Le Louvre est achevé et la Bastille détruite. Quant au château de Versailles, il n’est plus qu’un champ de ruines hanté par le spectre d’un Louis XIV égaré et honteux. Voilà le Paris du XXVe siècle tel que l’imagine, en 1771, Louis-Sébastien Mercier. Dans L’An 2440, pas de mers déchaînées, de navigateurs naufragés ou d’îles lointaines et harmonieuses, comme dans L’Utopie, de Thomas More, ou La Cité du soleil, de Tommaso Campanella. Pour la première fois, l’utopie invite à un voyage non plus dans l’espace, mais dans le temps.
Et pour cause : les terres nouvelles n’ont plus de mystère pour les explorateurs depuis que Louis Antoine de Bougainville a terminé son tour du monde en bateau, en 1769. Ces « bons sauvages » qui fascinaient tant les philosophes des Lumières, il les a rencontrés. Près de deux siècles après la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb, le globe a épuisé son potentiel narratif. Le moment est donc propice à l’invention d’un autre ailleurs pour y accrocher ses rêves les plus fous. Ce sera donc Paris… en 2440. Soit une projection de sept cents ans vers l’avenir.
« La possibilité de construire un futur meilleur que le présent est un horizon omniprésent dans la littérature du XVIIIe siècle », précise Guillaume Mazeau, maître de conférences en histoire des mondes modernes à l’université Paris-I. Alors que l’Ancien Régime se délite, la société bruisse des révolutions qui vont survenir. On pressent que le vieux monde, à bout de souffle, va laisser place à des valeurs nouvelles.
Nourri de l’esprit des Lumières, Louis-Sébastien Mercier affiche sa confiance dans le progrès : nul doute, pour lui, que l’homme est perfectible. Attablé au Procope, un café parisien prisé par l’élite intellectuelle, il prend l’habitude de refaire le monde avec ses amis Diderot et surtout Rousseau, auquel il voue un véritable culte.
Quand il publie L’An 2440, c’est à ce philosophe qu’il pense. « Mercier essaie d’imaginer un monde dans lequel Rousseau aurait aimé vivre, indique la philosophe Gisèle Berkman, spécialiste des Lumières. Un monde où la vertu est gravée dans les cœurs et où le roi s’est transformé en un citoyen comme les autres. » A l’époque, Rousseau a déjà fait paraître deux textes majeurs, Emile ou De l’éducation et Du contrat social. L’Encyclopédie, de Diderot et d’Alembert, est presque entièrement éditée, De l’esprit des lois, de Montesquieu, a été mis à l’index, et Candide, de Voltaire, est un immense succès de librairie. Autant dire que Mercier a de quoi s’inspirer, même si ses débuts sont poussifs.
Dans ce récit de science-fiction avant l’heure, le sommeil tient lieu de machine à voyager dans le temps
A 31 ans, le penseur a déjà publié plusieurs dizaines d’ouvrages dans de nombreux genres littéraires, mais ils sont tous passés inaperçus. Avec L’An 2440, il a une intuition géniale : écrire un roman d’anticipation en phase avec les préoccupations de son temps et décrire une société du futur en recyclant la vulgate des Lumières. Dans ce récit de science-fiction avant l’heure, le sommeil tient lieu de machine à voyager dans le temps. Ce n’est pas encore de la haute technologie, mais l’idée y est : le narrateur se réveille un jour couvert de rides après avoir dormi sept siècles.
Dans un Paris métamorphosé, il est d’abord frappé par les vêtements des Parisiens qui laissent le corps respirer. « Son cou n’était plus étranglé par une bande étroite de mousseline : il était entouré d’une cravate plus ou moins chaude, suivant la saison. Ses bras jouissaient de toute leur liberté dans des manches médiocrement larges. » Les toits des maisons dessinent une couronne de fleurs et de fruits sur la capitale, des maisons particulières situées en périphérie accueillent les malades autrefois concentrés dans l’Hôtel-Dieu, les animaux sont tués hors de la ville, si bien que les rues sont propres et dégagées.
« Ce côté aéré prend le contre-pied des embarras et de la saleté qui caractérisent le Paris de l’époque, analyse l’historien Guillaume Mazeau. En s’inspirant des projets portés par les architectes des Lumières, Mercier s’adresse à l’imaginaire de la bourgeoisie éclairée en donnant à voir un peuple qui n’est plus menaçant et sauvage mais éduqué et civilisé. »
Le roi circule à pied pour être au contact des gens. La monarchie absolue appartient à une époque révolue, de même que les lettres de cachet qui, au XVIIIe siècle, permettaient au roi d’ordonner une incarcération. La prison de la Bastille, symptôme détesté de l’arbitraire du pouvoir royal, a d’ailleurs été « renversée par un Prince qui ne se croyait pas le Dieu des hommes » et remplacée par un « temple de la Clémence ».
Dans ce condensé du programme des Lumières, les haines nationales se sont éteintes. On enseigne l’italien, l’anglais, l’allemand et l’espagnol, si bien que les hommes se regardent tous « comme frères ». « L’Indien et le Chinois seront nos compatriotes dès qu’ils mettront le pied sur notre sol, écrit Louis-Sébastien Mercier. Nous accoutumons nos enfants à regarder l’univers comme une seule et même famille rassemblée sous l’œil du père commun. » Oubliées, en revanche, les langues mortes : non sans une pointe d’ironie, l’auteur dépeint un monde sans passé ou presque.
Les générations du futur enseignent peu l’histoire, parce que chaque page est un tissu de crimes. La bibliothèque du roi a été expurgée de la plupart des livres anciens. « Nous avons mis le feu à cette masse épouvantable, comme un sacrifice expiatoire offert à la vérité, au bon sens, au vrai goût. Les flammes ont dévoré par torrents les sottises des hommes, tant anciens que modernes », écrit Louis-Sébastien Mercier. Tout Hérodote et Aristophane, tout Ovide et Horace, tout Malebranche et Bossuet, les trois quarts de Sénèque et de Lucrèce, une partie de Voltaire et tant d’autres encore sont partis en fumée. Un cabinet renferme les quelques ouvrages ayant réchappé aux flammes.
« On pourrait penser que Mercier est très idolâtre des Lumières, mais en réalité il ose des traits d’humour pour se moquer de ses contemporains », estime Ugo Bellagamba, maître de conférences en histoire du droit et des institutions à l’université de Nice. « Il a une vraie méfiance par rapport au passé, ajoute l’historien Guillaume Mazeau. Mais s’il défend le droit à l’oubli, c’est un oubli sélectif. »
Son utopie est en effet loin de faire table rase : elle critique l’absolutisme, mais pas la monarchie. Ainsi peut-on lire dans L’An 2440 que « la révolution s’est opérée sans efforts, et par l’héroïsme d’un grand homme ». « Un roi philosophe, digne du trône puisqu’il le dédaignait, plus jaloux du bonheur des hommes que de ce fantôme de pouvoir, redoutant sa postérité et se redoutant lui-même… »
Elu député de la Seine-et-Oise à la Convention de septembre 1792, Louis-Sébastien Mercier vote d’ailleurs contre la mise à mort de Louis XVI et s’oppose au mouvement d’insurrection du 31 mai 1793 lancé par Robespierre. Comme beaucoup d’autres, il rêve, en cette fin de XVIIIe siècle, d’un roi modéré.
« Avant la trahison de Louis XVI qui tente de fuir et complote avec l’étranger, la grande majorité des députés n’est pas favorable à l’avènement d’une république », rappelle l’historien Guillaume Mazeau. Une chose est sûre : l’écrivain présenté comme « le véritable prophète de la révolution » dans la préface ajoutée à l’édition de 1799 ne devine pas l’issue du processus révolutionnaire qui commence en 1789.
Dans les années 1770, sa critique des privilèges de la noblesse et de l’intolérance religieuse sent pourtant le soufre. La première publication de L’An 2440, en 1771, est anonyme, et elle porte une seule indication : la – fausse – mention de Londres comme lieu d’impression.
Malgré ces précautions, le livre est mis à l’index en 1773 pour « railleries blasphématoires », ce qui contraint son auteur à s’exiler quelques années en Suisse. « Mercier est modéré par rapport à Robespierre et subversif par rapport à Louis XV », résume Gisèle Berkman. Un entre-deux qui séduit les attentes de la bourgeoisie de son époque.
Malgré son interdiction, le livre anonyme devient un best-seller clandestin. Il déclenche même une véritable mode : les récits d’anticipation se multiplient dans toute l’Europe. Le livre connaît de nombreuses éditions pirates avant d’être – enfin – publié sous le nom de Mercier en 1799, après la Révolution française.
Traduit en Allemagne, en Angleterre et en Italie, il parle à ses contemporains. Car, en dépit de son titre, L’An 2440 suggère moins un avenir lointain que la seconde moitié du XVIIIe siècle, notamment lorsqu’il évoque la monarchie absolue, l’intolérance religieuse ou encore la censure. Pas étonnant que ce précieux témoignage ait davantage inspiré les historiens que les utopistes.
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