Les néandertaliens vivent dans la nature et de la nature sauvage

dimanche 26 août 2018.
 

Préhistorienne et directrice de recherche au CNRS, Marylène Patou-Mathis signe, avec Neandertal de A à Z, publié aux éditions Allary, un ouvrage de référence qui rend à cet homme trop longtemps mésestimé la place qui est la sienne dans l’histoire, plurielle, de l’humanité.

Vous proposez au lecteur, dans Neandertal de A à Z, un voyage dans le temps. Les dizaines de sites que vous évoquez au fil des pages ne tracent-ils pas aussi bien l’itinéraire d’un voyage dans l’espace  ?

Marylène Patou-Mathis Oui, tout à fait. Ce que ce que j’ai voulu effectivement, c’est proposer un voyage dans le temps mais j’aurais pu ajouter et dans l’espace. C’est très rare que l’on évoque les sites archéologiques. Ce qui m’intéressait, c’était de donner des informations ignorées du grand public. On ne peut pas toutes les présenter évidemment. Il y a des sites d’importance parce qu’on y a trouvé des ossements humains ou de nombreux vestiges qui caractérisent un comportement particulier, comme les sites d’abattage de gibier par exemple. Les sites ayant livré des restes humains sont tous dans le livre. Cela me paraissait important parce qu’il y a eu souvent un gros travail de fouilles et beaucoup d’informations tirées de leur étude. Ce qui m’a également paru intéressant, c’était d’ouvrir sur «  ailleurs  » dans le monde, c’est-à-dire sur leurs contemporains.

L’aspect voyage ne vient-il pas aussi du fait que vous évoquez des périodes pendant lesquelles les paysages étaient très différents de ceux d’aujourd’hui  ?

Marylène Patou-Mathis Il est vrai que l’on a au cours de la période néandertalienne des changements climatiques et même des variations du climat selon les régions. Si vous travaillez en France ou comme moi en Crimée, bien évidemment, il n’y avait pas les mêmes environnements. Les néandertaliens n’ont donc pas tous connu les mêmes phases climatiques, que l’on nomme glaciaires et interglaciaires. C’est pour cela que nous avons tenu à mettre en évidence, dès l’entrée de l’exposition du musée de l’Homme qui leur est consacrée, qu’ils n’ont pas uniquement vécu durant une période rigoureuse dans un paysage de toundra enneigée.

Le type d’évolution spécifique des néandertaliens en Europe n’est-il pas lié au fait qu’ils aient été, à un moment donné, contraints de vivre dans un environnement froid  ?

Marylène Patou-Mathis Cette hypothèse est aujourd’hui discutée. D’abord, les scientifiques ne s’accordent pas sur qui était le premier néandertalien. Il s’agit d’une évolution, donc on passe progressivement d’une espèce à l’autre et non brutalement. Il est donc difficile de savoir si les ossements découverts dans un site ancien appartiennent à un néandertalien ou un pré-néandertalien. Selon ce choix, on est dans une période soit glaciaire, soit interglaciaire  ; donc l’apparition des caractères propres aux hommes de neandertal ne peut être corrélée à une adaptation au froid. Et puis, vous savez, même dans les périodes froides, par exemple en Espagne, il ne faisait pas très froid. L’hypothèse que l’évolution humaine, d’un point de vue physique, est une simple adaptation au climat et à l’environnement est débattue. En revanche, d’un point de vue culturel, c’est probable. Le principal mode de réaction face à des changements climatiques et environnementaux, c’est le déplacement. Aujourd’hui, dire que tel ou tel caractère correspond à une adaptation au froid est contesté. Certains caractères physiques des néandertaliens ne sont pas apparus à la suite d’un phénomène extérieur, environnemental. En outre, il y a l’épigénétique. C’est-à-dire que des comportements culturels vont entraîner des modifications morphologiques qui vont être transmises, passer dans le génome des générations suivantes. Ceci est complexe. Il est donc un peu trop réducteur de dire que les caractères typiques des néandertaliens sont dus uniquement à l’adaptation au froid.

Les premiers hommes qui sortent d’Afrique ne sont-ils pas ceux qu’on appelle les Homo erectus  ?

Marylène Patou-Mathis Oui, ce sont eux qui vont commencer à migrer. Cependant, en Europe, les plus anciennes traces remontent à 1,8 million d’années, en Géorgie – peut-être celles d’Homo habilis. À partir de la souche africaine des Homo erectus, il y a eu plusieurs vagues de déplacements et non une seule bien évidemment. On a affaire à de petites migrations de populations réduites. Au sortir de l’Afrique, elles pouvaient aller soit à gauche, vers l’ouest, soit à droite, vers l’est, donc soit vers l’Europe, soit, l’Asie. Il y a un site incroyable où presque toutes les populations connues en Europe sont présentes. C’est Atapuerca, en Espagne. Les archéologues sont tombés sur une mine d’ossements humains qui appartiennent à Homo antecessor, pour les plus anciens, à des pré-néandertaliens, des néandertaliens et des Homo sapiens. En Afrique, les Homo erectus auraient évolué notamment en Homo heidelbergensis. Ces derniers, d’après les analyses génétiques, seraient les ancêtres des Homo sapiens mais aussi, en Europe, des néanderthaliens. C’est forcément plus complexe que cette simplification, car en fait nous sommes en présence tout au long de notre histoire d’une évolution buissonnante, c’est-à-dire qu’il y avait en même temps plusieurs espèces humaines. Ce buissonnement s’observe également sur le plan culturel. Une autre question se pose  : sommes-nous en présence d’espèces différentes ou de sous-espèces  ? La génétique a apporté des choses fascinantes mais elle a aussi complexifié les choses. Je pense qu’on est dans un tournant de réflexion très important et très intéressant actuellement. Certains proposent que l’homme de Neandertal, l’homme de Denisova et l’homme moderne sont des sous-espèces au sein d’une même espèce.

Si la différence entre Neandertal et l’homme de Cro-Magnon est intraspécifique, que faire de l’hypothèse d’une origine africaine de l’homme  ?

Marylène Patou-Mathis En fait, elle est confortée. Sa remise en question émane surtout de nos collègues chinois. Ils réfutent par exemple la deuxième «  vague  » de peuplement par des populations d’Homo sapiens venues d’Afrique. Selon eux, ce sont les Homo erectus, arrivés lors de la première vague, qui seraient les ancêtres directes des Chinois actuels. Depuis ces dernières années, il y a beaucoup de choses qui bougent. Par exemple, on trouve des gènes de l’homme de Denisova, découvert dans l’Altaï, en Sibérie, chez les Asiatiques et certaines populations océaniennes. C’est incroyable parce que cet homme n’est connu que dans un seul site et principalement par son ADN. Quelle était sa morphologie  ? Quels étaient ses comportements  ? Difficile de répondre pour l’heure à ces questions. Certains paléoan- thropologues, comme je vous l’ai indiqué, envisagent que l’homme de Denisova, Neandertal et Homo sapiens ne sont qu’une seule et même espèce, leurs différences seraient de l’ordre de la sous-espèce. Le débat est ouvert, car d’autres restent très attachés à la thèse de la différence spécifique.

Pour eux, l’existence de croisements entre ces trois types humains n’est pas la preuve de leur appartenance à une même espèce. D’autant que les Homo sapiens se sont croisés au Proche-Orient avec des néandertaliens aux caractères morphologiques atténués. Les caractères typiquement néandertaliens – forts bourrelets au-dessus des orbites, crâne allongé vers l’arrière, front fuyant, prognathisme, absence de menton – sont surtout développés chez les néandertaliens dits classiques, qui vivaient en Europe entre – 100 000 et – 35 000 ans.

Ainsi, ces néandertaliens n’auraient pu se croiser avec les Homo sapiens, qui arrivent en Europe vers – 45 000 ans. Tout cela est en débat et c’est passionnant. Cela dit, nous qui travaillons sur les comportements, avons de plus en plus de mal à différencier ceux des hommes de Neandertal et des Homo sapiens. Au Proche-Orient, les proto-Cro-Magnon pratiquent les mêmes activités et taillent les mêmes outils – moustérien du Levant. L’avenir, grâce aux nouvelles méthodes d’investigation – ADN, datations –, nous réservera bien des surprises. Je pense qu’il y a des vestiges, par exemple des peintures pariétales, attribués à Homo sapiens qui vont peut-être s’avérer être l’œuvre de Neandertal.

À quel moment l’homme se sépare-t-il des autres espèces animales  ?

Marylène Patou-Mathis Sa singularité, c’est qu’à un moment donné il ne va plus être un être de nature mais un être de culture. Certains disent qu’il y a déjà du culturel chez ses lointains prédécesseurs, voire chez les grands singes. Il est donc impossible de dater cette séparation. En outre, qu’est-ce que la singularité de l’homme  ? Aujourd’hui, on ne peut plus se contenter de dire, c’est la bipédie. Même au niveau culturel  ? Les outils  ? Non plus, car les grands singes les utilisent eux aussi. Ce n’est donc pas simple  ! Il y a toutefois un domaine apparemment plus spécifiquement humain, celui des pensées symboliques et métaphysiques, et aussi cette faculté d’adaptation des humains aux changements environnementaux par la culture. Pendant longtemps, l’homme a été caractérisé par sa technologie et ses productions matérielles. Or, il n’est pas que du savoir-faire. Cette vision est trop réductrice.

En quoi la connaissance de l’homme de Neandertal est-elle importante pour l’homme moderne  ?

Marylène Patou-Mathis Il a vécu 350 000 ans. Nous disposons donc de nombreuses traces de ses comportements par le très grand nombre de vestiges archéologiques qu’il nous a laissés. Ce qui le caractérise le mieux, en fin de compte, c’est qu’il était en symbiose avec la nature, comme dirait Marcel Mauss, don contre don. Il a trouvé ce que nous avons perdu, ce lien fort avec la nature. Par exemple, on n’a jamais mis en évidence lors de nos recherches d’abattages massifs d’animaux. Il ne tuait qu’en fonction de ses besoins. C’est cette relation à l’animal qui pour moi caractérise Neandertal.

On ignore s’il avait des croyances, en tout cas, ce que l’on constate dans les sépultures, c’est l’absence d’animaux sacrifiés, contrairement à ce que l’on observe plus tard dans celles du néolithique. Les relations avec les animaux apparaissent différentes chez ces hommes modernes qui en ont domestiqué certains. Pour les néandertaliens, qui vivent dans la nature, et de la nature sauvage, l’animal devait être perçu comme leur semblable, leur «  frère  ». Alors, comment le tuer  ? Comme les chasseurs des sociétés traditionnelles actuelles, ils ont peut-être inventé des rites de chasse. En outre, certaines espèces, comme l’ours des cavernes, ne semblent pas avoir été beaucoup chassées, alors qu’elles n’étaient pas plus difficiles à capturer.

Je pense que la différence entre l’homme moderne et Neandertal réside dans leur rapport à la nature et leur perception du monde. Neandertal est un vrai sujet de réflexion, parce qu’il a été longtemps le représentant de l’Autre qu’on infériorise. Au XIXe siècle, on l’a comparé aux singes et placé près d’eux dans le bas de la classification racialiste des humains, où l’homme blanc civilisé était placé tout en haut. Bien que Neandertal ait remonté d’un cran, lors de la découverte des pithécanthropes, des Homo erectus de Java, au début du XXe siècle, il a conservé durant encore plus d’un siècle cette image d’être inférieur. L’exposition qui lui est consacrée permettra aux visiteurs de constater qu’il n’en est rien. Neandertal n’était ni inférieur ni supérieur, simplement différent.


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