d’autant plus que la gauche ne livre plus de bataille culturelle contre les évidences du « bon sens » gestionnaire. Les catégories populaires, atomisées par une individualisation négative qui sape l’action collective, font sécession ou se radicalisent à l’extrême droite. On se replie sur la sphère privée ou sur la consommation. Au mieux, on résiste « à bas bruit ». Des logiques d’« évitement du politique », pour reprendre les termes de la sociologue Nina Eliasoph, s’enracinent.

De l’autre, des ferments de politisation redonnent espoir. La politique professionnelle et l’hyperprésidentialisation cessent d’être considérées comme les horizons indépassables de notre vie collective. L’heure est à la réappropriation citoyenne. On débusque la politique derrière l’apolitisme. On réapprend les joies démocratiques du tâtonnement. Les citoyens se mêlent nuitamment sur la place publique des questions dont on veut à dessein les mettre à distance. Le jour, la forme plus classique du mouvement social paraît renaître avec le soutien par procuration de l’opinion. On dit la gauche défaite, liquidée, mais on se prend à rêver  : peut-elle vraiment mourir  ?

C) Vive la transversalité  !

par Gaël Brustier, essayiste et politologue

L’une des tendances actuelles du débat public est de résumer la vie politique à sa seule dimension électorale. Dès lors, tout ce qui relève des dimensions idéologiques et culturelles du politique, tout ce qui relève de la construction de solidarités, de références communes est passé au second plan, sinon tout simplement nié. Le « front culturel » est ainsi résumé à une « bataille des mots » ou à l’art de mieux communiquer (« on n’explique pas assez »). Les taux d’abstention, de plus en plus élevés, et les scores du Front national, seule force électorale constamment dynamique depuis 2011, sont les deux phénomènes récurrents dans les différents scrutins nationaux ou locaux. S’arrêter à ce tableau laisserait néanmoins penser que la droitisation et la dépolitisation vont de pair et sont inéluctables.

Constatons par exemple que l’actuel succès des publicistes comme Éric Zemmour ou Philippe de Villiers renseigne sur la quête de sens politique d’une partie de la France au moins, en l’occurrence du « peuple de droite ». Ne s’y trompant pas, une partie de la presse préfère faire ses unes sur ces « intellectuels » de droite que sur les innombrables candidats à la primaire organisée par l’UMP-LR.

Cela révèle que, dans la crise, la définition de la vision du monde est un enjeu central.

À la tête du gouvernement, Manuel Valls a pris une longueur d’avance sur les frondeurs en constatant l’ampleur d’une mutation qui rend obsolètes les solutions purement sociales-démocrates. Manuel Valls vise à la recomposition d’une base idéologique et politique qui n’est pas sans évoquer une forme de « stratégie de la tension », entre un « bloc réactionnaire » et une gauche radicale accusée « d’islamo-gauchisme », dans un contexte « de guerre ». Fabien Escalona évoque ainsi pour définir cette vision politique un « nationalisme du cercle de la raison ».

Nuit debout est, quant à lui, une des entreprises assumées de redéfinition du sens commun dans un sens progressiste. Son succès comme ses limites (très tôt appréhendées par la plupart des membres du mouvement) offrent de nouvelles perspectives stratégiques à ceux qui cherchent le chemin d’une transformation politique et sociale progressiste. Quel autre mouvement pourrait occuper chaque soir pendant deux mois une place publique et rassembler quelques centaines ou milliers de personnes quotidiennement  ?

Non moins importante que la vision du monde, la construction d’un sujet politique nouveau lui étant lié est l’enjeu majeur s’imposant à notre démocratie. Chantal Mouffe, lors de son dernier passage à Paris, a eu raison de rappeler l’impératif de la définition de la frontière dans notre système démocratique. Plutôt que de « leur faire peur », sans doute vaudrait-il mieux définir qui est le « eux » et le « nous » permettant de définir le nouvel antagonisme (« apprivoisé ») directeur de la vie politique française.

C’est là où la question de la transversalité intervient. En rien réductible à des accords entre organisations, elle est une stratégie consistant à unifier l’immense diversité des demandes sociales, prenant en compte la relativisation des anciennes étiquettes et la nécessité d’engager une dynamique de transformation politique et sociale en « construisant un peuple ». La stratégie discursive employée trouve des fondations dans « l’horizontalité » et des pratiques sociales, lui donnant une force et une densité que les identités politiques traditionnelles ont manifestement perdues. Lorsque Inigo Errejon, secrétaire politique de Podemos, déclare que la « social-démocratie » et le « communisme » sont deux catégories appartenant au passé, il ne récuse pas leur héritage, ne plaide nullement pour un vulgaire « ni droite ni gauche », mais cherche au contraire à dégager un horizon stratégique pour les idéaux et les mouvements progressistes en construisant un nouveau sujet politique. Cette perspective « postmarxiste » rend déjà caduque la thèse des « deux gauches irréconciliables » et renouvelle considérablement les perspectives stratégiques au-delà de 2017… à condition de l’envisager sérieusement.

Dossier de l’Humanité


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