La politique est-elle vouée à l’impuissance ?

dimanche 5 janvier 2014.
 

Face-à-face. Défiance à l’égard des partis, confusions idéologiques… Le climat politique délétère interroge tous les partis. Les réponses de Marie-George Buffet, députée PCF-Front de gauche de Seine-Saint-Denis, et Henri Guaino, député UMP des Yvelines.

La défiance des électeurs vis-à-vis de leurs représentants traduit-elle une perte de confiance dans la capacité de la politique à changer le cours des choses  ? Rien n’est moins sûr. Le 18 novembre 2013, un sondage CSA publié dans l’Humanité révélait les immenses attentes insatisfaites tapies sous la crise politique. Pour 81 % des Français, «  les gouvernements peuvent s’ils le veulent réduire les inégalités  », 68 % souhaitant que les changements en France «  se mettent en place le plus vite possible  ». Au moment où le clivage gauche-droite semble remis en cause par des rassemblements hétéroclites comme les « bonnets rouges » et le discours trompeur du FN, l’Humanité a proposé d’en débattre à deux personnalités que leurs convictions opposent.

Passé maître dans le brouillage idéologique comme conseiller spécial de Nicolas Sarkozy de 2007 à 2012, Henri Guaino, qui se revendique du gaullisme, est à l’origine de discours passés à la postérité pour la vague d’opposition qu’ils ont soulevée parmi les progressistes. À l’instar de celui de Dakar de 2007, aux nets accents néocoloniaux, et selon lequel «  l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire  », affirmation qu’Henri Guaino a encore assumée, hier matin, sur France Inter. En face, Marie-George Buffet, ministre de 1997 à 2002, ex-secrétaire nationale du PCF et candidate à la présidentielle de 2007, est l’une des initiatrices du Front de gauche. La députée a combattu dans l’Hémicycle les politiques de la droite et défend, aujourd’hui, une alternative de gauche aux politiques d’austérité de l’actuelle majorité.

Les attaques racistes à l’encontre de Christiane Taubira, les sifflets lors des défilés du 11 Novembre, ou encore la colère sociale qui ne semble pas trouver de débouchés politiques, sont-ils pour vous autant de symptômes d’une crise politique inédite en France  ?

Marie-George Buffet. Depuis des années, nos concitoyens ont l’impression que la politique ne propose plus d’alternative, qu’elle ne leur permet plus de résoudre leurs problèmes. La présidentialisation conduit à une déception de plus en plus rapide. Cela crée de la désespérance et de la colère qui amènent certains d’entre eux à chercher l’ennemi chez le voisin plutôt que de se regrouper dans une action collective sur la base d’un conflit de classes. La crise de la politique, c’est surtout la crise de projet alternatif.

Henri Guaino. Tous ces symptômes sont ceux d’une société malade. La souffrance finit toujours par se traduire par de la colère, surtout lorsqu’on a le sentiment que rien ne peut venir y mettre un terme. La politique, c’est pourtant l’expression de la volonté humaine dans l’histoire, la seule force opposable à tous les déterminismes, la seule possibilité de s’opposer à tout ce qui menace sans cesse d’asservir les hommes. Nous vivons depuis quarante ans, tous partis confondus, dans l’idéologie de l’impuissance publique.

Marie-George Buffet. Ces souffrances sont liées à des choix politiques, effectués par l’UMP ou le PS. Lesquels ne cessent de nous expliquer que les directives européennes s’abattent sur notre pays sans que les gouvernants n’y puissent rien, alors qu’eux-mêmes en sont à l’origine. Et maintenant, ce serait à cause de la crise, qui est passée de celle de la spéculation à celle de la dette par une entourloupe extraordinaire. Ce qui n’empêche pas qu’à chaque campagne électorale, certains candidats expliquent qu’ils vont réguler la finance, relever l’emploi, relancer l’industrie… Il y a toujours un peu d’espoir qui se lève face à ces discours, mais la chute est sans cesse plus violente.

Les politiques européennes actuelles ne contribuent-elles pas à nourrir le sentiment de l’impuissance du pouvoir politique national  ?

Henri Guaino. Depuis les années 1980, l’Europe est en pilotage automatique, devenue une entreprise un peu folle de dépolitisation totale de l’économie et de la société. Plus personne n’est responsable de rien. Penser que la société puisse être gouvernée par des traders, des juges et des bureaucrates est une idée folle. Ce sont des pouvoirs qui n’ont pas de visage, que vous ne pouvez pas mettre en cause. Nous nous sommes dépossédés de tous les instruments qui nous permettaient d’agir sur l’économie et la société. On a organisé l’impuissance du pouvoir politique.

Marie-George Buffet. On, c’est qui  ?

Henri Guaino. Tous ceux qui ont gouverné depuis quarante ans…

Marie-George Buffet. Nous ne vivons pas dans un monde virtuel mais dans un système capitaliste en crise. La gauche et la droite ont toujours porté des visions différentes, entre une gauche de transformation, une autre qui aspire à réguler le capitalisme, et une droite qui s’inscrit dans ce système.

Henri Guaino. L’acte unique, c’est la gauche qui l’a négocié, la financiarisation, ce fut Bérégovoy qui l’a permise…

Marie-George Buffet. C’est bien pour ouvrir une alternative à gauche que nous avons créé le Front de gauche. En 2005, le peuple français a donné une chance inouïe aux dirigeants politiques. Il s’est emparé d’une Constitution qu’on voulait lui cacher. On lui a répété à longueur d’onde qu’il était incapable de comprendre un traité. Ils s’y sont quand même intéressés et ils ont dit non. Au lieu de se saisir de cette irruption populaire qui aurait pu permettre de changer le cours de cette construction européenne, on leur a dit  : « Vous avez voté  ? On s’en moque. » C’est la responsabilité du pouvoir de droite. On est «  dessaisi  », dites-vous  ? Je ne suis pas d’accord. Je suis prête à voter tout de suite plusieurs grandes réformes qui changeront la situation. Notamment pour une vraie révolution fiscale. Qu’on passe vite à la VIe République, car nos institutions ont bien vieilli.

Henri Guaino. On les a beaucoup abîmées, surtout. Quant au référendum, j’en parle d’autant plus tranquillement que j’ai voté non à Maastricht comme à la Constitution européenne en 2005. Mais, je ne pense pas qu’on puisse dire que quiconque se soit moqué de la réponse du peuple. Nicolas Sarkozy avait annoncé son intention de faire adopter un mini-traité par le Congrès. Le traité de Lisbonne n’a rien résolu pour l’avenir mais il n’est pas l’exacte copie du traité constitutionnel et il a ressoudé l’Europe face à la crise financière. Pour mettre l’Europe sur d’autres rails, il faut réunir des conditions politiques qui n’existaient pas à ce moment-là.

Marie-George Buffet. Pourtant, d’autres peuples s’étaient exprimés dans le même sens que les Français à la même période…

Henri Guaino. Je pense que c’est le dernier traité de ce genre que l’Europe fabrique. Le Mecano institutionnel, la perspective fédéraliste, c’est terminé. L’Europe doit maintenant répondre à la question  : que faire  ? Face à la crise économique, à la crise sociale… La crise financière a démontré que la politique pouvait reprendre la main. Je me souviens de la réunion des chefs d’État et de gouvernement de la zone euro à Paris. L’Europe que j’ai vue là me convient assez, dans laquelle ceux qui ont des comptes à rendre à leurs peuples travaillent et décident ensemble. On est passé au bord d’un immense gouffre, celui de l’effondrement du système bancaire mondial.

Beaucoup d’engagements ont été pris à cette occasion, notamment sur les paradis fiscaux, la « moralisation du capitalisme », qui n’ont pas été tenus…

Henri Guaino. On en revient à la complexité du pouvoir. La politique doit vouloir mais elle se fait toujours avec les autres. On n’a pas gagné les guerres du XXe siècle tout seul. À Londres, Nicolas Sarkozy a pris le risque d’une crise diplomatique rien que pour sortir une liste des paradis fiscaux. Vous allez me dire que c’est dérisoire. Mais le sujet n’est plus tabou, comme pour les politiques de relance, la régulation financière… Auparavant c’étaient des gros mots que l’on ne pouvait prononcer dans aucune réunion internationale.

Marie-George Buffet. Depuis 2007, vous nous racontez une histoire. De Guy Môquet…

Henri Guaino. C’était pour faire plaisir au Parti communiste... (Sourire.)

Marie-George Buffet. Loin de l’histoire que vous nous racontez, nos concitoyens ont vu la réalité des politiques que vous avez appliquées.

Henri Guaino. Je n’ai raconté que la vraie histoire et je n’ai jamais cru que la communication pouvait remplacer la politique.

Marie-George Buffet. Pourtant, Nicolas Sarkozy a fait beaucoup de communication et vous y avez contribué de façon tout à fait admirable, mais cela n’était que de la communication. Les citoyens, eux, ont subi une politique.

Henri Guaino. Nous sommes tous confrontés à cette question  : la politique est-elle ou non impuissante à changer quelque chose dans la vie des gens  ? Dans celle de l’agriculteur qui travaille toute l’année et qui ne sait pas si son travail va lui permettre de vivre parce que le prix de ses produits dépend d’un spéculateur à l’autre bout du monde…

Marie-George Buffet. La politique ne peut pas régler ce problème  ?

Henri Guaino. Si, mais on ne peut pas le régler seul…

Marie-George Buffet. Vous voyez, vous commencez à expliquer que ce n’est pas possible.

Henri Guaino. Je dis qu’il n’est pas possible de décider seul. Si vous gardez un euro surévalué, si vous faites une politique de déflation en Europe, vous avez en France un contexte de crise économique et sociale dans lequel vous ne pouvez pas faire de réforme fiscale, donc notre avenir se décidera avec les autres.

Marie-George Buffet. Il est vrai que les petits retraités la sentent aujourd’hui, votre politique fiscale…

Henri Guaino. La politique fiscale de la droite comme de la gauche est contrainte par l’orthodoxie dominante des marchés. C’est cela qu’il faut briser, mais il ne faut pas faire croire que c’est simple. Pour y parvenir, il y a une condition nécessaire, il faut changer le cadre. L’après-guerre a été un laboratoire intéressant. Nous avons réussi, tous ensemble à la Libération, non pas à mettre à bas le capitalisme, mais à lui donner un visage plus humain, plus social, dans un nouvel ordre mondial.

Marie-George Buffet. Il n’en reste plus grand-chose aujourd’hui, quand même…

Henri Guaino. Cela a quand même laissé une empreinte profonde. On ne refera pas le programme du CNR (Conseil national de la Résistance), mais il a prouvé que la politique pouvait canaliser les forces économiques, mais pas dans un splendide isolement  : il y avait eu aussi le New Deal, Bretton Woods, Keynes, 
Beveridge…

Marie-George Buffet. Ce qui est issu du CNR et de la mobilisation qui l’a suivi, c’est l’idée que la République est basée sur des droits et que ceux-ci sont assurés par un État qui joue pleinement son rôle, y compris au plan économique. Or vos politiques ont fait reculer le rôle de l’État. Et puis on a vanté la libre concurrence et l’idée que chacun devait s’en sortir par lui-même. Mais on peut remobiliser si le peuple croit en une alternative à gauche.

Henri Guaino. Tout le monde y a contribué. Les coalitions gouvernementales dont les communistes faisaient partie, aussi.

Cette crise ne contribue-t-elle pas à nourrir et banaliser le front national  ?

Marie-George Buffet. La banalisation, pour Marine Le Pen, consiste à faire attention aux mots qu’elle emploie, mais sa politique est toujours la même, c’est-à-dire appuyer et nourrir les réflexes les plus p rimaires. Et il est d’autant plus facile pour le FN de pointer les fonctionnaires que d’autres partis les désignent sans arrêt à la vindicte, alors qu’ils représentent la République en marche. Le Pen c’est l’anti-éducation populaire. Le fascisme a toujours aimé les simplifications, et l’une des pires simplifications est la xénophobie, la haine de l’étranger et le racisme. À cet égard, le délai de réaction aux propos racistes contre Christiane Taubira m’a choquée. Il y a quelques années, les propos du père Le Pen déclenchaient des manifestations… Pourquoi le FN prospère-t-il  ? Parce qu’il n’y a pas d’alternative qui émerge à gauche.

Henri Guaino. Le problème n’est pas de savoir si l’alternative est de gauche ou de droite mais s’il y en a une face à l’orthodoxie qui s’est imposée partout. La façon dont on a construit la mondialisation a ravagé les économies des pays développés, parce qu’elle s’est faite sans règle et a mis directement en confrontation des systèmes sociaux et des niveaux de développement très différents. Cela a produit de la misère et de la souffrance et détruit une partie des fondements mêmes de la société. Quand le gain à court terme devient la seule règle de comportement, l’avenir n’a plus de valeur, quoi que l’on fasse. Rajoutez à cela l’Europe qui ouvre les économies sans aucune contrepartie, ce qui n’existe nulle part ailleurs dans le monde…

Marie-George Buffet. Vous êtes en train d’expliquer ce qu’il aurait fallu faire, mais vous ne l’avez pas fait  !

Henri Guaino. Mais vous non plus  ! L’Europe telle qu’elle est, c’est une œuvre collective, y compris celle des gouvernements que vous avez soutenus. La seule question qui vaille est donc  : qu’allons-nous faire pour l’avenir  ?

Marie-George Buffet. Mais vous ne traduirez pas vos discours dans les actes, c’est bien le problème.

Henri Guaino. Dire que je ne suis pas légitime à critiquer l’état du monde parce que j’ai participé à l’exercice du pouvoir, c’est exactement le discours du FN.

Marie-George Buffet. Je vous demande simplement pourquoi vous n’assumez pas vos choix.

Henri Guaino. Je ne suis pas responsable, vous non plus, de tout ce qui a été fait depuis quarante ans  ! Mais j’assume tout ce qui a été fait sous Nicolas Sarkozy, même si je ne suis pas d’accord avec tout. L’histoire rendra justice à la manière dont il a affronté la crise, car il y aurait infiniment plus de souffrances et de douleurs s’il ne l’avait pas fait.

Comment expliquez-vous la course de l’UMP derrière le FN, notamment sur l’immigration  ?

Henri Guaino. Il ne faut pas chercher à le copier. Quand le FN prône l’interdiction de toute régularisation, cela signifie qu’il exclut tout cas de conscience face à des situations humaines. Il y a quelque chose de monstrueux dans cette forme d’inhumanité qui confond la fermeté et la dureté. C’est une orientation que je combattrai toujours. Quant au droit du sol, s’il s’agit de l’encadrer, c’est un débat légitime. Mais l’abandon pur et simple du droit du sol romprait une digue qui nous protège des délires sur la pureté du sang et de l’enfermement dans les généalogies. Ce n’est pas l’idée que je me fais de mon pays.


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