Amérique latine, vers une nouvelle situation politique...

dimanche 14 février 2016.
 

Une nouvelle situation politique se fait jour en Amérique latine. Pour mieux en comprendre les contours, nous avons interviewé Claudio Katz économiste, chercheur du CONICET, universitaire et surtout, militant de gauche.

...Des soulèvements victorieux ont permis la mise en place de plusieurs gouvernements antilibéraux, mais la situation qui en a résulté ne pouvait pas durer car ils sont entrés en contradiction avec le modèle extractiviste et le renforcement de la dépendance économique, traditionnelle en Amérique latine. C’est cette contradiction qui a commencé à faire surface dans les mois précédents. C’est pourquoi on assiste a un restauration conservatrice et le débat a commencé sur la fin du cycle progressiste.

Dans tes travaux sur l’Amérique du Sud, tu parles de la dualité qui a caractérisé la dernière décennie. En quoi consiste cette dualité ?

Le cycle caractérisé comme progressif des dix dernières années en Amérique du Sud a été porté par des révoltes populaires partiellement victorieuses (en Argentine, Bolivie, Venezuela, Équateur), qui ont modifié le rapport de forces dans la région. Cela a permis de répondre à une situation économique caractérisée par la hausse des prix des matières premières et l’arrivée massive de dollars de façon totalement différente de celle qui a prévalu à d’autres périodes. A ce moment-là, le modèle néolibéral a pu coexister avec des mécanismes néo-développementistes et de redistribution. Sur le plan politique, des gouvernements de centre-gauche et radicaux sont apparus à côté de gouvernements de droite. Pendant cette période, la marge de manœuvre de l’impérialisme a été sérieusement réduite, l’OEA a perdu de son poids et Cuba a été reconnu. Finalement, David a vaincu Goliath et les États-Unis ont dû accepter cette défaite. En outre, pendant ces dx ans, il n’y a eu de plans d’austérité, comme celui qu’a connu la Grèce, dans pratiquement aucun pays d’Amérique latine.

Parallèlement, il y a eu d’importantes victoires démocratiques. Comparer la situation en Amérique du Sud et en Amérique Centrale permet d’en prendre la mesure. Comparer le niveau actuel des violences au Mexique, Honduras, Guatemala avec les libertés publiques qui ont été conquises en Argentine, Bolivie ou au Brésil donne la mesure de ce changement. Et ce qui est apparu avec le Chavisme, c’est le retour du projet socialiste. C’est pourquoi l’Amérique du Sud est devenue la référence pour les mouvements sociaux à travers le monde.

Dans un article récent je signalais l’existence d’une ’dualité en Amérique latine’ parce que ce changement de cycle politique et de rapport de forces a coexisté avec un renforcement du modèle d’accumulation extractiviste, fondé sur l’exportation de matières premières et l’insertion de l’Amérique latine dans la division internationale du travail en tant que fournisseur des produits de base. Cette situation est naturelle pour un gouvernement néolibéral, elle fait partie de sa stratégie. Mais pour les gouvernements progressistes, de centre-gauche, cette structure entraîne une tension. Et pour les gouvernements radicaux redistributeurs, cela engendre un conflit majeur.

Cela étant, il y a eu des soulèvements victorieux qui ont porté au pouvoir des gouvernements différents, certains antilibéraux , mais cette situation ne pouvait se prolonger car ils ne pouvaient pas coexister avec le modèle extractive et le renforcement de la dépendance économique traditionnelle de l’Amérique latine. C’est cette contradiction qui a commencé à faire surface dans les derniers mois. Cela explique la raison du début de la restauration conservatrice et de l’ouverture d’un débat sur la fin du cycle progressiste. Deux faits incontestables ont marqué la fin de l’année 2015. Le premier est la victoire de Macri en Argentine, et c’est important car elle constitue premier cas d’un retour de la droite à la présidence. Depuis les cacerolazos [1], la droite a construit son pouvoir politique, a battu le péronisme et a formé un cabinet de ’PDG’ pour que le pays soit gouvernés par ’ses propriétaires naturels’, avec un cabinet directement constitué par la classe capitaliste.

Le deuxième fait est partiel mais plus significatif. Au Venezuela, la droite n’a pas conquis le gouvernement mais le parlement, dans une situation de guerre économique brutale, de terrorisme médiatique, de chaos économique organisé par les réactionnaires. Et le Venezuela constitue le symbole le plus abouti des processus radicaux dans le cadre du cycle progressiste.

Quelle est la situation, dans ce nouveau panorama continental, des pays qui ne sont pas entrés dans la dualité et ont conservé le modèle économique néolibéral et ses politiques ?

L’un des principaux pièges médiatique de cette période est la dissimulation de ce qui se passe dans les pays gouvernés par le néolibéralisme. On croirait que tout y est merveilleux et que les seuls problèmes de Amérique latine sont dans les autres pays. Mais en réalité, il y a une déformation médiatique monumentale. Il suffit de regarder la situation au Mexique, pays qui connaît des taux de criminalité très élevés, dont le tissu social est détruit et où de vastes régions sont contrôlées par les trafiquants de drogue. Il suffit de regarder la situation des pays d’Amérique centrale décimée par l’émigration, la prédominance du crime et où des présidents comme au Guatemala, ont été destitués suite à des scandales de corruption. Ou prendre le modèle économique chilien qui traverse une situation très critique : sa croissance a fortement diminué et la corruption fait son apparition dans un pays qui se vantait de sa transparence. La dette des ménages, la précarité de l’emploi, les inégalités, et la privatisation de l’éducation apparaissent au grand jour. Le gouvernement Bachelet est paralysé. Les projets réformes de la retraite, de l’éducation sont arrêtés.

L’univers néolibéral c’est aussi le cas unique dans cette période du défaut du paiement de la dette à Porto Rico. Ce pays qui est en fait une colonie américaine souffre de la décapitalisation, du pillage des ressources, de la désintégration du tissu social, ce qui a été pour un temps compensé par un financement public, mais cette aide a un moment donné s’est arrêtée et le pays s’est trouve en défaut de paiement.

Dans les pays où il n’y a pas eu de redistribution des revenus de ce super cycle des matières premières, la situation sociale, politique et économique est donc plus grave. La seule chose, c’est que personne n’en parle.

Dans cette nouvelle conjoncture, dans quelle situation, selon toi, vont se trouver les pays néo-développementistes comme l’Argentine et le Brésil ? La restauration conservatrice dans ces pays va-t-elle mener à une reconfiguration des « blocs », vont-ils rejoindre le bloc ouvertement néolibéral ?

Nous pouvons être très catégorique sur le bilan de ce qui s’est passé, mais il faut être très prudent pour ce qui est de l’avenir. Il faut faire la distinction entre ce que nous savons et ce que nous pouvons imaginer. Il est certain que les changements en cours en Argentine et au Brésil sont le résultat d’un épuisement du modèle économique néo-développementiste. Ce n’est pas la seule cause, et je ne suis pas sûr que ce facteur ait un poids supérieur à d’autres, mais il constitue le fond du problème.

Dans les deux pays, on a essayé d’utiliser une partie des revenus tirés de l’augmentation du prix des matières premières pour relancer l’industrie et tenter un modèle reposant sur la consommation. Mais comme nous sommes dans le système capitaliste, ce genre de processus a des limites très étroites. Parce que ce qui fonctionne au début finit par s’épuiser dès lors que cela affecte la rentabilité capitaliste. La théorie du ruissellement ne fonctionne pas à contre-courant. C’est une illusion de l’hétérodoxie keynésienne de supposer que la seule augmentation de la demande enclenche un cercle vertueux. C’est le contraire qui est vrai. À un moment donné ces gouvernements se retrouvent bloqués et commence alors le processus classique de la fuite des capitaux, la pression sur les taux de change, ce qui s’est produit dans les deux cas.

Je pense qu’il y a eu une usure non seulement économique, mais aussi politique, tant au Brésil qu’en Argentine. Dans les deux cas, cette érosion a été déterminée par l’apparition d’un mécontentement social qu’aucun des deux gouvernements n’a voulu canaliser en répondant aux revendications. C’est dans ce climat que s’est construite l’ascension de Macri et que s’est étendue la base sociale de la droite brésilienne.

Ce qui est clair c’est le bilan, mais pas l’évolution ultérieure. Le grand test sera le gouvernement Macri. Nous ne pouvons pas encore en faire une évaluation. C’est un gouvernement de droite classique, avec toutes les caractéristiques réactionnaires d’un gouvernement de droite. Mais le climat environnant est d’une grande combativité. Par conséquent, il y a un hiatus entre ce qu’il veut faire et ce qu’il peut faire.

Pour en revenir au Venezuela, tu as avancé une idée lors d’un débat qui nous paraît importante, qu’il est futile d’appliquer en tous temps et en tous lieux le cliché qui voudrait que « qui n’avance pas recule », que « si on ne se radicalise pas, on régresse ». Mais tout en ayant à l’esprit cette situation concrète, nous gardons en mémoire cette recommandation de Fidel à Allende, après le coup d’état manqué de juin 1973 « Ceci est ta Baie des cochons ». Quelles perspectives non pas abstraites, mais concrètes envisages-tu en fonction des forces politiques et sociales, pour le Venezuela ? Quelles seraient alors les mesures à prendre ?

On répète beaucoup ces phrases mais ceux qui les prononcent oublient en général de les appliquer quand cela s’avère nécessaire. Et cela vaut en particulier aujourd’hui pour le Venezuela. C’est là que se jouent le cycle progressiste et l’avenir. Le Venezuela a été le processus principal et son issue déterminera le contexte de l’ensemble de la région.

Il est évident que l’impérialisme a concentré toutes ses flèches sur le Venezuela. C’est pour cela que les États-Unis reconnaissent Cuba, font des clins d’œil à de nombreux gouvernements, mais pas au Venezuela. Ils imposent la baisse des prix du pétrole, alimentent les organisations paramilitaires, financent des ONG conspiratives, agissent sur le plan militaire. Ils pilotent des scénarios de destitution préparés de longue date. C’est pourquoi les élections se sont déroulés dans ce contexte de guerre économique et ont finalement permis la victoire de la droite. Pour la première fois, ils ont eu la majorité au Parlement et ils cherchent à convoquer un referendum révocatoire.

La droite essaiera de suivre deux voies : celle de Capriles et celle de Lopez. Lopez favorise retour aux guarimbas (violences de rue) et Capriles joue sur l’usure de Maduro. Et il est significatif que l’alibi de la première bataille de Macri ait été la question de la ’clause démocratique’ [2] qu’il a ensuite abandonnée. Macri (que Corina Lopez est venue soutenir lors de son élection) joue un jeu d’équilibriste entre les deux. Il suivra la tonalité dominante. Lopez d’un côté et de l’autre Capriles : ils sont tous deux complémentaires. C’est bonnet blanc et blanc bonnet. Et Macri est l’un des chefs d’orchestre internationaux de cette conspiration.

Il y a maintenant une forte pression sur Maduro pour le pousser à accepter des négociations et il ne sait que faire. Mais il peut également réagir et appliquer la fameuse phrase : tout processus qui ne se radicalise pas, régresse. Il peut lancer une contre-offensive. Il y a imminence d’un conflit majeur parce que le parlement dirigé par la droite va exiger des choses que l’exécutif ne va pas donner. Le Parlement votera alors l’amnistie pour Lopez et l’exécutif opposera son veto. Qui va gouverner, l’exécutif ou le Parlement ? C’est un conflit de pouvoir classique.

Le processus de révocation peut prendre un an, il faut réunir les signatures, les légaliser, appeler à un referendum et le gagner, tout cela va engendrer un conflit majeur. C’est là que réside le problème. Il y a un secteur conservateur, social-démocrate ou impliqué dans la corruption au sein-même du chavisme qui ne veut pas entendre parler de radicalisation pour répondre à ce dilemme.

C’est ce secteur qui empêche de réagir à l’agression impériale. Il est évident que l’impérialisme fait la guerre économique au Venezuela, mais le problème est que Maduro n’a pas réussi à faire plier ces agresseurs. Le problème est que le Venezuela est un pays qui continue à recevoir des dollars, par l’intermédiaire de la PDVSA [3] et ces dollars parviennent dans les poches de secteurs corrompus de l’administration, des capitalistes, qui participent à l’entreprise de démolition de l’économie du Venezuela. Ces dollars partent dans la contrebande vers la Colombie, dans l’organisation des pénuries, dans la spéculation sur les devises et le pays vit avec des queues et une irritation générale. De surcroît, le Venezuela vit avec le poids d’une dette importante. Il n’a plus suffisamment de dollars pour payer toutes ses importations et en même temps il doit payer sa dette.

Dans ces conditions, les sociaux-démocrates et les secteurs conservateurs du camp gouvernemental se contentent de déplorer ’la terrible situation imposée par l’impérialisme », mais ne font rien pour contrecarrer l’agression.

Et ce comportement a des conséquences car il accentue la démoralisation. La droite a gagné pas tant parce qu’elle a récupéré des voix du chavisme mais parce que les gens ne sont pas allés voter. Une situation similaire s’est déjà produite auparavant. C’est une forme de protestation qu’une partie des Vénézuéliens ont trouvée. Mais plus grave encore est l’attitude des dirigeants qui tournent le dos au chavisme et vont cultiver leurs jardins. Ils ne disent plus rien ou alors ils critiquent le gouvernement plutôt que de proposer des mesures radicales contre la droite. Et le comportement du gouvernement renforce cette tendance en empêchant les courants de gauche de se développer. Au lieu de les encourager, de leur faciliter l’action, ils réduisent leurs possibilités et favorisent le maintien de la structure verticaliste du PSUV [4].

Voilà quelle est la situation. Et comme le disent beaucoup de gens, cette fois-ci est celle de la dernière chance. Maintenant ou jamais. Et cette dernière possibilité suppose que des décisions soient prises dans domaines bien précis. Dans le domaine économique : nationaliser les banques et le commerce extérieur et à partir de ces deux instruments définir un autre usage des dollars. Il y a d’excellents économistes qui disent cela depuis dix ans. Ils ont créé des programmes pour expliquer en détail comment il faut faire. Par conséquent ce ne sont pas des mesures inconnues. L’autre pilier est politique. Pour soutenir la radicalisation le pouvoir communal est nécessaire. Le Venezuela a déjà une législation, une structure, des lois votées, pour adopter une forme d’organisation communale pour gérer le pays ; de bas en haut, avec différentes instances où la démocratie soit une réalité et où le pouvoir du peuple ne se limite pas à être un ensemble d’institutions défensives. C’est une architecture décisive pour lutter contre le Parlement de droite. Si Maduro et les dirigeants vénézuéliens veulent sauver le processus bolivarien, le moment est venu du pouvoir communal. Nous verrons. Je pense que les cartes sont connues et qu’il faut prendre des décisions. [5]

Il est devenu de tradition pour les intellectuels et même les militants d’attendre davantage des gouvernements que des organisations de base. Quelles sont les perspectives des luttes sociales ? Quel rôle devraient y jouer l’anti-impérialisme et l’anti-capitalisme ?

Je pense qu’il est très important dans ce débat de déterminer si oui ou non le cycle progressiste est en train de se terminer, en ne se focalisant pas seulement sur les gouvernements mais aussi sur ce qui se passe à la base. De nombreux auteurs ont tendance à évaluer un cycle en fonction de qui détient le pouvoir exécutif. Ce n’est pourtant qu’un élément. Le cycle est né avec les révoltes populaires et ce qui définit les rapports de force, ce sont les révoltes populaires. On a connu dans les dix dernières années un processus innovant parce que plusieurs gouvernements, par le biais d’une redistribution partielle des revenus des matières premières, ont développé des réseaux d’assistance et des mécanismes de consommation qui ont tempéré les luttes sociales. C’est l’une des explications permettant de comprendre pourquoi il n’y a pas eu de révoltes depuis 2004.

Le changement qui se produit sur le terrain économique va redéfinir la lutte sociale et cette redéfinition sera l’occasion de rediscuter le projet de la gauche. Cela dépendra beaucoup de l’évolution de la situation au Venezuela, qui a été la référence politique de la dernière période pour la gauche. Comme l’ont été à un moment donné la révolution cubaine ou le sandinisme. Les références émancipatrices font sens à l’échelle du continent. Elles se produisent dans un pays et deviennent le centre d’attention de tous les autres.

Mais la grande question stratégique réside dans le fait que de nombreux intellectuels considèrent que la gauche doit s’atteler à la construction d’un modèle de capitalisme post-libéral. Cette idée fait obstacle aux processus de radicalisation. Être de gauche serait être post-libéral. Etre de gauche serait se battre pour un capitalisme organisé, humain et productif. Cette idée sape la gauche depuis des années, car être de gauche, c’est se battre contre le capitalisme. Pour moi, c’est le b.a.-ba. Être socialiste c’est se battre pour un monde communiste. Cette perspective varie à chaque étape et les paramètres stratégiques changent. Mais si l’on dénature l’identité de la gauche, il ne peut en résulter que de la frustration.

La construction de la gauche exige de reprendre l’idée du Chavez des dernières années. Un engagement fort pour un projet socialiste, qui renoue avec les traditions du marxisme latino-américain et de la Révolution cubaine. Je pense que cette ligne stratégique a été déformée par de fortes illusions sur l’opportunité de remplacer cette perspective par des convergences, avec le pape François, par exemple. Chavez est mort, nous aurions besoin d’une autre référence, et certains pensent que ce pourrait être le pape François.

Je pense que c’est une erreur stratégique. Je ne crois pas que la doctrine sociale de l’Église soit le guide dont nous avons besoin pour mener notre combat contre le capitalisme. Parce que cette doctrine a été construite comme une idéologie contre le communisme, non pas contre le capitalisme. Et le pape François la recycle aujourd’hui avec l’intention de reconstruire le poids populaire d’une église latino-américaine très affaiblie. Pour moi, ce serait très naïf de croire que cette reconstruction favorisera une gauche qui se situe aux antipodes du projet du Vatican. Je pense que nous devrions nous appuyer sur nos idéaux dans ce moment clé pour l’histoire de l’Amérique latine.

Voir en ligne : http://www.aporrea.org/actualidad/a...

Traduction : Lucile Daumas, publié sur le site Presse toi à gauche !

Notes

[1] Concerts de casseroles (NdT)

[2] Clause de l’accord du Mercosur invoquée par Macri pour critiquer l’incarcération de López au Venezuela. (NdT)

[3] La compagnie pétrolière publique vénezuélienne (NdT)

[4] Parti socialiste unifié du Venezuela (NdT)

[5] Cette interview a été réalisée avant l’installation du Parlement comunal Note de la Rédaction de La Llamarada.


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