Cannibalisme de masse au néolithique

mercredi 25 mars 2009.
 

C’est une bien macabre collection que possède la ville allemande de Spire (Rhénanie-Palatinat), plus connue pour sa cathédrale romane. Elle est faite de crânes, de tibias, de vertèbres et autres phalanges. Rien que de très banal pour un dépôt archéologique. Mais ces ossements ont une particularité : tous portent des marques de découpe, de raclage ou de fracture, qui révèlent que leurs propriétaires ont été cannibalisés.

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"Regardez ces stries, qui courent de la racine du nez jusqu’à la nuque, ainsi que sur les tempes, dit, en exhibant une boîte crânienne, Andrea Zeeb-Lanz, directrice de l’archéologie de ce Land germanique. Elles montrent, sans doute possible, que la chair a été arrachée !" Il faut avoir l’oeil pour distinguer les fines incisions parallèles dessinées par un silex tranchant. Plus loin, c’est un morceau de fémur dont l’extrémité a été écrasée : la forme des tissus osseux atteste qu’ils étaient encore frais lorsqu’ils furent broyés.

Tous ces restes humains proviennent du site néolithique d’Herxheim, proche de Spire. Voilà environ 7 000 ans, des paysans, qui cultivaient le blé et l’orge et élevaient des porcs, des moutons et des boeufs, avaient installé sur ce plateau limoneux un village de quatre à douze maisons dont subsistent les trous des pieux. C’était l’époque où les premiers agriculteurs-éleveurs, prenant la place des chasseurs-cueilleurs du paléolithique, arrivaient en Europe. Ceux d’Herxheim, venus par le nord avec le courant migratoire danubien, appartenaient à la culture du Rubané (entre 5 400 et 4 950 avant J.-C.), caractérisée par les motifs à rubans de ses poteries.

Autour du hameau étaient creusées deux rangées de fossés qui, discontinus, ne pouvaient avoir de fonction défensive, et qui n’avaient pas été aménagés pour servir d’ossuaire, les Rubanés inhumant ou brûlant généralement leurs morts. Dans certaines de ces fosses, les archéologues ont pourtant mis au jour, au cours de fouilles de sauvetage préalables à la création d’une zone industrielle, des dizaines de milliers d’ossements humains.

Lors des premières excavations, à la fin des années 1990, les multiples lésions apparaissant sur les squelettes ont pu faire croire à des massacres. Mais, en 2008, Bruno Boulestin, du laboratoire d’anthropologie des populations du passé de l’université Bordeaux-I, a examiné les fragments déterrés dans l’une des tranchées : près de 2 000 échantillons appartenant à au moins dix individus.

"Les preuves directes de cannibalisme sont impossibles à établir. Mais, ici, nous avons des gestes répétitifs, systématiques, qui concourent à faire penser que les cadavres ont été consommés", décrit le chercheur. Les traces de cassures, d’incisions, de raclage, de mâchement, qui indiquent que les corps ont été démembrés, les tendons et les ligaments sectionnés, les chairs arrachées, les os rompus. Les vertèbres ont été découpées pour détacher les côtes, comme on le pratique en boucherie pour la "levée d’échine". Les calottes crâniennes ont été découpées pour en extraire la cervelle. Deuxième indice : les ossements les plus riches en tissus spongieux et en moelle, vertèbres et os courts, sont sous-représentés, signe qu’ils ont été prélevés.

Un examen rapide des gisements des autres fosses indique qu’ils ont subi les mêmes traitements. Ce qui, sur l’ensemble du site, dont la moitié seulement a été fouillée, porterait à un millier le nombre de victimes d’actes d’anthropophagie. Un charnier dont il n’existe aucun autre exemple dans la préhistoire. "Nous sommes ici en présence d’un événement exceptionnel", souligne Andrea Zeeb-Lanz. D’autres cas de cannibalisme néolithique ont certes été identifiés, notamment en France, dans les grottes de Fontbrégoua (Var), des Perrats (Charente) ou de l’Adaouste (Bouches-du-Rhône). Mais jamais à une telle échelle.

Que peut signifier cette curée, dont les tessons de céramique retrouvés parmi les dépouilles mortelles montrent qu’elle s’est produite sur un laps de temps très court, une cinquantaine d’années tout au plus ? Le cannibalisme alimentaire, permettant de survivre en cas de disette, est exclu. Il aurait fallu une terrible famine pour qu’une centaine de paysans viennent à bout d’un millier de victimes. Les chercheurs se tournent donc vers une pratique rituelle. D’autant que les dépôts d’Herxheim contiennent des débris osseux, où des calottes crâniennes étaient disposées en forme de nid, parsemés de fragments de très belles poteries, d’herminettes cassées, de bijoux en coquillages, de pattes et de mandibules de chien.

Il existe deux grands types d’anthropophagie rituelle, rappellent Jean Guilaine, du Collège de France, et Jean Zammit, paléopathologiste, dans une étude sur les "visages de la violence préhistorique". L’exocannibalisme s’exerce à l’encontre de membres extérieurs au groupe : "Dans la consommation de l’ennemi vaincu, il s’agit moins de se nourrir de son corps que de le faire disparaître à jamais, pour s’approprier sa force, ses capacités d’énergie, son acharnement au combat."

L’endocannibalisme, au sein d’un même groupe social, est "un témoignage affectif, la reconnaissance d’un lien que l’on souhaite maintenir". Cette dernière possibilité est aussi écartée, en raison de la petite taille de la communauté villageoise. Exocannibalisme de guerre, alors ? Il y aurait fallu des raids lointains, d’où auraient été ramenées des cohortes de captifs avec leurs poteries. Improbable donc.

Les découvreurs du site avancent une autre hypothèse. Des populations rubanées seraient venues volontairement de toute la région, avec des prisonniers et leurs céramiques, pour participer à des cérémonies sacrificielles. Des bacchanales sanglantes. "A cette époque, la culture des Rubanés connaît une crise profonde, qui va entraîner sa disparition, observe Mme Zeeb-Lanz. Peut-être espéraient-ils conjurer la fin de leur monde par un cérémonial dont le cannibalisme n’était qu’un élément."

Pierre Le Hir


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