Amérique latine : Le passage de la dictature à la démocratie est long

mercredi 17 février 2010.
 

Alain Rouquié, ancien ambassadeur de France, notamment au Mexique et au Brésil, est désormais président de la Maison de l’Amérique latine, à Paris. Il est l’auteur de nombreux essais, dont Amérique latine, introduction à l’Extrême-Occident (Points), et A l’ombre des dictatures. La démocratie en Amérique latine (Albin Michel, 380 p., 23 euros)

Quelle est votre analyse de la récente élection présidentielle au Chili, qui a ramené la droite au pouvoir ?

Michelle Bachelet, qui part avec 80 % d’opinions favorables, n’étant pas rééligible, la droite a trouvé un excellent champion en la personne de Sebastian Piñera, qui avait voté pour le non au général Pinochet lors du référendum de 1988. Cette alternance n’a rien d’inquiétant.

Vous estimez qu’au Chili "la consolidation antilibérale de la société est à l’origine de la stabilité institutionnelle". Or un libéral arrive au pouvoir...

Sebastian Piñera est un libéral en matière économique, mais la Concertation - la coalition entre le Parti socialiste et le Parti démocrate-chrétien - a poursuivi, depuis 1990, la politique économique du régime militaire. Car l’important était alors de pouvoir gouverner, et pour cela, il fallait neutraliser les milieux d’affaires qui étaient majoritairement pinochetistes.

Pinochet, au référendum, avait tout de même obtenu 44 % de oui, et le rappelait. Il avait imposé une Constitution faite sur mesure par lui et pour lui, avec une limitation des pouvoirs du président de la République, qui ne pouvait pas nommer librement les chefs de l’armée, par exemple, et avec un système électoral qui favorisait la droite. Toute une série d’"enclaves autoritaires" prolongeaient la dictature sous la démocratie. Tout cela, il a fallu le démonter. On a mis vingt ans. Maintenant, c’est à peu près fait. Alors la droite peut revenir au pouvoir sans mettre en danger la démocratie. On le voit bien à la manière dont le candidat de centre-gauche a accepté sa défaite. C’est une victoire de la Concertation que d’avoir établi une démocratie détendue, dépolarisée, consensuelle.

Que vous inspire le propos "le Chili a élu son Berlusconi" ?

Ce qui rapproche Piñera de Berlusconi, outre le fait qu’il soit multimillionnaire, c’est qu’il possède la plus grosse chaîne de télévision du pays. C’est un nouveau riche. Or, le Chili est un pays de "vieux riches", où la concentration de la richesse est très ancienne. Il a la chance de ne pas avoir d’antécédents pinochetistes, même si son frère a été ministre et s’il a beaucoup d’amis dans ce camp-là.

D’une manière plus générale, ce concept d’Amérique latine, que vous utilisez, est considéré par certains comme inopérant, liant un pays d’Amérique du Nord, le Mexique, une Amérique centrale et une Amérique du Sud...

Ce concept a des racines culturelles, linguistiques, religieuses, historiques. Mais il est vrai qu’il y a aujourd’hui deux Amériques latines. Au nord, le Mexique, l’Amérique centrale, les Caraïbes, font partie de la mouvance des Etats-Unis. L’Amérique du Sud s’éloigne de plus en plus de cet ensemble. Dans A l’ombre des dictatures, j’ai pris l’Amérique latine comme un tout pour me permettre des comparaisons.

Cela ne signifie pas que je me rallie à ce concept global. Lucien Febvre disait "L’Amérique latine est un laboratoire." L’approche régionale offre la possibilité d’analyser dans leur diversité des pays qui ont, sous certains aspects, beaucoup de points communs.

Pouvez-vous préciser ce que vous mettez dans votre terme d’"Extrême- Occident" ?

Dans le cadre de ce qu’on a appelé autrefois le tiers-monde, il y a un continent qui a été en contact, pénétré, dominé, transculturé par l’Occident, pendant plus de cinq siècles. Quand vous plantez une plante dans un terreau différent, elle peut produire des fruits différents, mais c’est toujours la même plante. C’est cela mon idée d’Extrême-Occident.

Les pays d’Amérique latine ont deux cents ans d’institutions et de normes démocratiques derrière eux. Ce n’est pas le cas de la Chine, de la plupart des pays asiatiques, des pays africains. Lorsqu’ils sont devenus indépendants, les pays d’Amérique ont adopté ce qui était la modernité occidentale, c’est-à-dire des constitutions représentatives. Certes, ils ne pouvaient pas les appliquer, mais c’était un objectif lointain et ils n’avaient pas d’autre source de légitimité.

En parlant du Venezuela et d’Hugo Chavez, vous récusez le terme de populisme...

Raymond Aron disait : "Vous, vous avez une idéologie, moi j’ai des idées." C’est un peu ce qu’on fait avec ce mot de populisme. Etre populaire, c’est bien, être populiste, c’est mal. Utiliser le mot populiste, sauf si cela correspond à une époque, à un moment codifié par l’histoire, équivaut seulement à dire "je n’aime pas ce régime". J’essaie plutôt de comprendre la situation à partir de sa genèse.

Dans l’apparition de Chavez, par exemple, il y a une histoire et une logique. Parce qu’il est militaire, parce que le système des partis, né en 1958, s’est effondré et parce que le Venezuela est un pays de rente pétrolière. Ces variables-là ont donné un type de régime. Et si on le compare aux gouvernements vénézuéliens antérieurs, dans les périodes de prospérité pétrolière, on s’aperçoit qu’ils étaient peut-être un peu plus tolérants et respectueux des institutions. Mais, dans leur rhétorique et leurs politiques sociales, le pays ressemblait beaucoup au Venezuela bolivarien.

L’Amérique latine suscite des clichés et l’exotisme politique est toujours attractif. Mais je préfère, dans un premier temps, essayer d’expliquer plutôt que de juger.

Vous citez Tocqueville : "L’Amérique du Sud ne peut supporter la démocratie"...

Les pays situés au sud du Rio Bravo, dont il parle, ont embrassé la démocratie et ne peuvent pas la faire fonctionner. C’est ce que j’ai tenté de montrer. Il y a deux grandes références dans mon livre, Tocqueville et Bolivar. Bolivar, qui est non seulement un héros mythique, mais un considérable constitutionnaliste, se demandait comment on pouvait avoir la démocratie, la stabilité politique et sociale, et un minimum de justice. Le paradoxe fondamental des débuts des Amériques indépendantes est là : il n’y a pas de citoyens, alors que le pouvoir procède de la seule souveraineté du peuple.

Selon vous, les démocraties actuelles sont "prisonnières de la dictature"...

On a beaucoup écrit sur le passage des dictatures aux démocraties dans les années 1980. Or le plus souvent, même si on se débarrasse du dictateur, on ne peut se débarrasser ni de l’armée, ni de la Constitution héritée, ni parfois du traumatisme qu’a créé la dictature, avec ses morts, ses disparus... La transition n’est pas simplement le moment où la dictature laisse la place à un régime démocratique, c’est un processus long et complexe.

Au Chili, par exemple, l’histoire officielle de l’Unité populaire et de Salvador Allende est restée pendant longtemps, sous la démocratie, celle que la dictature en avait donnée.

Dans le cas du Brésil, que vous examinez, vous dites que la Constitution de 1988, toujours en vigueur, est tournée vers le passé pour le conjurer...

Elle est inspirée par le passé parce qu’elle prend le contre-pied de ce qu’avaient fait les militaires. Elle décentralise, elle transfère des compétences aux instances fédérées, elle instaure un pouvoir judiciaire sans contrôle externe. Certains excès ont été peu à peu corrigés à partir de 1995.

Aujourd’hui le Brésil s’est inscrit dans la carte des grands pays du monde, et il est plus que jamais tourné vers l’avenir. Sa Constitution est respectée. Ainsi le président Lula, au sommet de sa popularité, s’est refusé à la modifier pour être éligible une troisième fois consécutive.

Propos recueillis par Josyane Savigneau


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